Confrontation

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Dans le métro qui m’amenait à Yokohama, je profitai du trajet — presque une heure — pour envoyer un message à Sao.

Je pars demain. Je voulais te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu as vraiment été une super amie... Je suis désolée de t’avoir embarquée dans mes embrouilles et vous avoir mis en danger, toi et Kouma. J’espère que tu auras l’occasion de venir me voir en France.

Elle me rappela immédiatement. En dépit du règlement qui interdisait de passer des appels dans le train, je lui répondis. Il n’y avait quasiment personne, et de toute façon, la situation était exceptionnelle.

— Tu quittes le Japon ?

— Hide veut que je m’en aille. Il m’a pris un billet pour Toulouse via Séoul : mon vol part demain.

— Mais pourquoi ?

— Il fait ça pour m’éloigner au cas où il perdrait son combat contre Li Intyin, le tueur chinois qui vous a menacés, toi et Kouma.

Je l’entendis soupirer.

— Et toi, tu en penses quoi ?

— J’ai peur pour lui, répondis-je en sentant les larmes me monter aux yeux. Il doit affronter Li ce soir... Je suis en route pour le voir.

J’avais peur que Sao me crie dessus, qu’elle me dise de fuir, de ne pas me mêler de ça, de prévenir la police ou je ne sais quoi. Mais ce n’était pas son style. C’était une véritable amie, qui respectait mes sentiments et mes choix, et elle avait compris que j’étais trop accro à Hide pour reculer. Elle m’écouta sans réagir.

— Tu penses que je fais encore une grosse connerie, hein, ajoutai-je pour briser ce silence.

— Non. Des hommes comme Ôkami Hidekazu, on en rencontre qu’une fois en dix vies. Je comprends tout à fait que tu sois prête à prendre des risques inouïs et à vivre sur le fil du rasoir pour lui. Je ne te jetterai pas la pierre... mais fais attention. Laisse-les régler leurs comptes de loin, n’interviens pas, reste planquée. De toute façon, quoi qu’il se passe, je ne pense pas que ce Li Intyin s’en prendra à toi.

— Il disait que je rendais Hide faible... frissonnai-je. Si le combat ne se passe pas comme prévu, il est probable qu’il me tiendra responsable.

Mais d’un autre côté, si Hide perdait... est-ce que j’arriverais seulement à m’enfuir, à courir me réfugier chez les flics puis, le lendemain, à monter dans l’avion comme si de rien n’était ? Est-ce que j’en aurais seulement envie ? Ils avaient parlé de combat à mort.

— Le combat ne se passera pas comme ce Li l’avait prévu, ça, tu peux en être sûre, répliqua Sao.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Tu comprendras quand tu auras regardé la vidéo que j’ai dénichée sur le net. Je te l’envoie tout de suite. Peut-être que ça te rassurera... moi en tout cas, j’y crois. Ton Hide va démolir ce Chinois.

Sao avait sorti ce dernier terme avec une haine qui m’étonna. D’un autre côté, elle était restée attachée des heures dans sa propre maison, en se demandant anxieusement si son fils et elle allaient s’en sortir... C’était normal qu’elle le haïsse.

— Si par hasard tu décidais de rester au Japon, passe nous voir un de ces quatre, termina Sao. Dans le cas échéant... Je te souhaite bon voyage.

Après avoir raccroché, je mis mes air pods et cliquai sur le lien qu’elle m’avait envoyé. C’était une compilation Youtube intitulé « Ôkami uninterrupted wins ». En lançant la vidéo, je me demandai pourquoi je n’y avais pas pensé plus tôt. Si Hide avait vraiment été une gloire du free-fight actif dans le circuit à l’époque du Pride, il y avait forcément des vidéos de ses combats. Celle-là couvrait une période allant de 1997 à 2000. L’époque où je terminais le collège, de mes premières années au lycée... Alors que ma vie d’ado commençait tout juste, Hide, lui, combattait au Tokyo Dome, devant des dizaines de milliers de spectateurs venus du monde entier.

Cela me fit bizarre de le voir quinze ans plus jeune, sans cicatrice ni tatouage. À l’époque, il avait les cheveux encore plus courts, presque rasés. Noa l’avait bien décrit. Ce regard pur et franc... c’était celui qu’il avait posé sur Miyabi, l’amour de sa vie.

Cette vidéo d’une vingtaine de minutes montrait toutes les victoires de Hide. Des fins de combats, des derniers rounds où, exténué et couvert de sang, il dominait son adversaire, qui que ce soit. Que les coups terminaux, ceux où il gagnait sur K-O. À la fin, je me sentis effectivement rassurée. Hide était véritablement un combattant exceptionnel, qui, visiblement, avait marqué l’histoire du free-fight.

Sauf que c’était il y a quinze ans. Avant son « accident ». Et aucun de ses adversaires sur l’ « octogone » du Pride FC n’était un tueur professionnel aux obsessions morbides, déterminé à le vaincre par tous les moyens possibles.

*

L’esplanade du parc Yamashita, devant le quartier chinois. C’était là que Hide avait donné rendez-vous à Li Intyin. Un lieu plutôt passant, pour ne pas dire touristique, qui faisait face, au loin, à la baie de Tokyo. Avec la grande roue de l’île artificielle de Minato Mirai et la vue sur l’océan Pacifique, c’était un lieu de « date » prisé des couples d’amoureux au crépuscule. Je rabattis la capuche grise de ma robe pull Muji sur ma tête pour cacher mes cheveux blonds, en espérant que cela suffise à me rendre invisible des deux belligérants.

Hide était déjà là. Je le repérai immédiatement, avec sa grande taille et sa silhouette imposante. Il attendait, les bras croisés, adossé à la barrière de l’esplanade. Je résistai à l’envie de le rejoindre et attendis à couvert que Li Intyin se manifeste.

Hide regarda sa montre avec agacement, une fois, deux fois. Je le sentais tendu, contrarié. Li était en retard. C’était probablement voulu. Finalement, au moment où je me disais que, peut-être, il s’était dégonflé, je vis la silhouette mince d’un jeune homme en tenue traditionnelle chinoise se diriger à grands pas vers Hide, comme s’il voulait l’attaquer. Son visage était caché par de grosses lunettes noires. Je reconnus néanmoins sa chevelure hérissée et décolorée, tout comme Hide. En le voyant s’approcher, ce dernier le considéra ostensiblement, puis se détacha de la barrière pour traverser l’esplanade dans le sens opposé. Li suivit. Et moi aussi.

J’eus du mal à leur filer leur train. Hide marchait vite, et loin devant moi. Surtout, je ne connaissais pas le quartier. Où comptait-il aller ? Il s’engouffra sur une longue digue s’enfonçant dans la mer, couverte d’immeubles, de bureaux maritimes. À cette heure-là, presque tous semblaient fermés. Au loin se détachait la carcasse de fer et de béton d’un building en construction, vidé de ses ouvriers. Hide longea la palissade où s’affichait l’avertissement habituel « la sécurité d’abord », et qui servait surtout de panneau d’interdiction pour les personnes extérieures au chantier, et s’engouffra souplement dans une brèche. Quelques mètres derrière lui, Li fit de même. Moi également, après une légère hésitation. Qu’allai-je trouver derrière ?

Rien du tout. Les deux hommes avaient déjà disparu. Je me retrouvai dans une grande salle de béton vide, hérissée ci et là de piquets en ferraille. Où étaient-ils passés ? En entendant le bruit mécanique d’un ascenseur de chantier, je compris qu’ils venaient de monter. Je me précipitai vers le bruit, juste à temps pour voir un monte-charge s’élever. Hide et Li étaient dedans, se faisant face en silence, les sourcils froncés, chacun à une extrémité d’un plateau assez grand pour embarquer un bulldozer et une pelleteuse de chantier. On devinait bien qu’ils n’étaient pas là pour prendre le thé.

Je n’attendis pas que l’ascenseur redescende. Je pris l’escalier. Arrivée en haut, je vis une silhouette se découper sous les néons clignotants.

Les bras croisés sur une longue veste noire, le regard hautain et froid. Et surtout, ces cheveux à la Sting dans Dune, d’un blanc électrique qui brillait à la lumière artificielle des lampes de chantier.

Li Intyin. Il m’avait attendue.

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