Nuit d'angoisse

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Après avoir revêtu mon yukata dans le vestiaire des femmes, je suivis Hide dans les couloirs comme une épouse soumise de films jidaigeki, les yeux fixés sur son large dos et le pas affairé. J’avais la boule au ventre.

Je vais la monter toute la nuit.

Allait-il réellement me faire tout ce qu’il avait annoncé ?

Elle ne parle pas, sauf pour me dire « moins fort s’il te plait » ou « pas dans le cul, Hide ».

Devant moi, indifférent à toutes ces cogitations qui me possédaient, Hide arpentait les couloirs d’un pas sûr et nonchalant. Le vêtement traditionnel lui allait à merveille, même si le yukata de l’hôtel semblait un peu trop petit pour sa haute taille et son large corps. Tendu sur ses reins, le tissu lui moulait les fesses et les hanches. L’image passa, très fugitive, de ce fessier superbe en action lors d’un coït débridé, saisit à pleines mains par moi-même. Mais cela ne dura qu’une microseconde.

Déjà, Hide ouvrait la porte de la suite où m’avait conduite l’aubergiste tout à l’heure. Comme elle, il ouvrit la cloison, debout cette fois. Le sang me monta aux joues lorsque je constatai que les lits étaient faits : deux futons, côte à côte.

— Je croyais que...

— Pas de panique, me lança Hide avec un regard amusé. Je dors à côté.

Il attrapa le cendrier en porcelaine qui trônait sur la table basse et l’amena sur la terrasse qui donnait sur le jardin, agrémentée d’un ensemble table-chaises en osier pour deux.

Je restai là, les bras ballants, ne sachant que faire. Et dire qu’il me payait...

— Prends une bière, lança-t-il. Y en a dans le frigo.

Une bière, voilà ce dont j’avais besoin. Ne serait-ce que pour me donner contenance.

Je sortis l’une des bouteilles de Kirin mises au frais, la posait sur un plateau laqué avec deux verres et le décapsuleur et amenait le tout sur la terrasse. Là, je la décapsulai et servis un verre pour lui, comme on m’avait appris à le faire au club. Hide m’arracha la bouteille des mains à peine eussé-je finis de le remplir pour en verser dans le mien. Puis il le leva et but une longue gorgée.

Il est plus galant que Yûichi, songeai-je en me rappelant la façon dont mon ex était incapable de montrer la moindre sollicitude pour moi.

Mais à peine plus. Pas de « kanpai », pas le moindre regard. Il avait déjà fini son verre, et le reposait déjà. Je le resservis.

— Pourquoi était-ce important que je sois là, en bas ? finis-je par demander.

— Il fallait que ce type te voie.

— Pourquoi ?

— Arrête de poser des questions.

D’accord... Je revins à ma bière, songeuse. Hide voulait que ce type me voie, et il lui avait bien fait savoir ce qui allait se passer dans cette chambre... mais il l’avait également fait pour que moi, je sache ce qu’il pouvait me faire.

Le claquement sec du verre à bière reposé brusquement sur la table me tira de mes réflexions. Hide, les yeux toujours posés sur le jardin devant nous, s’était levé.

— Ne sors pas de cette chambre, quoi qu’il arrive. En attendant, tu peux y faire tout ce que tu veux. Masa viendra te chercher demain matin pour te raccompagner à Tokyo.

Je relevai la tête vers lui, étonnée.

— Mais toi, tu...

— Je serai à côté.

Ceci clarifié, il revint dans la chambre, puis s’arrêta devant la cloison qui séparait les deux pièces.

— Je te conseille de dormir dans le futon le plus proche de la cloison, lâcha-t-il mystérieusement.

— Pour que tu viennes me faire une petite visite cette nuit ? grinçai-je. Comment on dit déjà, zakone gorone, les roulades nocturnes ?

Un lent sourire apparut sur son visage.

— Si tu n’as pas confiance, tu peux toujours bloquer la porte avec ce bout de bois, là, fit-il en m’indiquant un taquet au sol, près des rainures. Tu sais comment ça marche ?

Je hochai la tête en silence. Il y avait ça chez les parents de Yûichi, pour isoler la salle de bains de la cuisine.

— Tu fais ce que tu veux de mon conseil, ajouta Hide. Mais on dort mal dans ces vieilles auberges près du jardin. La meilleure place est à côté du tokonoma. C’est celle que j’aurais prise si j’avais dormi là.

Puis il ouvrit la cloison et disparut dans la pièce d’à côté, qui était entièrement dans l’ombre. Visiblement, cette pièce n’avait même pas de fenêtre, et ne donnait pas que sur l’intérieur de l’auberge. Il allait dormir dans un placard pour éviter de me sauter dessus...

Il n’a même pas pris son futon, observai-je en regardant la literie encore intacte à côté de la mienne. J’y jetai un oreiller, dans un geste puéril et rageur.

Je passai le reste de la soirée à boire de la bière en regardant le jardin, perdue dans mes pensées. Il n’y avait pas de télé, et je n’avais pas pris de bouquin : en fait, je m’ennuyais terriblement. Vers minuit et demi, je me dirigeai finalement vers les futons. Après une seconde d’hésitation, je décidai de suivre le conseil de Hide. Il savait mieux que moi... Mais, par mesure de précaution, je jetai également un coup d’œil au taquet qui servait à bloquer la cloison : il ne fallait pas que j’oublie de le mettre. Cependant, au dernier moment, je me ravisai. Hide n’allait pas débarquer de toute façon. Il était clair qu’il ne voulait pas coucher avec moi. Tant mieux.

Je me glissai dans le futon froid, morose. Je ne m’étais jamais sentie aussi seule de ma vie. Heureusement, la bière rendait mes pensées vaporeuses. Je ne tardais pas à m’endormir.


*

Mes rêves me catapultèrent des années en arrière, quand j’étais encore étudiante à Toulouse. Je me revis dans cet immeuble de Saint-Michel — le bout du monde pour moi à l’époque —, en face de la vieille prison. Il y a un quelqu’un qui marche sur le toit, soufflait Idriss de sa voix fébrile juste à côté de moi. Ses yeux brillaient dans le noir, comme ceux d’un loup. Est-ce que c’était sa mère folle ? Il m’avait souvent dit qu’elle pouvait débarquer à tout moment et même fracasser la porte. Les fous ont une force décuplée, haletait-il, agité. La sécurité dans notre cerveau mammifère qui normalement nous empêche de vriller. Mais chez les schizos, cette sécurité peut sauter et c’est alors le cerveau reptilien qui prend le relais... le plus primitif, et efficace. Celui qui donne des réflexes surnaturels, une force surhumaine et l’instinct de se battre jusqu’à la mort. Si tu te trouves un jour devant une telle personne, ta seule chance est de fuir...

Mais les coups continuaient sur la porte. Pourquoi la porte, et plus le toit ? C’était elle, je le savais. Où lui ? Pourquoi était-il au bout du lit, silhouette sombre aux bras ballants ?

Je me réveillai en sursaut. Pourquoi fallait-il que je pense à Idriss justement cette nuit ? Ce malade avait fait de ma vie un enfer. Je ne voulais plus jamais penser à lui.

Mais je n’étais pas seule. Il y avait bien une silhouette, dans le noir.

— Qu’est-ce que...

Une main ferme se plaqua soudain sur ma bouche. Hide.

— Reste sous les draps, murmura-t-il en me tirant contre son corps chaud. Pas un bruit.

Par quel miracle Hide s’était-il trouvé à mes côtés, dans le futon ? Torse nu. Son odeur mâle envahissait mes sens, aussi puissante que plaisante.

Un rapide coup d’œil vers la terrasse révéla la silhouette d’un autre homme. Il était mince, athlétique. Il avançait sur la terrasse, aussi silencieux qu’un chat. Il fit glisser souplement la porte en bois de la terrasse, sans faire trembler une seule vitre. Au moment où il posa un pied — chaussé de tennis Feiyue — sur la paille des tatami, le clair de lune révéla une chevelure courte et ébouriffée, décolorée à blanc. Le bas de son visage était caché par un masque noir, comme un genre de ninja de cinéma. Un ninja armé d’un couteau de boucher... l’abattant sur le coussin du futon vide, qui, dans le noir, ressemblait à une forme humaine.

Hide bondit à ce moment-là. Armé d’un sabre court.

Je me jetai sous les draps. Les deux hommes se battaient, piétinant le sol en silence autour de moi. Mais cela ne dura que le temps d’une respiration. Un rapide fracas, un juron étouffé, et le silence.

Le drap se souleva. Hide, tatouages luisants de sueur et sabre ensanglanté au bras, me regardait, planté devant moi.

— C’est fini. Il s’est enfui.

Je sortis de ma cachette, toute tremblante.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Hide ne répondit pas. Il balança sa lame par terre sans plus de cérémonie — une nouvelle estafilade au mythe du samurai — et s’alluma une cigarette.

— Le Si Hai Bang, finit-il par lâcher.

La Bande des Quatre Mers. La célèbre triade taïwanaise dont Hide avait parlé avec l’autre type aux bains... Comment savaient-ils qu’il était là ce soir, endormi par les brumes d’une nuit torride ?

— Et ce Bruce Lee peroxydé, qui c’était ?

Hide éclata d’un rire sombre.

— Bruce Lee peroxydé... ça lui va bien.

— C’était lui, le Tigre dont vous avez parlé tout à l’heure, n’est-ce pas ? dis-je en tremblant. Le tueur de légende ou je sais pas quoi... il était venu pour m’assassiner.

Kashikoi na, ricana Hide. On ne peut rien te cacher ! Sauf qu’il n’était pas venu pour t’assassiner. C’est moi qu’il voulait.

— Mais qu’est-ce qui se serait passé si j’avais bloqué la cloison ? demandai-je, les poings serrés.

— J’aurais été obligé de la défoncer. Ou plutôt, je serais passée par la porte qui donne sur le couloir. J’ai la clé.

Je baissai la tête. Hide avait tout prévu. Il avait monté ce truc pour piéger un indic à la solde de ses ennemis... qui ne devait être personne d’autre que le type qui avait pris un bain avec lui.

— Ce type... murmurai-je. Dans le bain...

— Mes hommes sont sur le coup. À l’heure qu’il est, ils l’auront déjà choppé.

— Qu’est-ce qu’il va devenir ?

— Tu poses beaucoup trop de questions.

Cette remarque énoncée froidement, sans le moindre ersatz de sourire, me ferma le clapet. Je venais d’échapper à une tentative de meurtre, et je parlais à un yakuza.

— Tu peux te rendormir, dit-il en remettant le haut de son yukata sur ses épaules. Ils ne reviendront pas cette nuit. Et demain, tu seras de retour à Tokyo.

Comment aurais-je pu dormir après ce qui venait de se passer ?

— Je viens d’échapper à un assassinat, j’ai vu deux types se battre à l’arme blanche devant moi... tu crois que je vais me rendormir comme une fleur ?

— Pourquoi pas ? Une femme de yakuza le pourrait, elle, lança-t-il, narquois.

— Sauf que je ne suis pas l’épouse d’un parrain du crime. Juste une hôtesse de bar.

Hide me regarda un moment.

— Tu as fait un cauchemar, cette nuit. Pourquoi ?

Je lui jetai un regard noir. De quoi se mêlait-il ?

— Et tu as hurlé un nom. Idorisu, ajouta-t-il sérieusement.

Sa prononciation me fit sourire.

— Idriss, corrigeai-je.

— C’est ce que j’ai dit.

— Tu as dit Idorisu...

Il me coupa brutalement.

— C’est qui ?

Je poussai un soupir.

— Un mec qui m’a harcelé quand j’étais en France, avouai-je. Mais c’est une longue histoire.

Hide me tendit une cigarette. Je la pris machinalement. Et dire que j’étais censée avoir arrêté de fumer...

— Il te harcèle toujours ? demanda-t-il en s’en allumant une.

— Il a été condamné. Pour viol. Trois de ses précédentes victimes ont porté plainte contre lui. Mais vu qu’il a aussi été déclaré irresponsable psychologiquement, on l’a enfermé dans un centre psychiatrique.

Ce qui voulait dire qu’il pouvait ressortir n’importe quand. Avant de partir au Japon, j’avais eu la hantise de le croiser dans Toulouse. À cause de lui, pendant toute ma première de fac, personne — ni profs, ni camarades — ne me laissait seule.

— Et depuis, t’en rêves la nuit.

— Cela faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, murmurai-je, appréciant que Hide ne m’ait pas posé la question qui, en général, accompagnait ce genre de témoignage.

— Tu ne crains plus rien ici, conclut-il en croisant les bras, sa clope coincée au coin de sa bouche. Si ce gaijin débarque, il sera aussitôt appréhendé par mes hommes.

— Comme ce tueur chinois ?

— Ce n’est pas pareil. Là, j’avais ordonné qu’on le laisse faire.

— Pourquoi ?

— Pour lui donner un avertissement. Il s’est pris une belle balafre : je crois qu’il s’en souviendra.

Hide écrasa son mégot dans le cendrier.

— Bon. Tu te sens capable de fermer l’œil ? Tu veux que je fasse venir un de mes hommes dans la chambre ?

Je lui jetai un regard alarmé.

— Surtout pas, non !

— Masa est à l’extérieur, de toute façon.

— Reste avec moi, lâchai-je soudain.

C’était sorti tout seul.

Hide me regarda, surpris.

— Hier, tu voulais t’enfermer dans la chambre...

— Hier, c’était hier. Les choses sont différentes depuis qu’un assassin des Triades a frappé de sa machette le futon où j’étais censée dormir...

— Bon. Comme tu veux.

Mon cœur se mit à battre plus fort. Est-ce que Hide allait me prendre dans ses bras ?

— Ce futon est inutilisable, remarqua-t-il en poussant la literie ensanglantée et lacérée du bout du pied.

Je me poussai timidement, me demandant s’il allait oser venir dans le mien. Mais Hide s’assit dos au mur, en tailleur, son paquet de Hope et son zippo posés à côté de lui. Il comptait rester là jusqu’au matin ?

— Dors, me lança-t-il lorsque je lui posai la question. Il faut que tu sois en forme demain soir au club pour divertir les clients.

Ce rappel de ma condition — et, au passage, de sa relation avec ma patronne — coupa court à mes velléités de rapprochement. Qu’est-ce que je m’imaginais, de toute façon ? Je n’étais même pas sûre d’avoir envie qu’il vienne dans mon futon : j’espérais sa présence et la redoutais toute à la fois... Je me rallongeai donc, et, lui tournant le dos, finis par fermer les yeux.

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