Départ

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J’ai toujours détesté le paysage qu’on voit de l’autoroute qui mène à Narita. Une succession de bambous d’un vert fluorescent, des petites rizières carrées autour de maisons solitaires ou au contraire trop rapprochées, des gares sans âme où attend un lycéen isolé. Le ciel gris et humide, le plafond nuageux. À chaque fois que j’ai traversé ce paysage, que ce soit dans un sens ou dans un autre, il pleuvait. Les dragons, me disait-on. Ceux qui font tomber la pluie. Ils t’accueillent et te disent au revoir. Ce matin-là, les dragons pleuraient pour moi.

Hide conduisait sans rien dire, le regard fixé sur la route. Qu’est-ce qu’il pensait ? Voulait-il que je parte ? Que je reste ?

Je le lâchai du regard pour reporter mon attention sur le morne paysage de la route.

— T’as appelé tes parents ? me demanda soudain Hide.

— Oui.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Qu’ils avaient déménagé, fis-je en me grattant le bras. Ils habitent dans une ferme au beau milieu de la cambrousse, dans un bled que je ne connais pas.

Hide me jeta un rapide regard.

— Y aura quelqu’un pour venir te chercher ?

— Non. Leur voiture est en panne. Je vais devoir prendre le train, puis le bus.

De la main gauche, Hide palpa sa poche de poitrine, là où se trouvait son paquet de cigarettes. Sauf qu’il portait un sweat à capuche, ce qu’il avait oublié. J’attrapai donc ses clopes dans sa poche, en pris une, la lui allumai et la lui passai.

Thank you, me répondit-il avec ce faux accent japanglais que prenait parfois Sao pour rigoler dans la même situation.

Je m’en allumai une également. On pouvait dire que c’était officiel : j’avais bel et bien repris la clope.

En même temps, difficile de faire autrement, avec lui, pensai-je en regardant Hide.

Je m’étais même mise au whisky. Hide avait assurément une influence déplorable sur moi. Au moins avais-je échappé à la cocaïne que les hôtesses expérimentées s’envoyaient en douce dans les toilettes avant chaque shift.

— J’espère que tu réarrêteras dès que tu seras revenue au pays, eut-il l’audace de me dire, les sourcils froncés. C’est pas beau, une femme qui fume. Et ce n’est pas bon pour la fertilité.

— En même temps, je veux pas de gosses, lui répondis-je en soufflant la fumée.

— Ah oui ? Pourquoi ? Toutes les femmes veulent des enfants.

Je me tournai vers lui.

— Comme toutes les femmes aiment les nounours ? ironisai-je avec un demi-sourire. Excuse-moi Hide, mais il faudrait peut-être sortir des années 50 et te mettre un peu au diapason de notre époque. Et puis t’es mon mec, pas mon père.

Il sourit lentement, les yeux toujours posés sur la route.

— Désolé. C’est vrai que je suis nettement plus âgé que toi.

Je levai les yeux au ciel et tournai ma tête dans l’autre sens, sur le paysage.

— Ça va, tu n’as que 38 ans, Hide, murmurai-je en fixant la pluie. Si tu étais mon père, c’est que tu m’aurais eue à dix ans.

— Onze, corrigea-t-il.

— Et si t’avais un gosse, t’arrêterais de fumer, peut-être ?

— Je n’aurais pas de gosse.

— Je te retourne la question : pourquoi ?

— Y a pas d’avenir dans ce pays pour l’enfant d’un yakuza et d’une hôtesse, soupira-t-il.

Je sentis mes doigts se crisper.

— Parce que tu comptes nécessairement finir avec une hôtesse de bar ? C’est genre, obligé ?

— Dans ce milieu, difficile de faire autrement. Quelle fille normale voudrait faire un enfant avec un yakuza ?

— Moi, répondis-je par provocation.

— Tu viens de dire que tu ne voulais pas d’enfant. Et puis ce n’est pas pareil : tu es une étrangère. Tu ne comprends pas les implications que cela peut avoir, de lier sa vie à un gokudô.

Il allait toutes me les faire, ou quoi ? La différence d’âge d’abord, puis le fait qu’il soit un yakuza, et moi, une étrangère... Je commençai à croire qu’il cherchait à me dégoûter.

Il fait peut-être ça pour que je parte sans aucun regret, me dis-je en le regardant discrètement.

Sans cesse, mes yeux revenaient sur lui. Attirés comme un aimant.

Faut que je me souvienne de tous les détails de son visage.

Puis il hérissait à nouveau ses murailles de glace, et je revenais à cet affreux paysage gris et vert.

Faut que je l’oublie le plus vite possible.

Voilà. J’étais tiraillée entre ces deux options là. La douleur cuisante d’un petit coup de croc de temps en temps, ou un morne paysage gris et vert. Il fallait que je fasse un choix, et que je le fasse vite.

Si tu restes, tu seras pour toujours une réprouvée dans un pays qui n’est pas le tien, avec un homme qui croit que toutes les filles aiment les peluches gnangnan. Si tu pars, tu regretteras toute ta vie de ne pas avoir sauté dans le train, et d’avoir lâché un mec à la personnalité unique, au charisme incandescent, et qui te baise comme un dieu. Un mec dont, en plus, tu étais amoureuse.

Bien sûr, les risques étaient lourds. Menaces de meurtres, de passage à tabac, de blessures à l’arme blanche ou l’arme à feu, addiction à l’alcool et à la drogue dure, extorsion, viols et autres joyeusetés. Ou peut-être, tout simplement, d’être jetée à la rue comme une vieille chaussette au bout de quelques mois, pour être remplacée par une fille plus jeune, plus exotique ou plus sexy.

Nouveau regard dans sa direction. Pour vérifier mon degré de motivation. Et à la vue de ce profil viril et parfait, la jauge remonta immédiatement.

Non. Je ne peux pas le laisser.


*


Le brouhaha cosy du terminal international de Narita, avec ses hôtesses de l’air aimables, ses voyageurs perdus ou pressés, sa bizarre odeur de naphtaline et ses horribles lobbys à moquette. L’un des pires endroits du pays, avec le bureau d’immigration de Shinagawa. Le cauchemar des étrangers ne voulant pas partir. Hide, qui avait récupéré ma grosse valise laissée par Masa à la consigne automatique, faisait rouler mes deux bagages avec un détachement stoïque. Il me suivit lorsque je me présentai à l’enregistrement et attendit tranquillement derrière moi.

— Vous voyagez ensemble ? demanda l’hôtesse en désignant Hide, qui venait de poser les bagages sur le plateau roulant.

Je me tournai vers Hide. Comme j’aurais aimé... Partir avec lui aux Seychelles, ou je ne sais quoi d’autre, loin du Yamaguchi-gumi et des clans ennemis.

Mais au lieu de demander s’il restait des places dans l’avion, Hide secoua la tête.

— Non. Je ne fais qu’accompagner.

— Très bien, répliqua l’hôtesse qui ne s’adressait désormais plus qu’à lui. Il faudra se présenter à l’embarquement dans quarante minutes. Voilà vos billets ! Bon voyage.

Je m’éloignai de l’enregistrement. D’un geste ostensible et désinvolte, Hide me tendit les billets et mon passeport que l’hôtesse lui avait donné à lui, comme s’il était mon foutu tuteur.

— Quarante minutes... fit-il pensivement. Ça laisse peu de temps pour faire du shopping et manger quelque chose... il y a quelque chose que tu voudrais manger en particulier, avant de partir ?

Comme si c’était la bouffe le plus important, la chose qui allait me manquer le plus !

— Pas particulièrement, dis-je mollement, les yeux dans le vague.

Hide balaya du regard les environs.

— Il y a ce restaurant de sushi, juste là... Ils ne seront pas aussi bons que ceux de Tsukiji, mais comme c’est ton dernier repas au Japon, on s’en contentera.

— Je préfèrerai manger des tempura, répondis-je en me rappelant de ces beignets de crevettes et de légumes que j’avais mangé avec Hide cette nuit après une partie de sexe torride au mont Takao.

Cela avait été les meilleurs de ma vie.

— Ok, c’est une bonne idée, acquiesça Hide. Je crois qu’il y a un tenya là-haut, au deuxième étage.

Le repas se déroula dans un silence pesant. L’horloge tournait, et l’heure de la séparation arrivait à grands pas.

— Bon, décida Hide en regardant sa montre. C’est bientôt l’heure.

À croire qu’il avait hâte de se débarrasser de moi.

Il se leva pour aller payer. Une fois dehors, il m’escorta jusqu’à l’entrée de la sécurité. Derrière, je pouvais voir la file pour l’immigration.

— Je voudrais aller aux toilettes d’abord, lui dis-je.

— D’accord. Je t’attends là.

Lorsque je ressortis, il était là, en effet, avec un nouveau paquet dans les mains.

— Tiens. Un peu d’argent de poche pour tes dépenses pendant le voyage. Et ça, c’est pour tes parents. Ça passe la douane : j’ai demandé.

Hide me fourra d’office dans les mains une liasse de coupures de dix mille glissés dans une enveloppe, posée sur une boîte de gâteaux Tokyo Banana. Ça lui ressemblait tellement que j’éclatais de rire.

— Je sais pas comment je vais faire en France quand je n’aurais plus personne pour me doucher de biftons, de peluches débiles et de bouffe improbable soigneusement enveloppée dans des emballages kitschouille. On s’habitue, tu sais. Ça va me manquer.

— Kitschouille ? Je trouve le design des Tokyo Banana très classe, au contraire. Ces gâteaux ont beaucoup de succès. On m’en demande toujours quand je vais dans le Sud.

— Oui, ça, je n’en doute pas, murmurai-je en regardant la banane surmontée d’un ruban violet qui ornait la boîte.

Pour la première fois, Hide parut percevoir mon second degré.

— Mhm... Je ne sais pas trop comment je devrais le prendre, sourit-il. Enfin. Je suis sûr que ça fera plaisir à ta famille. C’est un souvenir de Tokyo.

J’aurais préféré ramener un autre souvenir de Tokyo, pensai-je en le regardant.

Je vis ses yeux se plisser. Il souriait doucement.

— Bon, je crois que cette fois, c’est la dernière, alors...

Il m’attira à lui et m’enlaça. Je pris une grande inspiration de son odeur unique, effrayée à l’idée de l’oublier. Pour un peu, je lui aurais demandé un t-shirt ou une mèche de cheveux.

— Tu vas me manquer, arrivai-je à lui dire sans sangloter.

— Toi aussi, admit-il.

Il déposa un chaste baiser sur le haut de mon crâne. Ce serait tout pour aujourd’hui.

Hide me conduisit lentement mais sûrement vers la file d’attente, où il patienta avec moi jusqu’au dernier moment, sa main tenant la mienne avec fermeté. Puis l’agent de contrôle me fit signe derrière son masque, et je me tournai vers Hide. Ses doigts se détachèrent lentement des miens, comme à regret.

Dewa... dit-il. Sayonara.

Je sentis mes yeux se mouiller de larmes. Je m’accrochai à son cou, cherchant sa bouche. Il me l’offrit volontiers, et je me hissai sur la pointe des pieds, cherchant à faire durer ce moment le plus longtemps possible. Mais l’agent de contrôle s’impatientait. Hide lui jeta un regard noir, et le préposé le prit mal.

Tsugi no kata ! tonna-t-il en se tournant vers la personne derrière moi. Au suivant !

Je dus attendre encore un peu. Puis tout alla très vite : une agente qui me regardait d’un air compatissant me fit signe de passer avec elle, et je me retrouvai embarquée dans la foule des passagers sans pouvoir dire au revoir à mon amant. Hide, lui, dut reculer derrière la vitre en plexiglas. Il resta là tout le temps que dura l’inspection, son regard sombre braqué sur moi.

— C’est bon, vous pouvez y aller !

Je me retournai. Hide était toujours derrière la vitre, illuminant ce lieu impersonnel par sa présence magnétique et féline. Je levai la main pour lui dire au revoir. Il leva la sienne, brièvement. Puis je le vis baisser rapidement la tête, comme s’il ne voulait pas que je le voie. Enfiler ses lunettes noires. Est-ce que j’avais rêvé, ou... il pleurait ?

Je fis quelque pas dans le couloir, indécise. La foule des voyageurs se dirigeait à pas pressés vers les portiques de l’immigration. Une fois que j’aurais passé ce dernier sas, il n’y aurait plus moyen de faire machine arrière. Je me déportai sur le bord, cherchant à rassembler mes esprits. Mon avion décollait dans vingt minutes. Si je voulais le prendre, c’était maintenant.

Des hommes comme Ôkami Hidekazu, on en rencontre qu’une seule fois dans dix vies.

Mes yeux tombèrent sur le sac contenant la boîte de Tokyo Banana et l’enveloppe qui était dedans. Je la sortis, comptai les billets. Dix billets de dix mille, presque mille euros.

Tu parles d’argent de poche...

Il y avait une petite carte dessus, représentant une vue de Tokyo la nuit, avec la tour illuminée et les grands immeubles de Shinjuku. Je la retournai.

J’espère que tu garderas malgré tout de bons souvenirs de Tokyo, et que je ferai partie de ces bons souvenirs. Prends soin de toi.

Je t’aime.

Hide.

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