Le pavillon rouge

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On me débarqua de nuit, les yeux bandés, au terme d’un voyage interminable. Je sentis l’odeur du varech, de la mer et de la rouille des vieux ports industriels. Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur cet endroit sinistre et étranger, puisqu’on me fourra de nouveau dans un véhicule. De nouveau, on me fit voyager sur une durée indéterminée, puis on me sortit, me força à marcher. Des marches qui montent, qui descendent... Je ne savais plus où j’étais. Lorsqu’on m’enleva mon bandeau, j’avais perdu tous mes repères. J’eus juste le temps de voir partir un Chinois, qui referma la porte derrière lui. À clé. J’étais dans une cellule capitonnée, sans matelas, avec un unique trou puant en guise de commodités. Même la niche d’un chien aurait été plus accueillante. Mon ventre émettait des bruits bizarres. Au loin, j’entendis des cris, des pleurs. Dans quel enfer étais-je ? Et que faisait Hide ? Avait-il renoncé à venir me chercher ? J’étais si loin...

— Au secours ! hurlai-je.

Personne ne me répondit.


*


La fatigue, finalement, avait eu raison de ma peur. Après des heures de prostration tremblante, j’avais fini par m’endormir. Je fus tirée de mon sommeil agité par le bruit d’une serrure qui s’ouvre, et un type, tatoué jusqu’aux phalanges, fit son apparition. Il hurla quelque chose en chinois, brandissant une chaine et des menottes en cuir.

— Non... non !

Mais je ne pouvais rien faire. Il m’attrapa violemment par les cheveux, me força à me relever et me passa de force ses affreuses menottes. Il me tira comme un chien en laisse en dehors de ma cellule, pour me jeter dans une petite pièce sombre et froide. Une douche.

De nouveau, un ordre en chinois. Et un savon jeté à mes pieds.

Je ne voulais pas me laver. Pas si c’était pour servir d’esclave sexuelle à un parrain des Triades... Mais mon geôlier revint avec une badine, avec laquelle il me menaça. Je dus enlever mes vêtements raides de sueur et de crasse, honteuse. Il ricana en me voyant ainsi, nue et vulnérable.

Wash ! hurla-t-il en anglais. Wash !

Et les robinets s’ouvrirent. L’eau me coula dessus.

Lorsque je sortis de la douche, une femme m’attendait dans l’antichambre. Avec un piaillement rauque de fumeuse, elle ordonna quelque chose dans ma direction, puis s’approcha pour m’ouvrir la bouche, me regarder les dents. Je me débattis, seulement pour récolter un coup de badine du geôlier. Lorsqu’elle glissa sa main entre mes jambes et me pinça violemment les seins, je dus me laisser faire. Pourvu que ça n’aille pas plus loin... Une horrible histoire de mafia mexicaine, dans laquelle les « femmes » du boss étaient marquées au fer rouge, me revint en mémoire. Mais la vieille quitta les lieux, et le gardien me reconduisit dans ma cellule, où m’attendaient un bol de nourriture et des vêtements neufs. Je faillis me jeter sur la bouffe, encore nue. En voyant ma hâte à m’habiller, le gardien laissa éclater un rire sonore.

Finalement, je fus laissée seule. Commença alors une attente interminable.


*


Je perdis le compte des jours et des nuits. Ma vie était rythmée par la venue du gardien, le bol de riz douteux qu’il me servait trois fois par jour, les douches. Une nuit, je l’entendis rire et chanter derrière la porte, comme s’il y avait une sorte de fête. La porte s’ouvrit, et je le vis entrer, ivre, torse nu, un dragon bancal tatoué sur son ventre. Il s’avança en défaisant sa braguette et, hilare, brandit devant moi son organe ratatiné.

Suck ! Suck !

Je me recroquevillai contre le mur. Il s’avança avec sa badine, son vit toujours sorti.

Bitch ! hurla-t-il en me frappant.

Un coup, deux. Puis il se lassa. Au terme de quelques halètements essoufflés, il referma la porte. Sur le sol ne subsistait qu’une tache blanche, comme un crachat.

Je fondis en larmes.


*


Hide... je revoyais ses immenses yeux noirs, ses longs cils sombres. Le pli de sa bouche lorsqu’il fumait après l’amour. La basse ronronnante et rocailleuse de sa voix. J’étais désormais certaine que je n’allais plus jamais le revoir.

Soudain, la porte s’ouvrit à la volée. Je me réfugiai dans un coin de ma cellule, terrifiée... mais ce n’était que Li Intyin, majestueux dans son costume chinois noir à col blanc.

Il me regarda, les sourcils froncés. Puis il se tourna vers le gardien, et lui hurla dessus en chinois.

Le geôlier se ratatina. Je devais être en bien piteux état, pour que Li s’énerve comme ça... Il le jeta dehors d’un coup de pied en bas du dos, puis s’avança à grands pas vers moi.

— Debout, ordonna-t-il de sa voix faussement douce.

Je m’exécutai. Li, sur un signe autoritaire du menton, fit alors entrer la femme. Elle posa devant moi une qipaorouge, l’une de ces robes moulantes et fendues à haut col qui étaient l’équivalent féminin que ce que portait présentement Li Intyin.

De nouveau, le simulacre de la douche. Puis de l’habillement, et même, du coiffage et du maquillage. Je me laissai faire comme une poupée. Tout, sauf retourner dans cette geôle sombre et puante. Ces gens avaient brisé ma volonté.


*


— C’est aujourd’hui que tu vas rencontrer ton nouveau maître, murmura Li Intyin en me conduisant le long de couloirs labyrinthiques.

Il me tenait par le coude, fermement. Avec les chaussures à talon qu’il m’avait données, j’avais du mal à marcher. La tête me tournait.

— Est-ce que Hide...

— Non, coupa brutalement Li. Il n’a jamais répondu à mes messages.

Mon cœur tomba dans mon estomac. Hide m’avait bel et bien abandonnée.

— Tant pis pour lui, grinça Li. Sa putain sera vendue à un autre.

Le dernier couloir déboucha sur un escalier qui me fit revoir la lumière du jour. Li me fit traverser un grand hall vide, puis me poussa dehors, où attendait une voiture aux vitres fumées. J’eus à peine le temps de discerner la mer au loin et des collines couvertes de verdure. La seule pensée que le Japon — et la liberté — se trouvait peut-être au-delà de cet océan me fit monter les larmes aux yeux.

— N’abime pas ton maquillage, me souffla Li Intyin. Si tu restes potable, il se peut que tu tapes dans l’œil d’un riche négociant de Shanghai. Ce sera toujours mieux pour toi que de partir sur le marché serbe, ou plus loin encore dans le circuit de la traite des blanches. J’ai entendu dire que certains achètent même des filles pour des snuff movies.

Un frisson courut le long de mon échine. Il y avait donc des proxénètes, lors de cette vente aux enchères...

Le paysage défila sous mes yeux, morne et étranger. Mon cœur était vide, et mon estomac aussi.

Au terme d’un trajet d’une quarantaine de minutes, la voiture s’arrêta devant une grande pagode circulaire, un bâtiment que j’aurais trouvé magnifique dans d’autres circonstances. Li me fit descendre, puis monter l’interminable escalier menant à l’intérieur de la pagode. Dans l’entrée, il me recouvrit d’un voile rouge, comme une mariée chinoise. Je l’entendis échanger quelques mots dans cette langue.

De nouveau, je passai de main en main. Je sentis qu’on me conduisait dans une grande pièce, à l’acoustique différente. Il y avait plein de voix qui s’ébrouaient en chinois, mais elles se turent sur mon passage. Ce silence... il était plus inquiétant que tout. Puis on me fit monter quelques marches, et on me poussa dans un portique. J’entendis un cliquetis résonner derrière moi. Puis, un bruit de gong. Des chants... Combien de temps cela dura-t-il ? J’avais l’impression d’étouffer sous ce drap lourd, les vapeurs d’encens. Et soudain, enfin, quelqu’un le tira en arrière. Il tomba à mes pieds, révélant l’endroit où je me trouvais.

Une cage. Sur une estrade, dressée au centre d’un temple aux dimensions cyclopéennes. Et en dessous, toute une assemblée d’hommes en costume de cérémonie qui levaient la tête, leurs yeux avides braqués sur moi. Un murmure s’éleva dans l’assistance.

La vente aux enchères venait de débuter. Et j’en étais l’unique objet.


*


Je cherchai désespérément Hide des yeux dans cet océan de visage fermés et patibulaires. Certains de ces boss avaient des tatouages jusque sur le visage. Ils étaient encore plus effrayants que les yakuzas.

Quant à Hide, aucune trace. Il m’avait abandonnée. Pour lui, je n'avais sans doute été qu'un énième jouet sexuel, comme je l'avais bien senti au départ.

Un nouveau coup de gong résonna, et une annonce fut faite dans une langue archaïque et outrageuse, qui évoquait le théâtre de Pékin. Un brouhaha incroyable s’ensuivit.

Des phrases en chinois, auxquelles je ne comprenais strictement rien. Des cris, des invectives.

Je ne comprenais pas ce qui se disait. Mais Li Intyin, qui se tenait debout à côté de la cage, droit comme un i et les mains croisées derrière le dos, quitta un instant sa posture martiale pour se pencher vers moi :

— Ils parlent de toi, me traduisit-il avec un sourire vicieux. Ils t’ont présentée comme la love doll du loup, l’un des parrains les plus influents de l’un de ces hideux gangs japonais.

Je frissonnai, horrifiée. Li Intyin, plus agressif qu’une hyène, continua à me traduire les propos affreux de ces mafieux :

— Inutile de dire qu’elle est accoutumée aux grosses queues et à un rythme de travail intense. D’après nos sources, elle suce très bien ! cita-t-il d’un ton enjoué.

Quelles sources ? Noa, encore une fois. Je tenais difficilement debout. Qu’est-ce qui allait m’arriver ?

Li Intyin me donna un aperçu de ce qui m’attendait :

— Il est d’usage que l’acquéreur le plus généreux « essaye » sa nouvelle acquisition dans l’une des chambres du haut, sourit-il, le regard dirigé sur les balustrades de bois qui couraient tout le long de la salle. Cette maison des paris est un ancien « pavillon rouge » : il y a des chambres partout, encore entretenues et dédiées au commerce de la chair.

Il avait craché ce dernier mot avec une grimace. J’avais bien deviné que, de ce côté-là du moins, je n’avais rien à craindre de lui.

Néanmoins, tous les poils de mon corps se hérissèrent à l’idée de cet « essayage ». Comment avais-je pu me fourrer dans une merde aussi absolue ?

Des invectives en chinois se mirent à fuser de partout. Encore une fois, Li commentait, impitoyable :

— M. Lau t’achète dix millions de yens. M. Chen, quinze. Ah, M. Lau renchérit... M. Fat lui, offre vingt. Quel suspense !

Horrifiée, j’assistai impuissante aux enchères mises sur ma personne par ces chefs de gangs. Lorsque j’avais poussé la porte du club Tete pour payer mon loyer d’étudiante, deux mois plus tôt, j’étais loin de m’imaginer que j’allais terminer sur une plaque tournante du trafic humain asiatique.

J’aurais dû écouter Sao, pensai-je. Momoka. Même Minako.

Et ne pas mettre une confiance aveugle en un mafioso japonais.

Soudain, une haute silhouette fendit la foule. Hide. Au milieu de tous ces hommes, on ne voyait que lui.

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