La cloison
Il l'aperçut de loin depuis le haut de côte qu'il venait d'atteindre.
D'abord une simple silhouette sur le trottoir qui faisait des signes de la main aux automobilistes.
Alors qu'il se rapprochait, il distingua plus nettement une personne âgée qui se tenait dans l'entrebâillement de son portail vert, à demi-engagée sur le trottoir l'air affolé, qui adressait de grands gestes à destination des voitures qui filaient sans en tenir compte.
Un coup d'œil au tableau de bord l'informa qu'il était déjà seize heures passées. Il pensa qu'il lui faudrait encore repasser par le bureau pour taper le compte-rendu de la réunion de chantier d'où il revenait, donner les deux-trois coups de fil nécessaires pour le compléter avant de pouvoir le diffuser, et répondre aux inévitables mails reçus dans l'après-midi et dont il avait eu un aperçu sur son smartphone. Il n'avait vraiment pas de temps à perdre.
Il passa donc devant elle sans la regarder, se sentant un peu lâche, en priant pour qu'un autre automobiliste s'arrête à sa place. Quelqu'un qui aurait moins de travail que lui. Tandis qu'il s'éloignait, il vit la vieille dame devenir de plus en plus petite dans son rétroviseur. Aucune des cinq ou six voitures qui le suivaient ne s'arrêta.
Le temps d'arriver au bas de la rue, il commença à s'en vouloir, se disant que si ç'avait été sa grand-mère - sa mémé, comme il l'appelait - il aurait aimé que quelqu'un de gentil s'arrête, pour voir si tout allait bien. Pas longtemps, juste pour confirmer qu'il n'y avait rien de grave.
Poussé par le remord il fit le tour complet du rond-point et remonta le boulevard de Lattre de Tassigny en direction de la dame qui n'avait pas bougé d'un pouce et continuait en vain d'attirer l'attention par ses gestes désespérés. Je vérifie juste que tout va bien, et je repars. Ça ne me prendra que quelques minutes, pensa-t-il.
En arrivant à sa hauteur, mais de l'autre côté de la rue, il baissa sa vitre et lui demanda si tout allait bien.
« Venez vite, venez vite, s'il vous plaît ! venez m'aider ! »
Il pensa brièvement à ce qu'il risquait de découvrir s'il y allait. Vu l'état de panique de la dame, il y avait des chances pour que son mari ait fait un infarctus en bricolant dans le garage, ou qu'il soit tombé d'un escabeau en voulant nettoyer la gouttière. Peut-être avait il chuté dans l'escalier du sous-sol. Ou bien était-ce un accident de tronçonneuse en voulant tailler les arbres. Mais il savait bien qu'on s'imaginait toujours le pire, c'était dans la nature de l'être humain. Peut-être que ce n'était rien en fin de compte. Bien que cela ne l'enchantât guère, il ne pouvait décemment pas repartir. Il y avait peut-être une vie en jeu.
« Attendez, j'arrive ».
Toujours dans sa voiture, il fit demi-tour pour venir se garer devant le portail de la dame. Il ouvrit cette fois la vitre passager :
« Qu'est-ce qu'il se passe, madame ?
— Venez vite, il y a des gens coincés sous mon toit !
Un frisson lui parcourut l'échine. Je suis tombé sur une folle.
— mais non madame, il n'y a personne sur votre toit, regardez.
— Non non, pas sur le toit ! sous mon toit, je vous dis ! ils sont coincés sous mon toit ! c'est vrai !
— calmez-vous, je suis là, je vais vous aider. »
Il ressentit un picotement étrange dans la nuque. Il se rangea comme il put sur le trottoir, serra le frein à main et laissa les warnings, avant de descendre en verrouillant bien la voiture.
Il s'avança auprès de la vielle dame, dont il estima l'âge aux environs de quatre-vingt-cinq ans. Elle portait un pull en laine vert sur un pantalon large noir, et des charentaises aux pieds.
« Madame, vous pouvez répéter ? il y a des gens coincés où ? qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
— Sous le toit, c'est vrai, je ne mens pas ! Aidez-moi s'il vous plaît !
En s'approchant plus près il remarqua que des brindilles s'étaient accrochées dans ses cheveux blancs.
— C'est pas possible, madame, enfin. Je veux bien aller voir avec vous, juste pour vérifier.
Même s'il avait de sérieux doutes sur cette histoire de toit, il ne pouvait faire abstraction du sentiment trouble qu'il ressentait au fond de lui devant la détresse de cette femme. Dans son esprit, le mari à la jambe sectionné par la tronçonneuse baignant dans une mare de sang avait déjà commencé à se transformer en charpentier-couvreur ou en ramoneur pris au piège de la toiture dans l'exercice de ses fonctions. Il fallait en avoir le cœur net, et chaque seconde pouvait être précieuse.
— Eh bien, allons-y.
— est-ce que vous pouvez m'aider à marcher s'il vous plaît ? »
Il lui tendit son bras qu'elle agrippa aussitôt de ses longs doigts osseux. Elle le serrait fort, ce qui accentua les battements de son cœur. Ils marchèrent à pas prudents sur le chemin pierreux qui menait vers le pavillon de pierre austère un peu en retrait, dont les volets étaient fermés.
Le jardin entourant la maison n'avait pas été entretenu depuis des années, ce qui lui donnait un côté sauvage et mystérieux, et éclipsait maintenant totalement l'hypothèse d'un accident de jardinage. Elle lui demanda s'il était de la police, ce à quoi il répondit que non. Avait-il l'air d'un policier avec son sweat à capuche bleu marine et son jean, à lui donner du « madame » depuis tout à l'heure ? Paradoxalement, il n'osa plus lui demander son prénom, de peur de continuer à passer à ses yeux pour un agent de police.
Ils arrivèrent à la volée de marches de granit qui menait à l'entrée principale. Les marches étaient hautes et elle eut beaucoup de mal à monter, s'appuyant toujours sur son bras tout en se maintenant fermement au garde-corps rouillé. La porte d'entrée dont la peinture marron s'effritait en une myriade de petites écailles était entrouverte.
Plus par couardise que par galanterie il demande à la dame de passer la première. Celle-ci se faufila dans l'espace libre entre la porte et le mur, expliquant qu'elle était bloquée, et disparut derrière. Etait-ce un piège pour l'attirer à l'intérieur, un guet-apens, et lui dérober son portefeuille ? Un complice se tenait-il derrière la porte, près à l'assommer ? Il respira un grand coup et se raisonna avant d'entrer à son tour.
Le hall d'entrée formait un couloir. À sa droite le mur était ouvert sur un salon plongé dans la pénombre, éclairé seulement par les quelques rais de lumière qui filtraient à travers les volets ajourés. Sur sa gauche, une alcôve dans le mur servait de tablette pour un téléphone fixe.
« Venez ! dit-elle, C'est mon filleul, il est coincé là-haut avec sa sœur »
L'irruption brusque du filleul dans le grenier venait d'effacer le ramoneur ou le couvreur. Des enfants enfermés dans le grenier ? L'accident perdait en spectaculaire ce qu'il gagnait en véracité.
Il avança jusqu'à un autre couloir perpendiculaire. « C'est par là, » lui dit-elle en désignant le côté gauche du couloir au bout duquel partait un vieil escalier de bois.
La maison était plongée dans le noir mais l'escalier était éclairé à mi-hauteur par une fenêtre haute et étroite comme une meurtrière qui n'avait pas vu un chiffon depuis des années.
Il remarqua que les vieilles marches semblaient peintes d'une sorte d'ovale foncé sur le milieu. En s'approchant il vit qu'en fait de tâches c'était tout simplement le bois sombre de l'escalier qui ressortait, délimité en périphérie par des années de poussière grise accumulée sur les bords des marches, là où elle ne posait jamais les pieds. La vieille tapisserie en moquette couleur café au lait finissait d'ajouter un aspect lugubre à l'ensemble.
Il la suivit dans l'escalier. En montant les marches il crut entendre des voix venir d'en haut. Il s'arrêta net, le cœur battant à tout rompre, et tendit l'oreille mais ne capta plus rien. Il souffla et reprit sa montée un peu plus rapidement jusqu'au palier.
Le grenier se trouvait sur la gauche. Elle était déjà dedans, cherchant l'interrupteur. Il se demanda ce qu'il verrait lorsqu'elle aurait allumé tandis qu'immédiatement des visions d'horreur frappèrent à la porte de sa conscience, qu'il repoussa tant bien que mal.
Quand la lumière se fit, il vit qu'en guise de grenier c'était en fait une pièce de plain-pied avec le palier, vide, poussiéreuse et sans fenêtre, directement sous les rampants de la toiture à nu. Incapable d'entrer pour le moment, il resta prostré sur le seuil.
« Théo ! Mila ! je suis là ! » dit-elle. Sa voix se perdit dans le vide. « Théo, c'est moi ! »
À son tour il demanda s'il y avait quelqu'un, d'une voix qui ne fut pas aussi assurée qu'il l'aurait voulu. Pas de réponse.
« vous voyez bien madame, qu'il n'y a personne. » Tel un enfant qui aurait peur du noir, il ressentait le besoin de tout verbaliser pour conjurer le mauvais sort et se protéger du mal. « Allez, on va redescendre maintenant ».
Ne l'écoutant pas, elle s'avança plus loin dans la pièce, dont le fond était séparé du reste par une cloison de placôplatre, ouverte sur sa gauche, et qui à vue de nez devait délimiter une sorte de corridor d'un mètre cinquante de large sur quatre mètres de long environ.
Qu'y avait-il derrière cette cloison ? Des images des romans de Stephen King et des monstres Lovecraftiens des lectures de son enfance lui revinrent en mémoire et il n'osa plus bouger, pétrifié. La dame disparut derrière la cloison.
Il sentit les poils de ses avant-bras se hérisser et des gouttes de sueur lui couler dans le dos.
« C'est bizarre... ils ne sont plus là... »
Tétanisé par la peur, il n'osa pas s'avancer pour aller voir derrière la cloison et confirmer ce que venait de dire la vieille dame.
Crise de démence, je le savais bien, pensa-t-il aussitôt, mi-rassuré, mi-effrayé par ce constat terrible.
« Venez madame, on redescend. Vous avez une personne de votre famille, quelqu'un de confiance que vous pouvez-appeler ?
— Bien ... eux, justement. Mon filleul. Théo. Et Mila.
— On va redescendre, on va trouver une solution, ça va s'arranger, ne vous inquiétez pas.»
Il redescendit le plus vite qu'il put, pas mécontent de s'éloigner de cet endroit qui l'avait terrifié, et se rapprocha de la porte d'entrée qui était toujours entrouverte. En attendant que la dame redescende à son tour, son regard se posa sur le téléphone qu'il avait vu en arrivant. C'était un téléphone pour personnes âgées, à grosses touches, sur lesquelles les numéros avaient été remplacés par des photos.
« Venez madame, vous allez appeler quelqu'un avec votre téléphone. Qui pouvez-vous appeler ?
— Personne, il ne marche pas, ils m'ont coupé la ligne », dit-elle en portant le combiné à son oreille.
Il prit le téléphone à son tour et se rendit compte qu'il n'y avait effectivement pas de tonalité. Cette fois c'en était trop pour lui, c'était plus qu'il n'en pouvait accepter. Il n'eut plus qu'une envie : prendre ses jambes à son cou et de délester de ce fardeau dont il n'était après tout pas responsable. Il réussit à se maîtriser et demanda :
— Vous avez peut-être un voisin qui pourrait vous aider ?
— oh, j'ai bien ma voisine, mais elle est partie en vacances pour une semaine.
— Écoutez madame, tout va bien, il n'y a personne de coincé là-haut. Tranquillisez-vous, tout va bien se passer » dit-il sur le seuil de la maison.
Étrangement, la dame parut accepter sereinement ce constat, comme si elle avait retrouvé un peu de lucidité.
— Oui, vous voudrez bien refermer le portail en partant, merci. »
Elle referma la porte d'entrée. Une fois dehors, il prit le temps d'admirer les méandres du cerveau humain, capable de persuader une vieille dame que des gens sont coincés dans son grenier, mais également de lui rappeler l'instant d'après que le portail était resté ouvert.
Ouvert ! mais j'ai laissé les vitres de la voiture ouvertes ! Convaincu qu'il avait été victime d'un traquenard, il se rua vers le trottoir, sur lequel se trouvait toujours sa voiture. À l'intérieur, son manteau, son portefeuille, ses clés de maison, et son ordinateur de travail n'avaient pas bougé. Ouf.
Il referma le portail tel qu'elle le lui avait demandé, et décida qu'il allait tenter une dernière chose. Il alla sonner à la maison du dessous, mais comme l'avait dit la vieille dame, la ou les propriétaires étaient absents. Par acquit de conscience, il poussa jusqu'à la maison suivante, où il rencontra des ouvriers qui l'informèrent que les propriétaires étaient absents en journée mais qu'ils rentreraient ce soir. Remontant à sa voiture, il déchira une feuille de son cahier de compte-rendu et griffonna quelques-mots à destination de ce voisin, expliquant qu'il avait « trouvé la dame du n°111 sur le trottoir, qu'elle semblait délirer, et qu'il serait bien qu'elle ait un contact avec une personne de sa famille au plus vite ». Il ne signa pas ni ne laissa de coordonnées sur le mot qu'il glissa dans la boîte aux lettres ; ce n'était déjà plus son problème.
Il reprit enfin sa voiture, sonné par ce qu'il venait de vivre. Malgré lui il ne pouvait s'empêcher de revoir cette cloison dans le grenier derrière laquelle ... derrière laquelle, rien !, puis finalement il sourit des forces de l'esprit qui nous poussent à imaginer des choses qu'on ne voit pas. Au final, qui était le plus dément des deux ? celle qui croyait réellement voir des enfants pris au piège dans un grenier, ou celui qui avait peur de ce qu'il pourrait y voir, et qui y plaçait des chimères sorties de l'enfance ?
Au bureau, il s'absorba dans son travail et n'eût pas le temps d'y repenser ni d'en discuter avec ses collègues. Ce n'est qu'en quittant son travail vers dix-neuf heures qu'il se demanda s'il n'aurait pas dû prévenir la police. Question qu'il évacua assez lâchement en se disant que c'était désormais trop tard et que ça aurait été bizarre de les appeler plusieurs heures après les évènements. La dame était rentrée chez elle, il en était débarrassé, c'était le principal.
Il dîna d'un reste de pizza de la veille qu'il arrosa de deux bières, puis en descendit deux autres devant une série Netflix insipide mais qui eut le mérite de lui occuper l'esprit avant d'aller se coucher.
Enfin dans son lit, il ne put empêcher son esprit de vagabonder vers ce grenier. La cloison l'obsédait. Derrière, il persistait à inventer les pires atrocités, tout en sachant qu'il n'y avait absolument rien.
Cette nuit-là, il s'endormit très tard et son sommeil fut des plus agités.
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OUEST France – de notre correspondant à Rennes
Macabre découverte Boulevard du Maréchal de Lattre de Tassigny. Hier soir aux environs de vingt-et-une heure, les corps sans vie de deux enfants (Mila 11 ans et Théo 8 ans) ont été retrouvés dans un grenier, ligotés à la charpente. La maman des deux petits, une mère divorcée sans emploi de 41 ans, en état de choc absolu, a expliqué aux enquêteurs qu'elle les avait confiés le matin même pour la journée à sa voisine afin de pouvoir se rendre à une formation « retour à l'emploi » qui lui était imposée par France Travail. Les deux femmes se connaissaient depuis une dizaine d'années, et avaient de bonnes relations au point de se rendre service régulièrement.
Selon nos informations, qui restent encore à confirmer, la propriétaire, une nonagénaire hébétée et confuse, aurait déclaré aux inspecteurs de la police criminelle qu'un homme inconnu d'elle (et dont nous reproduisons fidèlement la description ci-après car il est activement recherché par la police) se serait introduit dans son grenier au cours de l'après-midi pour aller voir les enfants. Plus d'informations dans les heures à venir

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