Le club

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Le message de Freya me parvint dans la journée. Une heure, et un lieu. Kabukichô, le lendemain à 19h.

Ça ne traine pas, pensai-je, légèrement excitée. Mais en général, avec mes collègues Japonaises, ça allait toujours vite.

J’étais sincèrement heureuse d’avoir ce plan B. Mais en arrivant devant l’établissement le lendemain, j’avais les mains moites et le cœur qui battait à cent à l’heure. N’étais-je pas en train de faire une grosse connerie ?

Kabukichô se trouvait justement à Shinjuku ni-chôme, le quartier où se trouvait le Samanyölu. Ce serait sans doute pratique que les deux établissements se trouvent au même endroit... mais je chassais cette idée de ma tête : le club ne serait pas une solution pérenne. Je n’irais qu’une fois ou deux, histoire de me refaire. Freya disait qu’on pouvait se faire 50 000 yens en une soirée, même en étant débutante... et tout ça, m’assurait-elle, sans même toucher un client. Il suffisait de leur servir à boire et d’écouter leurs histoires. Elle-même s’était trouvé un patron dès le début, et n’avait jamais eu à faire la tournée des tables et s’envoyer des litres de champagne pour gagner ces sommes.

À 19h, la nuit était déjà tombée depuis une heure, alors que nous étions en été. La chaleur étouffante de la journée avait laissé place à ces soirées douces caractéristiques, malheureusement si courtes. En trois ans de Japon, je ne m’étais jamais habituée à la rapidité avec laquelle le soleil se couchait ici. Mais cela laissait de très longues soirées pour s’amuser... la vie ne commençait réellement qu’à la tombée de la nuit, surtout dans ce quartier quasiment désert en journée. Je naviguai rapidement entre les jeunes mecs artificiellement bronzés et décolorés jaune poussin qui alpaguaient les passantes dans la rue. Je n’avais jamais été leur cible. Pourtant, je savais qu’ils importunaient pas mal de femmes, y compris des étrangères. Je devais avoir l’air fauchée.

Je mis un petit peu de temps avant de trouver le club. Comme beaucoup de commerces de la ville, c’était une simple porte sans vitrine. Ces dernières étaient en effet réservées aux magasins ou aux restaurants de style ou de marque occidentale, sur les grandes avenues. Dès qu’on s’aventurait dans les ruelles tortueuses et étroites qui faisaient le cœur des villes japonaises, on se retrouvait avec ses petites portes cachées donnant sur de longs couloirs, impossible à distinguer de l’extérieur. Des panneaux accrochés sur les immeubles, presque à hauteur d’homme, et des pancartes posées dans la rue se réservaient le rôle d’avertir le client potentiel. Là, la pancarte montrait ses mêmes filles aux grandes yeux écarquillés, toutes d’un châtain très clair tirant sur le blond, avec des visages semblant en plastique. B1F : cela se trouvait en sous-sol, évidemment.

Je pris une grande inspiration et tentai de calmer les battements de mon cœur. J’avais peur de me faire recaler, surtout parce que j’étais non Japonaise. Parfois, les employeurs ne voulaient rien avoir à faire avec nous, et refusaient tout bonnement de nous adresser la parole. Si c’était le cas, j’abandonnerais, et irais faire la plonge chez Högir les soirs où je ne dansais pas. J’étais sûre qu’il serait ravie de me filer ce boulot.

Je tapotai rapidement mon visage avec du papier absorbant acheté lors d’un voyage à Kyôto — ville que je détestais, pour y avoir toujours été seule —, lissai mes cheveux qui avaient tendance à frisotter sous ce climat semi-tropical et poussai la porte du club. Une petite musique de piano jazz comme seuls savaient le faire les Japonais remplaça les bruits de la ville : ils ne passaient pas de J-pop tonitruante, ce qui était déjà un bon point.

L’endroit, contrairement à ce que je m’attendais, était classieux. Des petites tables ornées d’une lampe diffusant une lumière intimiste, un peu à la manière du salon du Park Hotel Hyatt, des canapés capitonnés de velours bordeaux. Un lustre monumental au milieu de la salle, suffisamment grande pour qu’on ne s’y sente pas à l’étroit mais pas trop non plus, diffusait un éclat presque magique sur le mobilier sombre. Sur le mur du fond, le nom de « Club Tete » s’étalait en alphabet occidental, dans une typographie élégante. Et sur les autres murs, des miroirs partout, qui reflétaient la clarté incroyable du lustre.

Au moins, il ne peut rien se passer dans les coins sombres, pensai-je, rassurée.

Une jeune fille fluette, au visage étrangement triangulaire et aux grands yeux gris, se dirigea vers moi. Elle portait un tailleur dévoilant une poitrine à peine couverte par un laçage doré façon bijou et des talons aiguilles si fins qu’on aurait dit qu’ils étaient en verre. Des clous logotés Chanel brillaient à ses oreilles.

— Lola, c’est ça ? fit-elle en anglais, en me tendant la main.

Je la pris, surprise, et m’inclinai gauchement, par habitude.

— Je suis Noa, se présenta-t-elle en la serrant de ses petits doigts froids et parfaitement manucurés. C’est moi la patronne de ce club.

De loin, avec sa silhouette fluette et ses boucles couleur miel, elle avait l’air d’avoir dix-neuf ans. Mais si elle avait la collègue de Freya, alors, cela voulait dire qu’elle avait plus de quarante ans. On lui aurait donné deux fois moins.

— Je m’appelle Lola, bafouillai-je en japonais, soudain impressionnée. Je viens sur la recommandation de Fre... Akiko.

— Je sais, coupa-t-elle. Vous parlez japonais ?

Je hochai la tête. Même si Noa elle-même était passée au japonais, il fallait toujours donner confirmation.

— Cela m’arrange, continua-t-elle. Je ne peux pas embaucher une fille qui ne parle japonais, même si l’anglais est évidemment un plus.

— Vous avez des clients étrangers ? lui demandai-je, surprise.

— Non. Mais cela fait bien de parler anglais de temps en temps devant les clients. J’ai moi-même étudié trois ans en Nouvelle-Zélande, à l’époque où j’étais étudiante.

Une patronne de kyabakura qui a fait des études... c’était rare, et elle devait venir d’un milieu plutôt aisé, pour que ses parents aient pu l’envoyer trois ans à l’étranger. Cette fille était surprenante.

— Je suis moi-même étudiante, annonçai-je.

— Où ça ? demanda Noa d’un air poliment intéressé.

— À l’université Keiô.

— Keiô ! s’exclama-t-elle de sa drôle de voix voilée. Et vous avez besoin de venir travailler ici...

— La vie est chère au Japon, expliquai-je.

Noa sourit, dévoilant de petites dents nacrées.

— C’est vrai. Vous avez quel âge ?

J’hésitai à mentir. Vingt-cinq ans, pour une fille au Japon, c’était déjà vieux. Et passé trente-ans, les femmes étaient déjà considérées comme des quadras en France.

— J’ai vingt-sept ans, admis-je.

Noa me considéra avec attention.

— Vous ne les faites pas. Normalement, les Occidentales font le double de leur âge.

Je savais qu’elle ne disait pas ça pour me faire plaisir. C’était même plutôt une insulte, une de ces petites piques légèrement racistes que j’avais appris à recevoir quotidiennement. Pour elle, c’était un constat : elle évaluait mes capacités de travail, mon adéquation à ce poste.

— Quand les clients vous demanderont, vous direz que vous avez vingt-cinq ans, conclut-elle d’un air décidé.

— Vous pensez donc m’embaucher ? Vous ne voulez pas voir mon CV ? Je l’ai apporté.

Je sortis une feuille de mon sac, mais Noa fit le geste de la refuser.

— Aki-chan m’a déjà tout dit. Je connais tes expériences professionnelles, et je pense que cela ira. En revanche, il faudra m’apporter ton passeport et ta carte de résidente étrangère, pour le contrat. Je dois vérifier que tu n’es pas une travailleuse illégale...

Je me sentis rassurée. Elle n’allait pas me payer au black : c’était donc une maison sérieuse. En outre, elle était passée au registre familier, ce qui voulait dire qu’elle se considérait déjà comme ma patronne.

— J’ai un permis de travail sur mon visa étudiant, précisai-je pour la conforter dans sa décision.

— On verra ça après ton essai. Apporte-moi tout ça samedi.

Si tôt ? C’était rapide.

Ce samedi ?

Noa vissa son regard gris glacier sur moi.

— Tu es occupée ?

Je m’empressai de secouer la tête.

— Non... mais ça me parait un peu tôt. Je ne dois pas faire une formation d’abord ?

—Les senpai seront là pour ça. Il te suffira de faire tout comme elles. Tu es danseuse dans une compagnie, non ? Tu sais suivre un leader et te mettre au diapason du groupe. Et ce sera une soirée tranquille : il n’y a aucun évènement de prévu.

Noa appela une fille en robe rose pâle, couleur pêche, et aux longues boucles châtain clair. Une beauté.

— Voici Rina. C’est elle qui veillera sur toi. Rina, je compte sur toi.

La Rina en question s’inclina puis posa son regard insondable sur moi. Elle me sourit, se présenta, mais ses yeux, eux, ne riaient pas.

— Quand est-ce que je dois commencer ?

— Viens samedi soir. Ah oui, et... songe à porter des vêtements plus... appropriés.

Je baissai les yeux sur mon pantalon et ma veste. Il allait falloir que je me mette au diapason.

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