La lettre qu'elle n'aurait pas du lire.
Elle ne savait pas pourquoi elle avait insisté pour racheter cette vieille librairie plutôt que d’en faire un salon de thé ou un bar dansant. Il y avait quelque chose d’intangible dans ces murs, une odeur de poussière chaude et d’encre ancienne, une impression d'être à la maison.
Ce jour-là, le parquet grinçait plus que d'habitude. Sous la latte disjointe, elle trouva une enveloppe brune, jaunie sur les bords, déchirée en son centre. Le cachet de cire avait fondu depuis longtemps. L’écriture, pourtant, était fine, nerveuse, familière.
13 février 1937
Ma douce,
Chaque jour sans toi est un hiver sans feu. Je te cherche dans les reflets des vitrines, dans les rires étouffés des passants, dans les marges de mes livres. Tu étais ma lumière. Et l’obscurité, depuis, me paraît interminable.
Je t’ai aimée, d’un amour si vaste que même le temps n’a pu l’effacer. Je sais que tu n’étais pas comme les autres. Je l’ai su au premier instant. Mais cela ne m’a jamais effrayé, au contraire. Cela m’a donné foi en l’impossible.
Je n’ai pas eu le courage de te le dire de vive voix. Alors j’écris, comme on jette une bouteille à la mer. Peut-être trouveras-tu cette lettre, un jour. Peut-être es-tu encore quelque part, comme tu disais si souvent, « entre deux temps ». Moi, je ne suis plus là, mais mon amour… lui, ne t’a jamais quittée.
À toi, toujours..
Henri
Elle resta longtemps immobile, la lettre contre sa poitrine comme pour se rappeler tout ce qu'elle avait oublié. Le prénom d’Henri tournait dans son esprit, nostalgique.
Sur le comptoir, elle posa la lettre, juste à côté de la vieille machine à écrire dont elle seule savait se servir. Ses doigts caressèrent le ruban noirci comme on effleure une cicatrice familière, un souvenir douloureux. Dans le reflet de la vitrine, son visage ne renvoyait aucun âge précis. Elle avait appris à mouver ses traits pour rester jeune.
Elle ferma les yeux.
« Entre deux temps » avait-il écrit.
Elle avait bien failli l’oublier, celui-là..
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