Sauvetage

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Hide se planta devant le Chinois qui faisait les annonces, et lui parla directement en japonais :

— Je la rachète trente millions de yens. En cash, annonça-t-il en posant une valise devant lui.

— Vous ne pouvez pas enchérir, le coupa l’homme qui servait visiblement de commissaire-priseur. Il faut être membre des Triades !

Hide brandit alors un petit objet en jade. Un sceau.

— Je viens de la part de Zhang-dage, répondit-il, qui représente le 14K à Tokyo.

Le 14K... même moi, j’en avais entendu parler. C’était la plus grosse triade chinoise, bien implantée au Japon, qui travaillait souvent main dans la main avec la mafia locale.

À côté de moi, les yeux de Li Intyin brillaient d’excitation.

Il est venu, murmura-t-il à mon intention. Je n’y croyais plus.

Je ne l’entendis presque pas, tant mon soulagement était intense. Hide. Il ne m’avait pas abandonnée, finalement.

Les enchères avaient repris de plus belle. Les hommes signaient à toute vitesse des chiffres avec leurs doigts, tout en hurlant des chiffres en chinois. Hide dominait silencieusement toute cette cohue, les bras croisés. Puis, il se dirigea vers l’estrade. À ma gauche, je sentis l’atmosphère changer. Li Intyin était tendu comme un ressort.

Hide était déjà là. Il se planta devant lui, sans me jeter un seul regard. Pour une fois, humiliée comme je l’étais, j’en fus heureuse.

— Dis à tes patrons que je la rachète plus que tout ce qu’ils demandent, ordonna-t-il à Li en japonais. Qu’on en finisse, et vite.

— Pourquoi j’obéirais aux ordres d’un chien de Wa ? siffla Li avec un sourire qui démentait son ton agressif.

— Parce que si tu conclus avec succès cette affaire, j’accepterais ta proposition.

— Quelle proposition ? Tu n’as jamais répondu à mes messages !

Hide sortit de sa veste une feuille de papier japonais, calligraphiée avec soin. Une demande officielle pour une rencontre martiale... comme à l’époque des provinces en guerre !

Ce Li Intyin avait un vrai problème.

— Je n’appelle pas « messages » des photos ignobles montrant une femme maltraitée. Du reste, je voulais que tu continues à m’en envoyer, pour qu’on puisse te localiser. Je te signale qu’une cinquantaine d’hommes du Yamaguchi-gumi ont fait le déplacement, et que mon wakagashira te tient en joue avec un CheyTac M200. Je crois qu’il a très envie de te trouer la peau, si tu vois ce que je veux dire.

Masa. Il était donc vivant. Les dires de Hide furent confirmés par la petite lueur rouge du viseur sur le front de Li Intyin.

Il n’en fallut pas plus à ce dernier pour se décider. Sans un mot, il dépassa Hide, félin dans son costume chinois. Quelques invectives bien placées eurent raison des parieurs, déjà découragés par les sommes avancées. Je ne savais pas combien Hide m’avait rachetée, mais ce qui était sûr, c’est qu’il avait vidé les caisses du Yamaguchi-gumi. Comment allait-il rattraper ça ?

— T’as remporté la vente, le loup, siffla Li en lui tendant les clés de ma cage. Maintenant, tiens-toi prêt à perdre la vie ! Je te laisse la baiser une dernière fois. Il y a des chambres, en haut. Avec un peu de chance, tu planteras ta graine en elle, et ton nom survivra !

Ignorant ses ignobles provocations, Hide ouvrit ma geôle. Je me précipitai immédiatement dans ses bras, me mordant la lèvre pour ne pas pleurer. Je ne voulais pas le faire devant ce Li, devant ces criminels.

— Hide... soufflai-je. J’ai eu tellement peur... !

— Ro-chan. Je suis désolé, murmura-t-il à mon oreille. Il t’a frappée...

Il me serra fort, puis se détacha et me fit passer derrière lui.

— Laisse-moi la ramener à l’abri, dit-il en se tournant vers Li Intyin. Je te donne ma parole que je tiendrai ma promesse. Tu sais ce qu’elle vaut.

Li hésita.

— Je te prends au mot. Mais ne me fais pas faux bond... tout le monde le saura, tu seras déshonoré. Puis je retrouverai ta salope, et lui ferais subir le supplice du santal ! Tu...

Sa phrase fut écrasée par le poing de Hide. Ce fut si soudain, si imprévu, que je mis quelques secondes avant de réaliser ce qui s’était passé. Pareil pour Li Intyin. Ce dernier saignait du nez.

— Ça, c’était pour avoir cogné ma femme, expliqua Hide en croisant les bras. Et l’avoir emprisonnée, vendue comme une bête de foire. Maintenant, laisse-la en-dehors de ça. Ne salis pas plus ton organisation en menaçant une innocente qui n’a rien à voir avec ce milieu. Je sais que vous respectez des règles, ici. C’est tout à votre honneur.

— Ce Japonais a raison ! glapit un vieux que la longue barbe blanche faisait ressembler au méchant Pai Mei des films de la Shaw Brothers. Allez régler vos comptes ailleurs. Que le Bambou Uni n’en pâtisse pas !

Li Intyin baissa subrepticement la tête, faussement soumis. Mais ses prunelles noires brillaient d’une lueur glacée, féroce.

— Je vais te tuer, le loup. Tu le sais, n’est-ce pas ? Les tigres dévorent les loups.

Hide, très calme, le jaugea des pieds à la tête. Il faisait le double de sa carrure.

— Si toi, tu es un tigre... alors, je dois être un dragon. King Ghidorah, même.

Malgré l’horreur de la situation, j’eus envie de pouffer de rire. La nervosité, sans doute. Ou l’humour pince-sans-rire de Hide.

— King Ghidorah... qu’est-ce que c’est ? s’enquit Li Intyin, hésitant entre la colère et la curiosité.

— Tu l’apprendras en retournant au Japon. Je t’attendrai sur l’esplanade de Motomachi, à Yokohama. Comme ça, chacun sera un peu sur son terrain. Je te laisse fixer le jour et l’heure. Ça te paraît équitable ?

Motomachi-Chûkagai. Le quartier chinois.

— Trois jours, grinça Li entre ses dents. Trois jours, Ôkami, pour faire tes adieux à ceux que tu aimes, et travailler tes meilleurs mouvements. C’est tout ce que je te laisse, et c’est déjà généreux. Ensuite, tu iras rendre tes comptes devant le Roi des Enfers !

Hide hocha la tête.

— Bien. Trois jours.

Il me poussa devant lui.

— Allons-nous en, murmura-t-il à mon attention.

Je m’écroulai au bout de quelques pas. La tension avait eu raison de moi. Sans moufter, Hide me chargea dans ses bras, et traversa la marée humaine des parrains chinois. Ils le suivirent des yeux en silence, alors qu’il traversait l’immense sale. Très haut, dans les méandres du toit sur lequel mes yeux étaient fixés, des oiseaux volaient. Est-ce que je rêvais ?

L’air marin sur mon visage. Le bruit des pals d’un hélico. La voix tranquille de Hide, celle de Masa, que je reconnus au milieu d’autres hommes. Les sonorités familières du japonais. Je me sentis saisie sous les bras, hissée dans l’hélico.

— Ils l’ont droguée ? entendis-je demander Masa.

— Elle est sous le choc. Une semaine entière dans les geôles du Si Hai Bang, c’est pas des vacances à Guam, répliqua Hide.

Je le vis approcher une bouteille d’eau de mes lèvres.

— Bois, Lola.

Je bus une gorgée avide. Depuis quand n’avais-je pas bu de l’eau, et pas du bouillon de riz trop salé ? Lorsque je manquai de m’étouffer, Hide me redressa dans ses bras. Je m’accrochai à ses larges épaules comme un petit singe à son sauveur, puis m’écroulai en larmes.

— Chut, c’est fini, murmura-t-il.

— J’ai cru que tu m’avais abandonnée... coassai-je.

— Il m’a fallu du temps pour te localiser, puis pour organiser la logistique. C’est compliqué de trouver un moyen discret et rapide de franchir la frontière. J’ai dû faire marcher mes contacts, obtenir cet hélico d’un débiteur dans la police, puis le faire acheminer à Yonaguni.

Yonaguni... cette île japonaise à seulement quelques heures en bateau de Taïwan. C’était donc de là qu’Hide était parti.

— Hide, dis-je enfin. Noa... C’est elle qui m’a vendue au Si Hai Bang.

— Je sais. Je l’ai compris en constatant qu’elle avait consulté mon GPS.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— On verra ça plus tard, d’accord ? Je dois appeler quelqu’un.

Je l’entendis pianoter sur son téléphone.

— Tout va bien, dit-il de sa voix si rassurante. Je l’ai. Elle va bien.

Il poussa le téléphone vers moi. J’entendis la voix de Sao :

— Lola ! Daijôbu na no ??

— Sao...

Derrière, j’entendis Kouma appeler mon nom :

— Ro-chan !

Je sentis mon cœur déborder comme une éponge trop pleine.

— Lola, je suis tellement désolée, gémit Sao.

— C’est moi qui suis désolée, pleurnichai-je. De vous avoir entrainés là-dedans, Kouma et toi... après tout ce que vous avez fait pour moi !

J’entendis Sao renifler.

— C’est de l’histoire ancienne. Tout est arrangé, grâce à Ôkami-san ! Tu peux le remercier. Il a vraiment géré !

C’était le cas. Combien, au juste, cette opération de sauvetage avait-elle coûté à Hide ? Et ce n’était pas terminé. Il allait encore devoir combattre ce fou furieux de Li Intyin... je regrettai que Masa ne l’ai pas abattu sur place, alors qu’il le tenait dans sa ligne de tir. Mais cela aurait sans doute fait perdre tout crédit à Hide devant les Chinois. C’était surtout grâce au respect qu’il leur inspirait encore qu’il avait réussi à me tirer de là sans encombres.


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