La rencontre

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À peine entrée dans le restaurant de Ginza conseillé par Momoka, j’eus la mauvaise surprise de voir Noa, attablée sur le comptoir. Elle était seule. Je faillis faire demi-tour immédiatement. Mais elle m’aperçut, et se leva avant que je ne puisse partir.

— Attends, fit-elle en posant sa main manucurée sur mon avant-bras.

Masa était encore dehors. Je pouvais remonter dans la voiture, et rentrer chez moi. Mais quelque chose dans le regard de Noa me décida à rester.

— Je ne suis pas là pour t’accabler, murmura-t-elle. J’ai perdu contre toi et je l’accepte. Mais je voudrais te parler de lui.

— Ah oui ? De ses préférences au lit, ou de son plat préféré ? grinçai-je. Je me passerai de tes conseils, Noa !

Mais elle vissa ses yeux gris dans les miens.

— Miyabi.

Ce seul nom fut suffisant pour que que me fige instantanément. Miyabi. La mystérieuse Miyabi, le fantôme qui dormait dans notre lit, entre Hide et moi.

— Tu la connaissais ? soufflai-je.

— Bien sûr. Assieds-toi.

Je la suivis jusqu’au petit coin tranquille de comptoir où elle s’était installée.

— Tu bois quelque chose ? proposa-t-elle doucement.

Je jetai un œil sur le verre d’eau-de-vie qu’elle s’était choisi, avec un énorme, unique glaçon, comme dans le whisky de Hide.

— La même chose, décidai-je.

Noa fit signe au serveur. En même temps, elle commanda un assortiment de pâtés de poissons, de légumes et de tôfu pour pot-au-feu.

— C’est le meilleur restaurant d’oden de Tokyo, m’apprit-elle en pointant ses ongles translucides sur la carte — un bout de papier japonais soigneusement calligraphié.

— C’est ce que m’a dit Momoka, oui. D’ailleurs, elle m’a joué un bien sale tour !

— Ne lui en veux pas. C’est moi qui me suis imposée. Il fallait que je te parle.

— Que tu me parles ? Pourquoi c’est si important pour toi ? Je sais que tu ne soutiens pas notre relation.

Personne ne la soutient.

De nouveau, Noa releva les yeux sur moi.

— Pour Hide. Il m’a dit que tu lui avais parlé de Miyabi.

Mon cœur chuta dans mon estomac. Hide. Il lui avait parlé.

— Tu le vois encore ? chuintai-je.

— Bien sûr. C’est mon meilleur ami, mon protecteur. Une sorte de... grand-oncle.

— Un oncle avec qui tu couches ! m’insurgeai-je.

Noa émit un petit rire cristallin.

— On peut dire ça comme ça, oui. Mais crois-moi, Hide fait ça pour me faire plaisir. Il est trop gentleman pour humilier une femme en la refusant.

Gentleman ? Elle se fichait de moi !

— Hide est tout sauf un chevalier blanc, sifflai-je, agressive.

— Tu dis ça parce que tu le connais mal, glissa Noa en attrapant son verre. Mais je t’assure que c’est un véritable garçon d’Edo, un des derniers yakuzas avec un code de l’honneur. Mais tu ne le vois que comme un malfrat. C’est dommage.

— Épargne-moi les piques en douce, Noa, et viens-en au fait. D’ailleurs, je croyais que Hide était de Kyûshû ?

— Oui, de Kagoshima, à la base. Mais il est vite monté à la capitale pour faire carrière dans le MMA. C’est là qu’il m’a rencontrée... ainsi que Miyabi.

— Miyabi ? Tu la connaissais bien ?

Noa me jaugea du coin de l’œil.

— Oui, je la connaissais. Très bien, même.

Elle lui avait donc piqué son mec, juste après sa mort... je me retins tout juste de le lui jeter dans sa face. La curiosité était trop forte. Il fallait que je sache.

— Qu’est-ce que tu sais sur elle ?

Noa remua le glaçon dans son verre.

— Tout. Je sais tout.

— Comment ça se fait ? C’est Hide qui te l’a dit ?

— Non, elle directement. Je suivais son aventure avec lui.

Mon expression, à la fois étonnée et révoltée, n’échappa pas à Noa.

— T’as piqué le mec de ta meilleure amie... murmurai-je.

— Pas ma meilleure amie, sourit-elle, fière d’elle.

Elle se ménagea une petite pause dramatique, avant d’avaler la dernière gorgée de son whisky.

— Miyabi était ma sœur, asséna-t-elle alors. Ma sœur jumelle.


*


J’avais perdu. Noa était la sœur jumelle de l’amour de la vie d’Hide... il n’allait donc jamais la lâcher. Jamais. Miyabi resterait toujours entre nous, incarnée en sa sœur Noa.

— Mais nous étions très différentes, s’empressa-t-elle de dire. Mi-chan était une fille très romantique, qui avait un vrai talent pour les arts, que je n’ai jamais eu. Je pense qu’elle aurait adoré te rencontrer, et t’aurais appréciée : une Française, danseuse qui plus est... D’ailleurs, très jeune, elle a été repérée par un chasseur de têtes lors d’un spectacle de danse scolaire et recrutée par une agence de talento. C’est comme ça qu’elle a intégré la revue takarazuka. Moi, je suis restée au lycée.

Lycée où elle avait été harcelée, comme me l’avait confié Momoka.

— J’en ai beaucoup voulu à ma sœur, continua-t-elle. Encore plus lorsqu’elle m’a présenté son petit ami, ce jeune combattant de MMA prometteur au regard si franc et bon. Ôkami Hidekazu, qui débarquait tout juste de sa campagne de Kyûshû, élevé dans un orphelinat d’état — il a été trouvé sur la plage étant tout bébé. Je n’avais jamais connu d’homme comme ça. Il tenait la porte à ma sœur, lui portait son sac, se montrait gentil et attentionné. Il était grand et beau, avec ce petit air viril et un peu désuet des héros dans les vieux films de cape et d’épée. Je suis tombée amoureuse de lui, secrètement. Mais il aimait ma sœur.

Horrifiée, je commençai à comprendre où Noa voulait en venir. Elle s’était arrangée pour faire disparaitre Miyabi... c’était elle qui l’avait tuée.

— Et moi aussi j’aimais ma sœur, précisa-t-elle tout de même. Alors, j’ai tout fait pour oublier Hide. C’était un beau-frère exemplaire, qui nous amenait toujours toutes les deux au restaurant ou au karaoke, et n’oubliait jamais de me faire un cadeau pour mon anniversaire. Pour des jumelles, ce genre de détail compte. Dans la rue, les gens le complimentaient pour s’afficher avec deux filles si jolies : c’était comme s’il avait deux femmes. Ça le faisait rougir... Avec le temps, ma passion pour lui s’est muée en lien affectif, et pour l’oublier, je me suis intéressée aux mauvais garçons. Je le trouvais trop droit. Il me faisait la leçon, je me rappelle, s’inquiétait pour moi... J’avais hâte que ma sœur l’épouse.

— Mais ça ne s’est pas fait, fis-je à sa place.

— Non. Hide gagnait combat sur combat, et un jour, il a dû affronter le poulain de la branche japonaise du gang du double dragon, le Gwangju. Hide, lui, combattait en indépendant, sans affiliation. Et quand les Coréens l’ont approché pour lui demander de se coucher, il les a envoyés paître, outragé dans sa fierté. Il a combattu normalement et gagné.

Je déglutis. Je commençais à comprendre où Noa voulait en venir.

— Ils ont enlevé Miyabi... murmurai-je.

— Ils les ont enlevés tous les deux, corrigea Noa en plongeant son regard de glace dans le mien. Et Hide n’a rien pu faire. C’était trop violent, trop inattendu. Une voiture les a pris en chasse alors qu’il conduisait Miyabi dans un spa de montagne pour fêter sa victoire. Il a réussi à garder la distance, mais c’était un piège : une voiture-bélier les attendait plus loin sur la route et a tamponné la sienne. Il a perdu connaissance, pour se réveiller dans leur repère, attaché avec des câbles électriques.

Je n’osai pas demander.

— Et Miyabi ?

Le regard de Noa se fit lointain. Ses yeux avaient l’air de deux blocs de glace.

— Ma sœur était enceinte. Mais le choc de l’accident — et probablement les viols qu’elle subit — lui fit perdre l’enfant. Les Coréens ont abusé d’elle toute la nuit, devant Hide bien sûr. Ils l’ont laissée se vider de son sang. Quant à lui, ils le battirent tellement qu’il resta dans le coma pendant plusieurs semaines. Les médecins disaient qu’il ne combattrait plus jamais... c’est comme ça qu’il a mis fin à sa carrière, et qu’il est devenu yakuza. Ce n’était plus le même homme. Il avait changé, irrémédiablement. La première chose qu’il a faite, en sortant de l’hôpital, ça a été de se prosterner devant le chef du Yamaguchi-gumi pour s’enrôler, afin d’avoir les infos sur le Double Dragon. Quelques mois plus tard, leurs bureaux brûlaient, et la maison-mère à Séoul dut renoncer à son implantation au Japon. On dit que la tête de leur kumichôsur place leur fut renvoyée dans une caisse à pastèque... en tout cas, c’est grâce à cette action d’éclat que Hide gagna ses galons dans l’organisation. À lui tout seul, il avait détruit et chassé le Gwangju du sol japonais.

— Et Miyabi ? insistai-je, sentant mes yeux s’embuer. Qu’est-ce qu’elle est devenue, au final ?

— On ne l’a jamais retrouvée. Jamais. Hide, lui, fut retrouvé inconscient sur une grève près de Sendai, à demi immergé dans l’eau. Mais Miyabi... il ne restait plus rien d’elle. Rien qu’un mouchoir Moomin ensanglanté, coincé entre deux galets. Hide reste persuadé que la mer l’a emportée, mais moi, je sais qu’elle s’est suicidée. Je le sens au plus profond de moi.

Une nausée terrifiante, au goût de bile et d’algues, remonta au fond de ma gorge.

— Excuse-moi, fis-je en me levant précipitamment.

Noa me laissa partir sans mot dire. Je m’enfermai aux toilettes et vomis le peu que j’avais avalé. Puis, encore toussant et hoquetant, je fondis en larmes.

Cette histoire était horrible. Pire que tout ce que je m’étais imaginé. Noa avait un lien unique avec Hide, indestructible. Un lien morbide, sanglant. Quant à lui... il avait probablement été détruit par ce qu’il avait vécu cette nuit-là.

Lorsque je revins, Noa avait disparu. Elle avait tout payé, et je ne trouvai à ma place qu’un simple mot, griffonné sur un bout de serviette en papier :

Ne lui parle plus de Miyabi. Occupe-toi bien de lui. Je compte sur toi.

Je fis une boule nerveuse du mouchoir. Adoubée par Noa, qui s’était occupée de le consoler pendant toutes ces années... ou alors c’était lui, qui la consolait ?

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