L'auberge

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En quatre ans de Japon, je n’avais jamais été à Hakone. Trop loin, trop cher. Pourtant, c’était ses paysages de carte postale qui m’avaient donné envie d’aller au Japon. Pendant des années, j’avais eu une photo du mont Fuji devant un champ de cosmos, comme une pyramide rouge et blanche se découpant sur un ciel violet, sur le mur de ma chambre de cité u. Hakone, le coin des resorts de luxe, des golfs et des spas. J’allais enfin y aller... en compagnie d’un yakuza.

Hide m’avait envoyé le fameux « Masa », son chauffeur, devant le club à l’heure dite. Masa était peut-être voiturier, mais il avait une tête patibulaire de garde du corps. Il arrêta la grosse berline — évidemment à vitres teintées — juste devant mes pieds, descendit et m’ouvrit la porte sans ouvrir la bouche, les lunettes noires vissées au crâne. Je pensais trouver Hide à l’intérieur, mais il n’était pas là. Le chauffeur-homme de main ne me donna aucune explication, et il ne desserra pas les dents de tout le trajet. J’eus tout le temps de gamberger pendant le trajet, en me demandant à quelle sauce j’allais être mangée par « le loup ». Et comme d’habitude depuis que je connaissais ce type, l’appréhension de ce qu’il pourrait me faire était mêlée à une coupable et étrange excitation. Hide m’avait assuré ne vouloir que de l’escorting, probablement pour donner le change à ses clients. Je le croyais. S’afficher avec une femme occidentale, au Japon, était un marqueur de statut et de virilité. En voyant un homme japonais flanqué d’une grande blonde — car bien sûr, il fallait être blonde — , les autres mâles allaient se demander ce qu’il avait de plus... et ce plus, dans la tête des hommes, était souvent situé sous la ceinture.

Je me sentis rougir, et jetai discrètement un regard dans le rétroviseur. Masa, derrière ses lunettes noires, n’avait rien vu. Je voulais bien passer pour une femme vénale, une hôtesse de bar prête à faire des choses pour de l’argent... mais je ne voulais surtout pas que quiconque remarque que le ténébreux yakuza à la réputation si horrible me faisait de l’effet.

Je finis par somnoler un petit peu, lassée par le paysage morose de l’autoroute. J’étais étonnée que Masa ne coupe pas le voyage en ne s’arrêtant pas sur une aire de repos. Lors de mes fréquents voyages en bus à travers l’archipel — je n’avais pas les moyens de prendre l’avion ou le shinkansen —, les chauffeurs s’arrêtaient toujours, quelle que soit la longueur de trajet. Cette spécificité sécuritaire de la conduite japonaise m’avait toujours étonnée. Mais Masa avait sans doute des ordres... ou alors, il devait me délivrer le plus vite possible à son maître.

Finalement, la voiture s’engagea dans une petite route de montagne, entre bambous verts fluo et pins biscornus. Au loin, derrière les collines, on devinait la mer, signalée par les nombreuses lumières qui bornaient les petites criques si dangereuses pour les bateaux de la côte japonaise. Il faisait déjà nuit. Peu de résidences, une nature intacte. Et, au bout d’une longue allée balisée par de minuscules lampes en pierre, l’architecture élégante d’un ryôkan, une auberge japonaise traditionnelle. Il était immense, et resplendissait des mille lumières tamisées des lampes de bois et de papier. Avec ces éclairages chauds, son architecture de château féodal et ses nombreuses dépendances, ce bâtiment qui se découpait dans la nuit m’évoquait l’établissement de bains dans le Voyage de Chihiro.

Masa s’arrêta, descendit et m’ouvrit la porte. Je sortis mon sac, évidemment minuscule. Hide m’avait donné des directives...

Le temps que je me retourne, et Masa avait déjà disparu. Mais à l’entrée de l’auberge, devant la porte à clairevoie en bois sombre, se tenait une femme en kimono, les mains devant son giron. Elle salua dans ma direction.

— Veuillez me suivre jusqu’à votre chambre, m’indiqua-t-elle en me montrant l’entrée.

J’enlevai mes escarpins. En dépit des instructions de Hide qui m’avait dit de ne rien prendre de spécial, j’avais enfilé le vêtement qu’il m’avait offerte comme remerciement pour ma « peine » : une mini robe « Gazette » Galliano pour Dior.

Je la suivis le long d’interminables couloirs de bois polis par des milliers de pieds chaussés de tabi blanches. J’aperçus, entre les cloisons délicatement décorées à la feuille d’or, de grands salons de réception remplis de lumières et de voix égayées, où de riches hommes d’affaires banquetaient. L’hôtelière m’amena vers un ascenseur en bout de couloir, joliment dissimulé par un panneau en marqueterie traditionnelle. Elle y entra avec moi et appuya sur le bouton 3.

En haut, le sol était recouvert d’une moquette moelleuse qui étouffait le bruit des pas. Là, elle ouvrit une porte, qui conduisait à un autre couloir... sur la gauche, j’aperçus, à travers les vitres, les branches effilées d’arbres ornementaux et le sable fin d’un jardin zen luisant sous la lune. À l’opposé, ce n’était que des cloisons ornementées d’un paysage de montagnes brumeuses, qui me rendait étrangement nostalgique. La femme s’agenouilla devant l’une des cloisons et l’ouvrit de la main gauche.

— Votre chambre, m’annonça-t-elle. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il y a un téléphone pour appeler la réception.

Je saluai brièvement de la tête, habituée à faire ce geste dès que je voyais quelqu’un le faire. Puis la cloison se referma avec un petit claquement mat.

J’étais seule.

Comme dans toutes les chambres japonaises traditionnelles, il n’y avait pas de lit dans la pièce. Le futon, replié dans un placard, serait installé plus tard. Quand ? Probablement pendant que je serais aux bains. Je posai mon sac près du tokonoma, l’alcôve d’honneur où trônait un vase de porcelaine orné d’un ensemble floral délicat, et m’assis devant la table basse, unique meuble à trôner sur les tatami bien propres, qui dégageaient un agréable parfum d’herbe fraiche. Il y avait un plateau à thé sur la table, et une boite laquée contenant des sachets de thé vert odorant. Un chauffe-eau rempli et une théière en terre cuite, petite. Mon seul ex japonais, Yûichi, détenteur d’une qualification de maître de thé traditionnel, m’avait appris que, contrairement à ce qu’on croyait en Occident, le thé de qualité ne pouvait développer ses arômes que dans un contenant de petite taille. Je suivis ses conseils et versai l’eau chaude dans la tasse avant de la mettre dans la théière, remplie au préalable de la poudre de matcha contenue dans la deuxième boîte, décorée de grues sur fond de soleil couchant.

C’était avec Yûichi, également, que j’avais passé ma seule nuit dans un hôtel traditionnel lors de mon premier voyage à Kyôto... mais c’était un autre temps, et dans une chambre bien moins luxueuse que celle-là. Il m’avait prise dans le futon déplié, dans le noir complet, en me sautant dessus sans crier gare, comme une bête en rut. C’était la première et la dernière fois que j’avais couché avec lui.

Je me demande comment est Hide au lit, songeai-je en convoquant mes souvenirs délibérément occultés du Park Hyatt. Est-ce qu’il zappait les préliminaires comme Yûichi ? Probablement. D’après ce que j’avais vu dans le reflet de la baie vitrée, il avait possédé Noa sans aucune caresse préalable.

Mais je savais que ce qui s’était déroulé au Hyatt n’avait été qu’une pantomime destinée à me faire passer un message. De domination totale, de la part de Noa en tout cas. De celle de Hide, je n’étais pas trop sûre. Ses intentions restaient opaques, incompréhensibles.

Et où était-il donc ?

C’est alors que je remarquai le papier sur la table, de l’autre côté du plateau à thé.

Je suis aux bains. Descends.

Pas de signature. Pas besoin...

Je finis mon thé, puis pris le yukata de bain soigneusement plié près de l’alcôve, sur un plateau contenant également une serviette.

Hide voulait que je le rejoigne. Évidemment, j’allais obéir. J’étais là pour ça, après tout.

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