Croire aux gnomes

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Je quittai les quais pluvieux et montai dans le train.

Les deux gnomes qui marchaient devant moi ruisselaient tels des enfants trempés. Comme ils s'engouffraient dans un compartiment vide, derrière une porte vitrée coulissante, je songeai un instant à les suivre mais, après avoir réfléchi, le temps de quelques pas, à tout ce que je pourrais tirer d'une rencontre avec des gnomes, je continuai d'avancer ; je me sentais d'humeur maussade et je ne croyais pas aux gnomes.

Dans un wagon classique à rangées de paires de sièges, je m'installai le plus loin possible des places occupées, prêt à m'ennuyer comme un humain sceptique. Le train démarra bientôt. Les quais pluvieux laissèrent place à des landes pluvieuses, grises comme une frise d'automne. Je ne savais pas quoi faire de mon esprit.

Durant de longues minutes, je regardai les gouttes de pluie tracer, sur la vitre du train, leurs chemins décousus dans le sens opposé à la progression du véhicule. Cela m'hypnotisa d'abord, puis cela m'excita, me réveilla comme une douche collante ; les gouttes évoquaient tellement des spermatozoïdes que je me demandai, sérieux et pantois, si mes testicules n'abritaient pas un train de verre. J'essayai d'intellectualiser l'idée, de rendre le propos vrai métaphoriquement. Je cherchai en quoi je pouvais avoir un train dans les couilles, et aussitôt je me demandai comment se serait-il pu que je n'en eus pas ; les réalités métaphoriques des trains sont si évidentes et instinctives qu'elles sont des trains inévitables, et quelle est la valeur des couilles ? Bien entendu qu'un train s'y trouve. De la même façon, qu'en est-il de la fragilité des couilles ? et que dit l'instinct du verre ?

Je me félicitais de ma pensée, convaincu d'avoir dans mes petits cerveaux jumeaux de superbes et transparents tgv, quand le contrôleur l'interrompit comme s'il était mort sur la voie ferrée. Je lui tendis mon billet, ses yeux de cadavre le regardèrent avec une expression de terminus et il repartit, me laissant plus frustré qu'un verre opaque. Ma pensée m'apparut illisible et je m'en agaçai. Je ne savais pas à quoi réfléchir. Je me sentais comme un testicule stérile, une grève de la SNCF.

Alors, comme une échappatoire curieuse, me prit l'envie de croire aux gnomes, et m'interrogea cette envie quant à la durée préférable de cette croyance : devrais-je croire aux gnomes le temps d'un trajet ou les laisser charger l'espace du restant de ma vie ? Que représentait, d'abord, le restant de ma vie, et quel royaume constituait-il qui pût éventuellement abriter des gnomes ? Pour répondre à cette question, je devais avant tout évaluer les dimensions des créatures, non seulement leurs dimensions physiques mais aussi leurs poids de réalité, leurs diamètres de débordements.

Toutes les créatures débordent d'elles-mêmes ; l'aura s'étale comme un bourrelet, plus ou moins vaste, ou comme un halo de présence, élégante ou mystérieuse, ou infime et médiocre. D'aucuns penseraient que l'humain déborde beaucoup mais c'est faux ; l'espèce humaine s'étale et pèse, comme une stridence, un engorgement de poux, mais la créature humaine est désespérément étriquée, même lorsqu'elle s'acharne à briller, même lorsqu'elle touche un zénith ou marque la conscience collective par les tirs et le feu, la créature humaine se confine dans sa soif d'élargissement. Pour s'en rendre compte, il suffisait de traverser le train dans lequel je me trouvais à présent, dans lequel j'avais divergé jusqu'à le reconsidérer et revenir à moi-même : je devais rencontrer les gnomes, je voulais croire aux gnomes, car en ce moment et en ce lieu, saisir l'éclat d'autres auras ou me graisser l’ego contre des brioches de fantaisie insoupçonnée, ce serait me déconfiner, reconstituer mon individualité dans la réécriture de ma croyance, et ce serait modifier les paramètres du train, et ainsi du monde tout entier.

Je devais aller trouver les gnomes dans leur compartiment, m'asseoir en face d'eux et les fixer d'un regard fervent, qui sait parce qu'il le décide. Légèrement, et l'espace d'un instant, je craignis les implications de cette rencontre ; puis je me rappelai que j'avais un train dans les couilles et cela me donna du courage. Je me levai, souriant d'excitation, et d'un pas de locomotive à vapeur égayant des enfants, je me dirigeai vers le wagon dans lequel j'avais vu s'engouffrer les gnomes.

Tandis que je marchais, je sentis quelques regards intrigués s'attarder sur moi, notamment un œil et demi de vieille dame ; je songeai, en arrière plan de ma volonté de chemin de fer, qu'il s'agissait d'une poupée bigleuse et que je n'avais jamais communiqué avec une poupée bigleuse, puis je cessai de le songer. Les gnomes approchaient, bien qu'immobiles, et si c'était drôle, ce n'était pourtant que parce que je marchais. Je me faisais parfois ce genre de remarque lorsque je marchais ; cela ponctuait mes pas ; ou plutôt, cela déroulait la mélodie que mes pas ponctuaient ; je me faisais aussi ce genre de remarque lorsque je marchais. À bien y penser, je me dis que la deuxième remarque était du même genre que la première et que j'avais été redondant, un peu comme les trois quarts de regard de la poupée bigleuse qui redondaient sévèrement derrière moi. Je cessai d'y songer de nouveau, car, bien que j'y fusse revenu, mon désir d'y songer demeurait amputé d'un quart de vision. Surtout, j'avais dépassé le compartiment des gnomes et je me sentais ridicule, prêt à me réfugier dans les toilettes pour y répandre les reproches que mon destin m'adressait car enfin zut ! comment avais-je pu dépasser le compartiment des gnomes alors que je vivais dorénavant pour les rencontrer ?

Sans me pardonner tout-à-fait, je me contentai de faire demi-tour. Il me suffit de quelques pas pour rejoindre le compartiment visé. Je m'arrêtai quelques instants pour les observer par la vitre de la porte coulissante. La vitre étant dépourvue de sperme, je voyais très bien : les gnomes étaient assis sur la banquette de droite, côté vitre à spermatozoïdes, dans le sens contraire à la progression du train, tandis qu'un étranger occupait la place opposée, côté vitre asexuée donc, de la banquette de gauche. L'étranger diffusait, comme il se devait, le minimalisme déconcertant de l'aura humaine individuelle.

Bien qu'il tâchât la scène et que j'en éprouvasse une légère contrariété, je fis coulisser la porte et je me sentis comme un James Bond pénétrant un univers parallèle avec une classe monumentale. J'en ricanai par mégarde et l'étranger tenta de me fusiller d'un froncement de sourcils troublé. Je l'annihilai d'un geste psychologique mais il ne sembla pas en tenir compte. Alors je lui dis bonjour, puis il me dit bonjour, ce qui désarma son expression – il est bon d'avoir plus d'un tour dans son sac. Je m'assis en face du gnome posé contre la vitre extérieure, laissant ainsi deux places vacantes entre l'étranger et moi.

Le gnome leva brièvement les yeux, m'adressa un sourire pincé, puis se replia dans la contemplation de ses genoux. Son voisin regardait le mur vide en face de lui ; sans doute aussi regardait-il autre chose. Tandis que je fixais ce gnome-ci, je sentis que l'étranger me fixait moi, et de nouveau me dévisageait. Je dévissai ma tête vers lui, façon James Bond, et, tout sourire, je lui dis bonjour. Il m'observa longuement, comme dessaisi de sa présence minimale. Comme je soutenais son regard, il me répondit enfin bonjour puis il détourna les yeux, sans toutefois en désamorcer l'expression. Je ramenai mon attention vers les gnomes. Tous deux me regardaient d'un air surpris. Je me demandai alors si je leur évoquais davantage Daniel Craig ou Timothy Dalton ; j'avais toujours été un ardent défenseur de Timothy Dalton, en particulier du fait que j'aimais son prénom ; c'est important, les prénoms.

"Comment tu t'appelles ?" demandai-je au gnome qui me faisait face.

Il haussa vivement les sourcils, puis s'enfonça dans son siège. J'eus le sentiment qu'il tentait d'y disparaître.

"Pourquoi vous me demandez ça ?"

Il avait la voix d'un humain préadolescent. La tête aussi, d'ailleurs : grand yeux noisettes, front large, touffe d'épais frisottis décoiffés, il aurait été un humain mignon s'il avait été un humain.

"Parce que j'aime les prénoms", répondis-je sans mentir.

L'aura de l'étranger parut interloquée, gênant mon attention périphérique. Les deux gnomes me fixaient en silence. Je regardai le second et n'aimai pas sa tête, trop blonde et trop bien coiffée, trop peu distrayante ; c'était vraiment une mauvaise tête, une tête de cancre à tête d'intello, la tête d'un joueur de cartes raté rigolant fort et sans raison à l'intérieur de son crâne. Mais puisque c'était un gnome et qu'il échappait par conséquent à la réalité de ce qu'il m'évoquait, je reportai sans grimacer mon regard sur le gnome plus regardable. Je réalisai que personne n'allait répondre, alors je poursuivis :

"Les prénoms sont un peu l'opium du peuple."

Je ne savais pas ce que je voulais dire. Néanmoins Cancre sembla comprendre.

"Oui, c'est vrai ça", répondit-il.

Il me fixait avec un sourire qui disait son envie de discuter. Dommage ; j'aurais préféré parler avec Frisotti, mais celui-ci paraissait vouloir fuir dans ses genoux. Comme je souriais aussi, Cancre m'informa après un silence :

"Je m'appelle Lucien.

– Oh c'est très laid", répondis-je du tac au tac.

Son sourire s'évanouit brusquement mais Frisotti se mit à rire, en essayant de cacher son rire dans sa main et son attention dans la vitre à sperme. Lucien se redessina un sourire, visiblement moins enthousiasmé que le précédent.

"Merci, c'est gentil. Vous vous appelez comment, vous ?"

Il me draguait. J'en apprenais déjà trop sur les gnomes.

"Désolé mais je ne suis pas intéressé", répliquai-je, avant d'ajouter à l'attention de Frisotti : "Ça lui arrive souvent, à ton copain, de draguer les membres des autres espèces ?"

Quelque chose dans le regard de Frisotti s'écria alors : attention ! Il connaît notre secret. C'était une alarme quasiment imperceptible, mais j'étais un fin limier. De plus, je percevais désormais le fameux débordement de son individualité. Son aura m'évoquait une chanson de Blanche-Neige interprétée par des prêtres depuis un sanctuaire rocailleux mais fleuri. L'aura de Lucien correspondait plus ou moins à celle de Frisotti, bien que je n'y trouvasse ni chanson ni fleurs ; elle consistait surtout en un monticule de prêtres morts dans une grotte.

"Parlons d'autre chose", suggéra Frisotti, dont l'alarme commençait à clignoter dans ses pupilles.

L'étranger, que j'avais finalement réussi à annihiler, eut un regain d'existence et se leva. Nous le regardâmes, les gnomes et moi, tandis qu'il quittait le compartiment avec un visage ronchonnant.

Quand je tournai de nouveau mon regard vers les gnomes, Frisotti me fixait avec de grands yeux alarmés qui sonnaient comme un conte amusant, et Lucien me dévisageait légèrement, mais souriant toujours, et je sentais qu'il émanait de lui une certaine consternation.

"Vous êtes notre rendez-vous, n'est-ce pas ?" me demanda Frisotti, sans dissimuler sa panique. "Je croyais que vous deviez nous attendre sur le quai."

Voilà qui était intéressant.

"C'est bien moi. Je suis venu vous dire que le plan a changé", mentis-je.

"Quel plan ?" intervint Lucien.

Celui-ci me déplaisait définitivement.

"On ne vous a pas mis au courant ?"

Ils secouèrent la tête. Je fis mine de réfléchir. Je songeai que je paraissais convaincant, et que c'était peut-être dû au fait que je réfléchissais.

"Que savez-vous exactement ?" demandai-je finalement.

"Tout ce qu'il y a à savoir, j'imagine", dit Frisotti.

Je lui adressai un regard dubitatif, imperturbable et dominateur, un regard qui lui intimait l'ordre de continuer – j'adorais ça. Je savais néanmoins que j'arborais un sourire débile.

"Nous avions rendez-vous pour organiser les grandes festivités", poursuivit le gnome regardable.

Je ne changeai pas d'expression. Il précisa :

"Les festivités du prochain équinoxe.

– Ah ! Les festivités du prochain équinoxe", m'exclamai-je en levant les yeux au ciel, comme si j'en rêvais déjà. "Voilà un événement qui va être festif, n'est-ce pas ?

– Certainement, monseigneur", dit Lucien, dont la circonspection semblait avoir disparue dans un même rêve de festivité.

Je m'apprêtais à lui dire "ta gueule" avec des mots seigneuriaux quand l'étranger reparut à la porte du compartiment en compagnie du cadavre de contrôleur. Celui-ci, le sourire crispé, se glissa entre les banquettes et osa me parler sans esquisser la moindre révérence :

"Excusez-moi monsieur, j'ai ouï dire que vous importuniez ces enfants."

L'étranger, qui était resté dans le corridor, me fixait méchamment. Il semblait prêt à grogner. Ne sachant que dire, je hasardai la vérité :

"Je ne les importune pas, je suis leur seigneur."

Le contrôleur rangea son sourire, pour le plus grand bonheur de mes yeux.

"Je vais vous demander de me suivre", dit-il.

Il essayait de donner de l'aplomb à sa voix morte. Derrière lui, l'étranger fit un commentaire comportant le mot "cinglé".

Cette intrusion dans la préparation des festivités me frustrait au plus haut point. Je me tournai vers mes serviteurs gnomes, qui avaient assisté à l'échange en silence. À présent, ils me regardaient et attendaient mes ordres.

"Allez-y", leur ordonnai-je donc, en accompagnant mon injonction d'un mouvement sec de tête et d'yeux en direction des envahisseurs.

Je lus sur leurs visages qu'ils allaient obéir. Alors je regardai monsieur le contrôleur et lui souris bêtement.

"Si vous voulez bien vous lever..." commença-t-il, mais il ne put continuer : le bras de Lucien lui avait traversé l'abdomen avec une vivacité extrême.

La main du gnome, qui paraissait me faire coucou à la sortie de l'abdomen en question, était recouverte d'entrailles et de chair arrachée, le sang qui la recouvrait dessinait dans mon esprit des billets de transport invalides. Je regardai tour à tour les visages du contrôleur, enfin resplendissant de vie, et de Lucien, de nouveau circonspect, et tandis que j'éprouvais une sympathie soudaine pour le contrôleur, je me dis que le gnome ne méritait pas de fêter le prochain équinoxe. Dans le corridor, Frisotti fracassait le crâne de l'étranger en le claquant contre une vitre à sperme. Il criait :

"Arrêtez d'importuner le seigneur elfe !"

J'aimais bien Frisotti. Mais le train s'était arrêté. Je me levai, contemplai le spectacle, et me sentis un peu gêné. Ces deux enfants avaient vraiment des problèmes de violence. Je sortis dans le corridor et m'éloignai nonchalamment de la scène.

"Où allez-vous, Monseigneur ?" cria Frisotti derrière moi.

Je me retournai. Lucien avait rejoint son camarade. Tous deux m'observaient avec étonnement.

"Vous avez de sérieux problèmes de santé mentale, les enfants" leur dis-je. "Je ne veux pas être mêlé à ça."

Frisotti lâcha le crâne de l'étranger, qui s'écroula sur le sol, et me regarda avec une profonde incrédulité. C'était un jeune garçon très sympathique, mais aussi un jeune garçon très dangereux.

Je tournai le dos aux enfants. J'avais décidé de ne plus croire aux gnomes. Je descendis du train et retrouvai les quais pluvieux.

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