Dernier jour à Tokyo

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Le lendemain, Hide me ramena à Tokyo, munie d’une seule petite valise cabine. Le reste avait été confié à Masa, qui devait l’acheminer à Narita.

— On va passer la journée ensemble, me proposa-t-il. Puis je te mettrai dans le car pour l’aéroport. Qu’est-ce que tu veux faire ?

— J’imagine que passer la journée dans un lit d’hôtel et baiser jusqu’à l’épuisement n’est pas une option ?

Hide se fendit d’un rictus indulgent.

— Avant un combat ? Non. Mais on peut aller à Disneyland, si tu veux. Je te conduirai directement à l’aéroport, comme ça.

Surtout pas.

— Non. Je veux... passer la journée à Tokyo, en plein centre-ville, avec toi. Pour me souvenir de tous ces moments, lorsque je te prenais pour un horrible gangster et n’avais pas encore compris que tu étais un gros nounours.

Hide me sourit gentiment.

— Mhm. Je reste quand même un type peu fréquentable... même si plus ça va, plus je songe à raccrocher.

Une lueur d’espoir s’alluma dans mon cœur.

— Tu ferais ça ?

— Pourquoi pas ? Mais j’y laisserai sûrement un doigt au passage... On ne quitte pas la famille comme ça. Même si mon oyabun est mort l’an dernier... Je dois rendre des comptes. Et puis, il faut bien payer les factures. Qu’est-ce que je deviendrais si je quittais l’organisation ? Avec la nouvelle loi, il faut avoir coupé tout lien avec les yakuza au moins depuis cinq ans pour pouvoir retrouver un travail et une vie normale. Je devrais probablement changer de nom, d’identité. Peut-être même devenir moine. Ça ne me déplairait pas, en me souvenant de cette nuit au Yakuô-in avec une magnifique hôtesse.

Je sentis le rouge me monter aux joues. Cette nuit incroyable...

— Masa m’a parlé de ça. La loi japonaise est vraiment dure avec vous !

— Je suppose qu’on récolte ce qu’on sème. Les extorsions, tout ça... c’était allé beaucoup trop loin. Moi-même, je ne suis pas très fier de ce que j’ai fait à cette époque.

Je lui pris le bras et posai ma tête contre sa poitrine. Il portait un simple jogging, comme au mont Takao. C’était ce soir qu’il devait rencontrer Li Intyin...

Hide m’invita dans un restaurant de sushi de Tsukiji, traina avec moi dans le quartier touristique de Tsukishima en fumant des clopes puis m’amena faire les boutiques à Ginza. Mais je n’avais envie d’aucun des superbes cadeaux qu’il voulait me payer, ni de jouer les touristes. Je le voulais lui.

— Et pour tes parents ? s’enquit-il. Ils aimeraient sûrement avoir un souvenir du Japon. Tu dois leur manquer, non ? Ils vont être ravis de te voir. J’espère que tu les as prévenus.

Mes parents. Je n’avais pas eu ma mère au téléphone depuis des lustres. Quelquefois, on s’appelait sur Skype, mais cela restait rare. Elle ignorait tout de ma vie ici... et vu ce qui venait de se passer ces derniers mois, c’était sans doute mieux.

— Pas vraiment. Tu sais, avec eux, c’est loin des yeux, loin du cœur. Ils ne m’appellent jamais.

Hide ne comprenait pas. C’était la première fois qu’il me posait des questions sur ma famille, et la vanne était ouverte.

— Ce sont tes parents, ils doivent forcément s’inquiéter. As-tu des frères et sœurs ? Combien, et quel âge ont-ils ?

— J’ai une sœur d’un an de moins que moins et un petit frère, dont je suis éloignée d’une dizaine d’années.

— Un frère de dix-sept ans et une sœur de vingt-six, c’est ça ? Alors on va leur acheter des fringues, décida-t-il en montrant la vitrine d’une célèbre marque japonaise. Ces t-shirts ont beaucoup de succès auprès des étrangers en visite au Japon.

— Je ne sais pas, Hide. C’est gentil, mais je n’ai pas trop de contact avec eux.

— C’est important de garder le contact, dit-il en me jetant un regard étonné. J’ai toujours rêvé d’avoir un petit frère ou une petite sœur. Des parents aussi, d’ailleurs. Enfin. Heureusement, j’avais la famille. J’ai eu de la chance.

L’entendre me dire ça me brisait le cœur. Il se considérait chanceux, parce qu’il avait été « adopté » par une organisation criminelle...

— Tu penses parfois à ta vraie famille ? lui demandai-je. Tu ne te demandes pas qui ils sont ?

Ma question étonna Hide.

— Ma vraie famille ? C’est le Yamaguchi-gumi.

— Je parlais de tes parents biologiques, précisai-je. Ceux qui partagent ton sang.

— Le sang ne signifie rien. Seuls les liens qu’on a créés comptent. Ceux qui étaient là pour me tendre la main quand j’en avais besoin. J’ai même eu un petit frère et une petite sœur, quand j’y pense. Masa... Noa.

Il s’assombrit.

— À ce propos... j’ai quelque chose à faire. J’avais complètement oublié.

— Tu vas la voir, c’est ça ? La confronter.

Il acquiesça. Je m’y attendais.

— Oui. Il faut que je lui parle.

Je redoutais ce moment. J’aurais préféré passer les dernières heures avec lui autrement. Mais pour Hide, c’était important de tout régler aujourd’hui.

— Attends-moi dans un café. Je n’en ai pas pour longtemps, me promit-il.

Je l’arrêtai d’une main sur l’avant-bras.

— Laisse-moi venir avec toi, plaidai-je. Après tout, c’est à moi qu’elle a fait du tort.

Je vis Hide hésiter. Il sembla réfléchir, et même être en proie à un tourment intérieur.

— D’accord, finit-il par lâcher. On y va tous les deux.

Et il sortit son téléphone, s’éloignant de quelques pas pour appeler Noa.


*


Noa nous avait donné rendez-vous sur la terrasse d’un immeuble à Ginza, à laquelle on accédait au terme d’un voyage en ascenseur, d’une traversée de librairie et de la montée d’un labyrinthe de petits escaliers. Le genre d’interstices bizarres, d’intermonde qui m’avait fait tant aimer le Japon au début, et que je détestais à présent.

En me voyant arriver avec Hide, Noa, toujours sublime, eut un sourire dépité.

— Tu l’amènes dans notre endroit secret, Hide-chan... Enfin, j’imagine que c’est normal. Tu es avec elle, maintenant.

Ignorant sa remarque, je m’approchai d’elle.

— Noa... tu m’avais dit que tu soutenais notre relation. Puis tu as mis Hide en danger en contactant ce tueur chinois... pourquoi ?

Elle haussa les épaules.

— Tout bien réfléchi, je ne pouvais pas te le laisser. Le fantôme de Miyabi n’aurait pas apprécié.

Hide, qui jusque-là avait écouté sans rien dire, fronça les sourcils.

— Laisse Miyako en dehors de ça, Naho.

Miyako et Naho. Les véritables prénoms de Miyabi et Noa.

Cette dernière se tourna vers lui. Perlés de larmes pas encore écoulées, ses yeux semblaient remplis de diamants.

— Je t’ai toujours aimé, Hide-chan. C’était supportable de te savoir avec une autre quand cette autre était ma sœur jumelle, ou même des hôtesses avec qui tu couchais juste un soir. Mais cette gaijin ? Qu’est-ce que tu lui trouves de si extraordinaire ?

Je reculai, amère. En dépit de ses années d’études en Nouvelle-Zélande, Noa ne m’avait jamais considérée autrement. Une gaijin.

— Ce que tu as fait est impardonnable, Naho, asséna Hide. Vendre une jeune femme à un gang sans foi ni loi comme le Si Hai Bang... Faire kidnapper un enfant et sa mère, des innocents, en plus... Je ne peux pas fermer les yeux là-dessus !

Pendant un court instant, mon cœur s’accéléra. De quoi Hide parlait-il ?

— Hide... murmurai-je en posant une main sur son avant-bras. Tu ne vas pas...

Il m’ignora. Noa pleurait à grosses larmes.

— Hide-chan... sanglota-t-elle.

Ce dernier fronça les sourcils et baissa la tête.

— Tu n’existes plus pour moi, lâcha-t-il avant de s’éloigner.

Cette fois, Noa explosa complètement. Son maquillage si naturel et sophistiqué n’était plus qu’un souvenir. Je détestais devoir assister à sa déchéance ainsi. Mais c’est moi qui l’avais voulu... Je devais être témoin jusqu’au bout.

— Hide ! hurla-t-elle. Ne me laisse pas ! Je ne peux pas vivre sans toi ! Miyabi a été retrouvée, tu sais ! Elle morte seule, à l’hôpital psychiatrique, alors que tu croupissais en prison !

Je me tournai vers lui, le cœur au bord des lèvres. Est-ce que cette histoire était vraie ? Miyabi était-elle réellement morte isolée, enfermée, alors qu’Hide purgeait sa peine pour le meurtre du chef du Gwangju au Japon ?

Mais Hide n’écoutait plus Noa. La tête basse, il lui tournait résolument le dos, s’avançant à pas décidés vers la porte qui menait à l’escalier.

— Si tu m’abandonnes, je me tuerai, comme Miyako ! menaça-t-elle.

Horrifiée, je la vis enjamber la rambarde de la terrasse. Quelques dizaines d’étages plus bas, les voitures passaient comme des jouets dans les lumières de la nuit.

— Hide... appelai-je, alarmée.

Mais il était déjà parti.

— Lola ! l’entendis-je appeler dans la cage d’escalier. On est déjà en retard.

Je n’eus pas d’autre choix que de le suivre.

En bas, il s’alluma une clope, alors que je peinais en courant à sa suite. Il avait décidé de ne pas m’attendre. Derrière la rambarde qu’elle avait de nouveau enjambée, Noa hurlait à la mort, faisant même se retourner les passants. Pas une seule fois Hide ne se retourna. Mais une fois que je l’eus rejoint dans la voiture, juste avant qu’il ne les cache avec ses lunettes de soleil attrapées dans la boîte à gants, je réalisai qu’il avait le coin des yeux humides. Il avait pleuré, en silence, et sans le montrer.


*


— Bon... c’est ici qu’on se sépare, m’annonça-t-il devant le bus qui devait me conduire au terminal 2 de Narita, où Masa devait me réceptionner.

Je hochai la tête.

— Mhm.

Hide retira ses lunettes de soleil. Il jeta un regard aux quelques curieux qui regardaient ce grand type en jogging adossé à sa voiture de luxe, puis posa ses yeux noirs sur moi.

— Je... j’ai aimé te connaître, avoua-t-il pudiquement.

— Moi aussi.

— Peut-être qu’on se recroisera dans une autre vie, si le lien karmique persiste.

— Sûrement.

C’était sans doute le maximum que je pouvais tirer de lui ce soir. Ce qui était compréhensible, vu ce qui l’attendait. Toute son attention devait être dirigée vers le combat à venir.

Moi en tout cas, j’y pensais déjà.

Hide me tira par le bras.

— Viens là, finit-il par me dire en m’enlaçant.

Il me colla un baiser hollywoodien, qui dura bien cinq bonnes minutes. Je m’abandonnai dans ses bras, savourant le moment. Jamais Hide ne m’avait montré son affection en public : il ne m’avait même jamais tenu la main. Ce n’était pas son genre.

Quelques passants se retournèrent, choqués. Deux jeunes gloussèrent. Mais Hide s’en fichait, et moi aussi. Seul comptait ce moment — le dernier, officiellement — que je passais dans ses bras.

Il termina par un smack sonore sur le coin de ma bouche.

— Bon... il faut que j’y aille. Je te regarde monter dans le car avant.

Mhm... le malin ! J’obtempérai néanmoins et le laissai saisir ma valise et la charger dans la soute à bagages. Puis je montai dans le car, pris place et fis coucou à Hide par la fenêtre. À côté, une mamie me jeta un regard réprobateur :

Yakuza n’ja, ano otoko !

Oui. Hide était bien un yakuza. Et pourtant, je l’aimais.

Lorsque le bus démarra, il continuait à agiter la main comme un idiot. Puis, résigné, la tête basse, il fit le tour de sa voiture, et monta dedans.

Il pensait m’avoir eue. Sauf qu’il ignorait un détail d’importance sur ce bus, qu’il n’avait, selon toute vraisemblance, jamais pris de sa vie : il s’arrêtait quelques immeubles plus loin pour charger d’autres voyageurs. Ce fut le moment que je choisis pour descendre et récupérer ma valise sous le regard apathique du chauffeur, avant de la laisser à une consigne de la gare de Shinjuku. Ainsi allégée, je sautai dans la Yamanote pour Shibuya, avant de changer pour la ligne Keiô direction Yokohama.

J’allais, femme ou pas, katagi ou pas, gaijin ou pas, assister à ce combat. Quoi qu’il arrive, je me devais d’être là. Pour lui. Pour moi. Pour nous.

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