L'appartement

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La nuit fut courte. Je ne m’endormis qu’à l’aube, dans ses bras, après un énième orgasme dévastateur. Je le laissai aller à son service bouddhique tout seul, à peine trente minutes après notre dernière étreinte, et le regardai partir en songeant que cette nuit incroyable était probablement la plus proche du bonheur que je n’avais jamais vécu. Le plaisir hallucinant que je prenais lorsque Hide me baisait... je n’avais connu ça avec aucun homme.

Pourtant, je savais que notre relation était déséquilibrée, inégale. J’étais une katagi, comme on dit dans le jargon, et lui, un yakuza. Que se passerait-il le jour où j’en aurais assez d’être son jouet ? Lorsque je n’avais plus supporté l’emprise d’Idriss, le vide qu’il avait créé dans mon entourage, j’avais voulu partir, en dépit de la fascination qu’il exerçait sur moi. Mais cela s’était révélé impossible. Il n’avait pas voulu me laisser reprendre mon indépendance. La reconquête de mon autonomie fut une véritable lutte, une bataille âpre et cruelle qui m’avait laissé des cicatrices, des séquelles. Et Idriss n’était pas yakuza... Qu’est-ce que j’allais perdre, en laissant Hide exercer sa domination sur moi ? Risquais-je de disparaitre, comme la malheureuse Miyabi ? Hide lui-même avait reconnu qu’elle était morte.

Je savais que ce mec était dangereux. Que je jouais avec le feu. Mais je ne pouvais plus reculer. Pas parce qu’Hide en avait décidé ainsi — j’aurais pu profiter du service bouddhique pour reprendre le funiculaire et retourner chez Sao, avant de quitter définitivement le pays. La vérité, c’est que j’étais déjà irrémédiablement amoureuse de lui, et incapable d’envisager mon existence sans cet abandon des sens que le sexe avec lui me procurait. C’était fini : j’étais captive.


*


— Où est-ce que je vais habiter ? demandai-je à Hide plus tard, installée sur le siège passager de la grosse berline noire.

Hide n’avait pas rappelé Masa. C’était lui qui conduisait, une clope coincée au coin des lèvres et ses habituelles lunettes de soleil sur le nez.

— Où tu veux. Tu peux t’installer dans un appartement proche du lieu où fais ta danse, à Omote-sandô, ou venir habiter avec moi à Karuizawa. C’est toi qui vois.

Je lui jetai un regard suspicieux.

— Comment sais-tu que mon studio de danse est à Omote-sandô ?

— J’ai mis Masa sur le coup dès cette agression à Kabukichô. Il était chargé de te protéger.

— Me protéger ? Tu veux dire, me surveiller ?

Hide garda un silence éloquent.

Il faisait donc comme Idriss, qui me suivait partout. Mais d’un autre côté, Hide me donnait le choix. Est-ce qu’un mec cherchant à me contrôler me l’aurait donné ?

— Je crois que c’est mieux si je reste chez mon amie, murmurai-je.

Hide me jeta un regard rapide derrière ses lunettes.

— Non. Tu serais trop vulnérable.

— Tu n’as pas réussi à me retrouver...

Il soupira.

— Ne crois pas que je sois allé faire cette retraite à Takao par hasard, admit-il en écrasant son mégot dans son cendrier de voiture. Je savais que tu avais une connaissance à Sagamihara.

Je lui jetai un regard furieux.

— Et dire que tu m’as parlé de « lien karmique »... !

— Le lien karmique, c’est que tu sois allé au mont Takao ce jour-là, coupa-t-il abruptement. Et que tu sois allée bosser dans le club que je patronnais.

C’était vrai. Depuis le début, c’était comme si le destin m’avait jeté dans ses bras. Avec Hide, tout s’enchaînait de façon si naturelle... Je n’avais pas l’impression qu’il me poursuivait.

— J’ai un appartement qui pourrait te convenir, continua-t-il en s’engageant sur la voie rapide. Comme ça, tu n’auras pas à t’isoler à Karuizawa. Mes hommes te surveilleront 24h/24, le temps qu’on coince ce type... et Masa t’accompagnera à ta danse.

Ainsi, Hide ne voulait pas de moi chez lui, à Karuizawa. Venant d’un loup solitaire, cela me paraissait logique. Et c’était sans doute mieux comme ça.

— Et toi ?

— Je passerai te voir, répondit-il, royal.

D’accord. Dès qu’il allait avoir envie de baiser, Hide allait se rendre dans cette garçonnière. Pratique.

Je ne tiquai même pas lorsqu’il s’engagea vers la sortie pour Machida.

— Elle habite où, ta copine ?

Du bout des lèvres, je lui donnai l’adresse de Sao. Hide pianota sur l’écran de son GPS intégré, puis suivit les directions données par le système de navigation.

Oyoso, ni hyaku metoru saki, mokuteki chi desu, proféra la voix policée et bien sûr féminine du GPS. Un leitmotiv qui sonnait comme un mantra.

Nous arrivâmes dans la rue où vivait Sao sous une pluie battante.

— Attends-moi là s’il te plaît, murmurai-je avant de descendre de la voiture.

Hide ne broncha pas. Il actionna les warnings et attendit, les deux mains négligemment croisées sur le volant.

Il y avait de la lumière derrière les fenêtres : Sao était rentrée chez elle. Quant à Kouma, il devait déjà être à l’école.

— Tu étais où ? me demanda-t-elle. Je me suis inquiétée en ne te voyant pas revenir hier.

C’était vrai. N’ayant pas prévu d’y rester plus qu’une après-midi, je ne lui avais laissé aucun mot.

— Excuse-moi. J’ai passé la nuit au temple Yakuô-in, sur un coup de tête.

— Bon. Au moins, tu auras vu le mont Takao. C’est quoi cette grosse Audi en warnings devant la maison ? Tu es revenue en taxi ?

Je fis le dos rond, honteuse. Nous y étions.

— Merci pour ton hospitalité, lui dis-je, un peu gênée. Je ne vais pas te déranger plus longtemps. Je pars aujourd’hui.

Elle me jeta un regard étonné.

— Tu as déjà trouvé un appartement ? Je croyais que l’agence immobilière n’arrivait pas à t’en trouver...

C’était vrai. À chaque fois que l’agente avait appelé un proprio, elle s’était heurtée à un refus de louer à une étrangère. Certains donnaient des arguments — comme quoi les étrangères sentaient mauvais, cuisinaient des trucs bizarres ou encore se baladaient nues devant les fenêtres. Mais la plupart s’étaient contentés d’un simple non.

— En quelque sorte, mentis-je.

Sao plissa les yeux.

— C’est Ôkami, n’est-ce pas ? souffla-t-elle. Il t’a retrouvée.

Que répondre à ça ? Je baissai la tête d’un air coupable.

Sao se dirigea vers la porte vitrée de son salon et jeta un œil à l’extérieur. Hide était adossé à sa berline, abrité sous un parapluie transparent. Lorsqu’il la vit, il fit un petit signe de tête dans sa direction.

— C’est lui ? murmura mon amie.

Je hochai la tête.

— Il est pas mal, admit-elle sans le quitter des yeux. Bel homme, même.

Elle avait utilisé le terme ikemen, qui suggérait un genre de beauté virile et affûtée.

Je la rejoignis pour le regarder à mon tour. Sous la pluie, stoïque, Hide ressemblait à un loup patient. Qui attendait sa proie, sûr de lui, en ne cherchant même pas à se cacher.

— Je vais rassembler mes affaires, murmurai-je avant de quitter la pièces.

Ce fut vite fait : je n’avais pas eu le temps de tout déballer. Je bouclai mes bagages, puis posai la grosse valise dans l’entrée.

— Tu feras un gros bisou à Kouma de ma part.

— Tu vas lui manquer, tu sais, répondit Sao avec un petit sourire contrit. À moi aussi.

— Je ne te remercierais jamais assez, Sao, répétai-je.

— Arrête... on dirait que tu t’en vas pour toujours. Je te vois mardi à la danse ?

— Bien sûr.

— Fais attention à toi, fit-elle en baissant d’un ton.

Je sortis sous la pluie, trainant ma grosse valise sur le porche. Hide, qui s’était rapproché, me la prit d’office.

— Un de mes employés viendra chercher le reste, annonça-t-il à Sao qui le fixait en silence. Yorishiku na.

Je jetai un dernier regard désolé à mon amie. Je me sentais un peu honteuse de la quitter comme ça pour les bras d’un yakuza.

Le reste du trajet fut morose. Hide se montra peu loquace. Il passa deux coups de fil pendant le trajet, conversation en argot rauque de Kyûshû à laquelle je ne compris qu’un mot sur deux. Mais j’avais compris que l’une d’elles concernait mon futur logement, qui, apparemment, était prêt. Amère, je songeai aux difficultés que j’avais eues pour me trouver un appartement. Avec lui, c’était étonnamment facile...

En plus, l’appartement se trouvait dans l’une des zones les plus onéreuses de la ville : l’avenue Kira-dôri. Kira, comme « killer » en anglais... Je trouvai la coïncidence inquiétante.

Hide engagea sa voiture dans un parking souterrain, puis sortit ma valise du coffre. Je le suivis jusqu’à un ascenseur qui nous amena dans le hall d’une résidence : je n’avais jamais vu un tel luxe.

— Tu habiteras là, fit-il en m’indiquant une boîte aux lettres.

À travers la grande porte vitrée qui donnait sur l’extérieur, je vis une voiture s’arrêter, dont le glacis noir brillait sous les néons. Deux hommes en costume en sortirent, qui firent un salut protocolaire à Hide. Parmi eux, je reconnus Masa. Il rejoignit son patron à grands pas et lui remit une clé : celle de mon appartement. Il s’empara également de ma valise.

— Merci, Masa-san, osai-je en posant un regard coupable sur sa main bandée.

Hide surprit mon regard, et, le nez et les sourcils froncés, reprit la valise des mains du garde du corps.

— Donne-moi ça, l’entendis-je gronder.

Lorsque Masa tenta de la lui reprendre, il le repoussa d’une bourrade.

— Aniki... protesta ce dernier.

Masa avait l’air vraiment désolé. Je l’étais également, car c’était moi qui avait provoqué tout ça.

— Allez, on a assez perdu de temps ! Passe devant, décida Hide en lançant la clé à son homme de main, qui la réceptionna de justesse.

Je suivis les deux hommes dans l’ascenseur, jusqu’au troisième étage. Masa ouvrit la porte puis s’effaça, laissant son boss entrer le premier.

L’appartement était somptueux, et c’était le plus spacieux dans lequel je n’étais jamais entrée à Tokyo. Le sas d’entrée ouvrait sur un grand living entièrement vitré, d’où on pouvait voir la rue et l’avenue d’Aoyama. Sur le côté, encadré par une rangée d’arbres, se trouvait la façade illuminée de l’ambassade du Brésil. Le plancher de bois clair et l’immense sofa blanc renforçait la luminosité de la pièce. La cuisine n’était pas séparée du reste, et entièrement neuve. Mais le plus beau, c’était la chambre. Un lit immense, king size, sur un grand tapis moelleux, et des bougies parfumées Yankee Candle, neuves elles aussi. Hide ne m’avait pas proposé cet appartement par hasard. Il devait avoir réfléchi à son projet en amont.

À moins qu’il n’entretienne des maîtresses un peu partout, pensai-je, soudain incertaine. C’était tout à fait possible. Un parrain yakuza... ce genre de types avaient des femmes dans tous les ports.

Ignorant mon dilemme, Hide attendait mon verdict, les bras croisés.

— Ça te va ?

Je me tournai vers lui.

— C’est magnifique...

J’aperçus un léger sourire de satisfaction au coin de sa bouche. C’était léger, mais bien présent. Masa, caché derrière ses lunettes noires, se tenait légèrement en retrait, comme pour ne pas nous déranger.

Prise d’une impulsion soudaine, je m’approchai de Hide et me dressai sur la pointe des pieds pour l’embrasser. C’était rapide et inattendu : il fut pris de court.

— C’était pour quoi, ça ? grogna-t-il en touchant le coin de sa bouche.

— Pour rien. Enfin si : c’est un très bel appartement, Hide-kun. Et tu as tout préparé si vite... merci.

Masa ne savait plus où se mettre. Quant à Hide, j’aperçus une légère coloration sur sa peau bronzée.

C’est peut-être un dangereux boss, mais ça rougit quand une fille l’embrasse, remarquai-je. Intéressant.

J’étais moi-même surprise de ma hardiesse. J’étais censée avoir peur de lui. Pourtant, c’était le premier homme avec qui j’osais être naturelle, laisser libre cours à mes impulsions. Pourquoi ?

— Mhm... On n’appelle pas « kun » un homme qui a le double de son âge, grogna-t-il pour faire bonne mesure. Mais tant mieux si ça te plaît. En fait, je l’ai acheté il y a une semaine. Pour toi. Je pensais que ce serait plus pratique.

Je me tournai vers lui. Hide ne m’avait jamais dit son âge — j’ignorais tout de lui —, mais j’étais certaine qu’il n’avait pas plus de quarante ans.

— Le double de mon âge ? Je n’ai pas quinze ans, tu sais.

Il se gratta le menton, embarrassé.

— Je sais ça. Bon, on en reparlera plus tard. Si tu as besoin de quoi que ce soit... demande à Masa.

Ce dernier hocha la tête dans ma direction.

Yoroshiku o negai itashimasu, récita-t-il.

J’allais donc avoir un garde du corps, chauffeur, mais également majordome... le pire, c’est que je m’accoutumais vite à tout ce luxe.

— Et toi ? fis-je en me tournant vers Hide. Tu t’en vas ?

— Des affaires à régler. Je reviens ce soir, fit-il sans me regarder.

Masa ne moufta pas. Il devait sans doute trouver normal que son patron se délasse avec une escort française installée dans un pavillon annexe comme la concubine d’un daimyô. Dans n’importe quel autre contexte, dans un autre pays, cela m’aurait sans doute révoltée. Mais ici, au Japon... j’étais prête à tout accepter. C’était un autre monde.

Non, c’est autre chose, et tu le sais. La vérité... c’est que cette situation t’excite. Tu apprécies d’être le jouet sexuel d’un homme macho, un dangereux criminel qui plus est.

Hide sortit son portefeuille de son jogging — il ne s’était pas changé depuis le mont Takao — et en sortit une liasse de billets.

— Tiens, pour tes dépenses.

Je jetai un œil las aux biftons posés sur le bar américain de la cuisine. Cent mille yens, sortis comme ça. Il y avait encore un mois, ces grosses sommes me foutaient le vertige. Aujourd’hui... je trouvais ça presque normal.

— N’hésite pas à passer voir les filles, lâcha Hide avant de franchir la porte. Elles se sont inquiétées pour toi. Ça la rassureraient de te savoir rentrée à Tokyo.

Mais bien sûr.

— À ce soir, Hide.

— Mhm.

Masa referma la porte derrière lui. J’étais seule, dans un cent mètres carré qui surplombait l’hyper centre de Tokyo.

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