Chapitre 7, 8 septembre 3006, Troisième plate-forme
Raclements de chaises, conversations hurlées, choc de plats contre les tables, le brouillard auditif assurait à chacun son intimité.
« Je n’ai plus droit de visiter les archives de la police. Sans cet accès, les analyses de cas seront impossibles. Je ne peux pas décemment demander à quelqu’un de retranscrire des dossiers entiers et je ne saurais à qui de toute façon. Je ne suis pas très populaire à l’académie. »
Devant le festin de Médée, Murielle préféra laisser son croûton au fond de son sac. L’odeur de l’argent répandue sur une tranche de pain frais du jour. Pâté de canard, crudités, jambon, un délice pour ses narines qui ne connaissaient que le sec et le flétri.
« Personne n’aime être confronté à sa médiocrité. Chaque fois que tu ouvres la bouche, tu leur rappelles la leur. »
Murielle détacha résolument son regard du pâté de canard que Médée étalait sur la mie moelleuse.
Non, ses mâchoires n’étaient pas crispées. Certainement pas. Ses dents ne grinçaient pas non plus.
« Ça ne les dérange pas quand c’est toi. Pourtant, tu vis sur la septième plate-forme, tu es douée pour les études et cultivée. »
Médée émit un son inélégant.
« Je viens d’une famille très riche. Par caprice, je peux les condamner à vivre dans les faubourgs. Je ne suis pas soumise aux mêmes règles que toi. » Elle marqua une pause, sourit comme si une idée géniale traversait soudain son esprit. « Je pourrais faire révoquer ta sanction avant qu’elle n’entre en vigueur. »
Murielle ramena toute son attention sur son interlocutrice. Médée Montemayor, fille de l’actuel comte de Beaurivage. Si la révolution avait rendu leurs titres caducs, les anciennes familles nobles restaient fortunées. Au cœur d’un ovale ouvert trônaient deux yeux calculateurs et un sourire charmeur encadrés de cheveux longs à la raideur suspecte. Ongles impeccables, calme improbable, le mouvement incessant de ses mains suggérait un besoin de parler et un talent pour communiquer. Ses manières trahissaient sa nature joueuse et son désir de contrôle. Maigre récolte, mais le sang de Murielle était trop riche en aga. Plus grand le manque, plus grande sa facilité à lire l’âme des gens.
Motivations suspectes.
« Est-ce moi ou tu ne t’embarrasses pas de transitions ? »
Médée haussa les épaules en contemplant son repas.
« Ça dépend de la personne et des circonstances. Aurais-tu préféré que je tourne autour du pot une demi-heure ? »
Murielle arracha douloureusement son regard du pâté de canard.
Une autre aurait décidé dans l’insouciance la plus complète.. Elle… Murielle agonisait dans un océan d’indécision.
Trop de conséquences possibles.
Elle serait redevable à Médée. Le mot se répandrait qu’on la protégeait. On la haïrait encore plus pour l’aide qu’elle recevrait.
La corde qu’on lui lançait la sauverait-elle ou la pendrait-elle ? En route pour le fond du gouffre, elle n’avait pas le loisir de vérifier.
« Quel est ton prix ? » demanda-t-elle enfin.
Le visage de Médée pétilla d’amusement.
« Je n’ai rien en tête. Toi et moi voguons sur des océans très éloignés des autres élèves officiers et j’en ai marre d’être seule à bord de mon navire. Je ne désire pas cultiver leur compagnie, ils n’en valent pas la peine. Toi, c’est autre chose. Ton potentiel est bien réel. Je me contenterai donc de ton âme, » conclut-elle en croisant les mains sur la table.
Calme comme l’eau qui dort. Les faveurs des riches n’étaient jamais exemptes de prix ?
On a toujours le choix. Cliché éculé. Elle pouvait accepter ou dire adieu à ses études. Les autres alternatives n’étaient pas légales.
Remonter vers la lumière ou pendre au bout d’une corde.
Les poils se dressèrent sur sa nuque. Sa main se crispa sur la table.
Une seule décision possible. Un service en échange de son âme.
« Si tu peux le faire, je t’en serai reconnaissante. »
Les mots franchirent ses lèvres comme une rivière à travers la digue d’un castor. La bouche de Médée s’incurva en un lent sourire, témoin muet de son triomphe inéluctable. Murielle exécrait demander de l’aide. Elle inspira profondément pour retrouver son calme élusif.
« Tu ne manges pas ? » lui demanda la jeune noble.
Les arômes du pain et du pâté se fondaient dans les effluves de friture en un magma écœurant. Murielle sortit son quignon et y planta les dents. La croûte craqua, un fragment de schiste qui répandit dans sa gorge une poussière asphyxiante d’un genre que Médée n’avait jamais dû approcher. Les secondes s’étirèrent, mais le brouhaha resta insuffisant pour couvrir le silence qui s’était glissé entre elles.
« Tu ne seras jamais policière, Médée, que fais-tu ici ? »
Le visage de Médée se ferma et elle réalisa qu’elle avait utilisé le même langage que Léonard. Belle façon de chasser un moment oppressant. Murielle plongea brièvement la tête dans sa main.
« Tu viens d’une famille fortunée et tu n’auras jamais besoin de travailler. Si une noble rejoint la police, les tabloïds jaseront. Tes parents ne seront pas d’accord. »
« Mon père paie. Sers-toi de ta tête. Tu connais la réponse. »
Gifle verbale bien méritée.
Calme comme l’eau qui dort.
Elle ne s’était jamais posé la question. Elle aurait dû le faire avant.
« Intelligence et indépendance, » dit-elle.
Un sourire froid et forcé passa sur les lèvres de Médée.
« Deux qualités qu’on ne cultive pas chez les femelles reproductrices. On attend de nous l’idiotie décorative. Je serai un poids pour mon père jusqu’à ce qu’il renonce à me trouver un mari d’un rang social convenable. Je devrai travailler. J’ai choisi la police. Les pourboires y sont fameux, paraît-il. »
Un sourire terne se dessina sur ses lèvres trop rouges.
Les gens joignaient les forces de l’ordre pour les pots-de-vin, pas par passion du métier.
Mais une femme qui vivait sur la septième plate-forme ne descendait certainement pas sur la troisième pour s’enrichir.

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