Momoka

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Je pensais que Noa était occupée, mais elle avait surveillé mes progrès toute la soirée. Lorsque la bouteille de Dom Pérignon fut amenée sur la table, elle arriva elle-même avec une pierre à feu à l’ancienne, qu’elle frotta au-dessus de ma tête en produisant des étincelles qui firent sautiller tout le monde. Le même rite que pour les geisha nouvellement intronisées... c’était officiel : j’étais une kyabajo, une « fille de bar ». Bizarrement, j’en fus émue, presque fière. Cette cérémonie, cette sororité face aux hommes qu’il fallait faire raquer, me donnait l’impression d’appartenir à une confrérie secrète, à quelque chose de plus fort que moi et, étrangement, presque féministe.

— Tu as bien vendu ce soir, Lola, me félicita Noa à la fin de la soirée. Voilà tes gages.

Devant moi, elle se mit à effeuiller une impressionnante liasse de coupures de dix mille. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit... Je n’en revenais pas. Quatre-vingt mille yens, rien qu’en une soirée, alors que tout ce que j’avais fait, c’était répondre aux mêmes questions bêtes qu’on me posait tous les jours en cours de français ! Une journée entière, à m’arracher la gorge et me faire bouffer toute mon énergie, ne me rapportait, les jours fastes, que quinze mille yens chez Minako. Et encore fallait-il qu’aucune élève ne décommande, et que j’en enchaine dix dans la journée, sans pause.

— Reviens samedi prochain, si tu veux, me proposa Noa.

J’étais embauchée. Dans mon euphorie, j’oubliais qu’elle avait encore mon passeport.

Je m’en souvins le lendemain. Mais c’était dimanche, et je m’étais levée à deux heures de l’après-midi avec une sérieuse gueule de bois. Le contrecoup de tout l’alcool que j’avais ingurgité... J’envoyai tout de même un message à Rina sur Line : « Est-ce que tu as pu faire les photocopies pour Noa ? Je voudrais récupérer mes papiers ».

« Tu verras avec elle samedi », me répondit-elle.

Toute une semaine sans mes papiers... et si la police m’arrêtait pour un contrôle ? Je connaissais les histoires d’étrangers en rien dans l’illégalité déportés séance tenante à Ushiku rien que pour une absence de papiers à présenter. Je n’avais jamais été contrôlée, bien sûr : les flics réservaient ça aux Asiatiques du Sud-Est ou aux populations un peu trop bronzées.

Je décidai donc de passer au club dès lundi. Mais Noa, n’était pas là, et on me reçut plutôt froidement, sans même me faire rentrer. Je dus donc renoncer et prendre mon mal en patience.

La semaine passa comme dans un rêve. Le jeudi matin, je pus donner enfin un acompte à Anfal. Je promis de lui amener le reste dans une semaine. Mais j’étais toujours sur la corde raide, vivant sur l’avance que m’avait donnée Högir, à qui je devais encore une dernière soirée. Après ce qui s’était passé en rentrant du restau la semaine dernière, je n’avais aucune envie d’y aller. Et si le type à la cicatrice y était encore...

Mais il n’était pas là. Sa table était vide, comme la dernière fois. Högir, quant à lui, m’adressa à peine la parole. À la fin de mon set, il me laissa partir sans un mot. Je montais dans un taxi et me fis raccompagner à la gare. Deux mille yens de moins dans mon budget serré pour faire cinq cent mètres... mais je n’osais plus marcher dans ce quartier seule, passé onze heures.

Puis la soirée du samedi arriva. J’avais attendu ça avec une impatience fébrile... en partie parce que je voulais récupérer mes papiers.

Mais, encore une fois, ce fut Rina qui m’accueillit. Et elle n’était pas seule. Une grande fille mince à l’air austère, qui ressemblait un peu à la chanteuse Meiko Kaji en plus dark, attendait avec elle. Ses longs cheveux d’un noir profond contrastaient d’une façon criante avec les boucles décolorées de Rina : qui était ce corbeau, et que venait-elle faire ici ?

— Voici Momoka, m’instruisit Rina. À son âge d’or, c’était une grande hôtesse, l’une de celles qui gagnaient le plus dans le quartier. Maintenant, elle tient un studio de danse extrêmement select. Comme tu es danseuse toi-même, Noa veut que tu prennes des cours auprès de Momoka, afin d’accroitre ta valeur en tant qu’hôtesse.

Ma valeur en tant qu’hôtesse... Noa n’était donc pas satisfaite ?

— Ne le prends pas mal, reprit Rina en voyant ma tête, mais vendre une bouteille de champagne, c’est la norme, ici. Le minimum syndical. Et Noa se rend bien compte que beaucoup de clients seront rebutés par le fait que tu sois gaijin... Rien de personnel, c’est une histoire de première impression. Les clients viennent pour se détendre, et certains trouvent les Occidentales trop capricieuses et agressives. S’ils voulaient absolument des Blanches avec qui pratiquer leur anglais, ils iraient à Roppongi, pas ici. Alors, ils n’iront pas forcément vers toi. Il faudra les convaincre par d’autres moyens.

L’image d’Asuka Langley, la demi-gaijin caricaturale de la série d’animation Evangelion, dansa un instant devant mes yeux. Voilà comment ces filles devaient me voir !

— Et par quels moyens dois-je convaincre les clients, alors ? m’enquis-je, sarcastique.

Rina tira sur le rideau derrière elle.

— Par la pole-dance, annonça-t-elle en dévoilant une barre plantée sur une estrade.

Je m’étais attendue à voir un piano. Mais c’était sans doute trop classieux pour ce bar. Nous n’étions pas à Ginza...

— Tu viendras donc deux heures plus tôt le samedi, pour prendre tes cours avec Momoka. Elle t’apprendra les ficelles du métier.

Je jetai un coup d’œil à Momoka. Elle ne semblait pas ravie de cette perspective. Moi non plus.

— On se retrouve la semaine prochaine à 16h30, m’annonça-t-elle d’une voix grave et voilée. Ne sois pas en retard.

Et elle quitta les lieux. Rina en profita pour m’inspecter de la tête aux pieds.

— Encore ces chaussures, remarqua-t-elle en tordant le nez. Et tu portais déjà cette robe la semaine dernière !

— Je n’en ai pas d’autres. Et je l’ai lavée, si ça peut te rassurer.

Rina soupira. Elle ouvrit sa pochette et en sortit une liasse de billets de dix mille yens.

— Tiens. Va t’acheter une nouvelle tenue.

Je baissai les yeux sur la somme, presque aussi conséquente que celle que j’avais gagnée la semaine d’avant.

— Mais...

— Tu me rembourseras plus tard. En attendant, prends une robe dans mon placard. La rose avec un gros nœud : elle est stretch, tu pourras rentrer dedans. Aujourd’hui, c’est un peu spécial. C’est l’anniversaire de Noa... Des clients importants vont venir, tous nos patrons. Ce n’est pas le moment de te faire mal voir ! Même si j’imagine que passer inaperçue est difficile pour une gaijin.

Je ravalai ma remarque et montai en silence. Dans le placard, je trouvai effectivement la robe rose. Elle me paraissait minuscule. En la passant, j’eus peur de la déchirer. Après dix bonnes minutes de lutte qui me firent transpirer comme un cochon, je me tournai vers le miroir. La robe me boudinait comme un saucisson, et le rose, avec ma peau claire et mes cheveux blonds, donnaient l’impression que j’étais nue et luisante comme un morceau de charcuterie.

Fais chier, grondai-je en enfilant mes escarpins fuchsia.

La couleur n’allait pas du tout avec le rose.

Mais Rina ne me fit aucune remarque. Elle était trop occupée à accueillir les premiers clients, qui étaient déjà arrivés. Effectivement, ce soir, les festivités commençaient tôt.

— Tu es en retard, me glissa-t-elle, les yeux furibards, alors que j’arrivais à la rescousse pour l’aider à suspendre le blazer d’un client.

Ce dernier, en passant, passa ses mains sur mes fesses, les glissant subrepticement sous ma jupe. Je sentis son index toucher ma culotte. Le temps que je me retourne, et il était déjà parti à sa table, escorté par Rina.

C’était donc comme ça... Je savais que les tripotages intempestifs et autres mains baladeuses faisaient partie des risques du métier, mais je n’avais pas pensé y être exposée aussi vite. J’étais encore plantée là avec le manteau du client, mortifiée, lorsque quelque chose de grand et noir, dégageant une forte odeur mâle, me déroba la vue. Un autre client était entré, et, las d’attendre, il m’avait carrément jeté son blazer à la figure.

Je me retournai, outrée. Mais Noa arrivait à petits pas empressés, vêtue d’un superbe kimono aux imprimés chatoyants. Ses cheveux clairs étaient arrangés dans le style oiran, les grandes courtisanes de l’ère Edo, et piqués d’ornements argentés qui reflétaient la lumière.

— Hide-sama ! s’écria-t-elle en se lançant dans une série de courbettes empressées. Irrashaimase !

Pendant ce temps-là, Rina, qui était revenue, me tira en arrière sans ménagement.

— Ne reste pas là, grinça-t-elle en me prenant le deuxième manteau des mains. Range vite les affaires des clients !

Elle me poussa dans le vestiaire, suspendit le manteau avec moult précautions, puis m’entraina avec elle à la table de son client. D’un œil distrait, je vis Noa conduire le client — ou plutôt les clients, car ils étaient plusieurs — vers le coin VIP, qui se trouvait dans une autre partie du bar, séparée du reste. Des types en costard criard qui avaient gardé leurs lunettes de soleil... Parmi eux, dominant le groupe, je reconnus le client mateur du Samanyölu, avec sa cicatrice sur le visage, sa silhouette immense, ses épaules de déménageur et ses cheveux gominés. Stupéfaite, je le regardai passer, la bouche ouverte.

Rina me reprit à l’ordre.

— Ne le fixe pas comme ça, me tança-t-elle. Baisse les yeux !

Mais il n’avait pas jeté un seul regard dans ma direction. Escorté par une myriade d’hôtesses, il disparut dans le carré VIP. Noa, en refermant un rideau de perles scintillantes derrière elle, s’assura de leur tranquillité.

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