Décision

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Je relus la carte une nouvelle fois, pour être sûre. Hide l’avait évidemment écrite en japonais : il avait une main sûre, une écriture déliée et élégante, plutôt étonnante pour un mec sans éducation. Est-ce que j’avais rêvé ? Non. Il avait bien écrit ai shite iru, « je t’aime ». Il ne me l’avait jamais dit, mais il l’avait écrit.

Je rangeai la carte dans l’enveloppe et remis le tout dans le sac. Puis je fis demi-tour et allais trouver l’agente compatissante de tout à l’heure.

— Excusez-moi, fis-je avec un air de panique dans la voix, je viens de m’apercevoir que j’ai laissé mon iphone à mon ami... Est-ce que je peux le récupérer en vitesse et repasser la sécurité ?

La femme me regarda d’un air ennuyé. Comme tous les agents de sécurité du monde, elle n’aimait pas ce qui sortait de l’ordinaire.

— Je ne sais pas... Votre ami, c’est la personne qui vous accompagnait tout à l’heure ? demanda-t-elle d’un air suspicieux.

Même en jogging, il y avait marqué « yakuza » sur le visage de Hide.

— S’il vous plaît, suppliai-je. Il faut que je sorte. C’est très important. Je ne peux pas prendre cet avion.

Elle me regarda longuement. Puis jeta un regard autour d’elle. Par chance, aucun autre agent n’avait repéré notre petit manège.

— D’accord... souffla-t-elle rapidement. Mais faites vite !

Et elle me laissa ressortir.

Je me précipitai aussitôt à la recherche d’Hide. Mais il était déjà reparti. Tant pis. Je sortis du terminal en vitesse. J’étais à peu près sûre que l’agente allait réfléchir et donner mon signalement à l'immigration. Même si mes papiers étaient en règle, mieux valait ne pas s’attarder. Une fois dehors, j’achetai un billet de car pour Shinjuku à la machine automatique. Ce fameux car dans lequel je n’étais pas montée la veille...

Le voyage me parut interminable. Encore ces bambous, ces nuages gris. Comment allait réagir Hide en me voyant revenir ? Allait-il se mettre en colère ? Me coller dans le prochain charter ?

J’arrivai à la gare de Shinjuku dans l’après-midi. Là, j’achetai immédiatement un autre billet de car, pour Karuizawa. Il y en avait un qui partait à 22h, pour une arrivée à 7h du matin.

Un doute affreux me prit : et si Hide n’était pas chez lui ? Et s’il était parti se consoler au bar de Noa ? Ou noyer son chagrin dans l’alcool et les bras d’une autre hôtesse ? Ce n’était pas impossible. Après tout, j’étais censée être partie pour toujours.

S’il n’est pas chez lui quand j’y arriverai, décidai-je, alors, je repartirai pour de bon.


*


J’arrivai à la gare de Karuizawa à sept heures du matin, après une nuit agitée. Le jeune assis à côté de moi avait passé le début du trajet à descendre bière après bière, qu’il sortait d’un sac en plastique accroché devant lui. Très vite, il s’écroula sur mon épaule en ronflant une haleine à faire tomber les moustiques en vol. Heureusement, il descendit à Tomioka.

Un taxi attendait devant la gare, le regard morne dans sa voiture. Lorsque je m’approchai de lui, il fit comme s’il ne m’avait pas vue.

Je me dirigeai vers l’arrêt du bus local et checkai les horaires. Mais comment savoir où descendre ? La maison de Hide était perdue dans la forêt. Je n’avais qu’une localisation sauvée sur mon iPhone. Je chargeai Maps, à tout hasard. Puis, avisant une vieille dame aux cheveux violets qui passait par là, je l’arrêtai.

— Excusez-moi...

— Oui ? fit-elle en posant ses yeux sagaces sur moi.

Au moins, elle ne m’ignorait pas.

— Je voudrais me rendre à cet endroit, mais je ne sais pas comment y aller.

La vieille dame rabattit ses lunettes sur son nez, se pencha sur mon écran.

— Ah, Hakuba... Mhm, il n’y a pas de bus qui y va, du moins, il vous faudra marcher plusieurs heures. Pourquoi ne pas demander à ce taxi qui attend là-bas ? Il est libre.

— Il n’a pas réagi lorsque je suis venue le voir.

La vieille dame se dirigea vers lui. Sans se gêner, elle toqua à la vitre.

Sumimasen, unten-san !

La vitre se baissa.

— Oui ?

— Cette jeune demoiselle veut aller au lieu-dit Hakuba. Vous pouvez la prendre en charge ?

Le taxi me regarda d’un air blasé. Puis la portière arrière de sa voiture s’ouvrit.

— Allez-y.

Je me tournai vers la grand-mère.

— Merci... Je ne sais pas comment vous remercier, fis-je en lui tendait maladroitement un billet de dix mille yens.

C’était tout ce que j’avais.

— Eh, pas besoin de ça, voyons ! s’insurgea-t-elle avec un geste énergique de la main. Il suffisait juste d’insister. Les chauffeurs sont un peu durs d’oreille, parfois. Bon voyage, et faites attention à vous !

Je saluai de la tête et montai dans le taxi.

Comment allai-je rentrer si Hide n’était pas chez lui ? Tant pis. Un problème à la fois.

Le trajet me parut encore long que celui du bus, si c’était possible. Des routes de montagne à n'en plus finir, des lacets. Des paysages à couper le souffle. Avais-je vu de si belles choses, la première fois que j’étais venue chez Hide ? Évidemment non. J’avais toujours fait le trajet de nuit.

En reconnaissant le grand portail au bout du chemin, je sentis mon cœur manquer un battement. La voiture s’arrêta à distance respectueuse.

— Vous êtes arrivée, m’annonça le chauffeur sans me poser aucune question.

Je lui tendis un billet de dix mille yens, sur lequel il ne me rendit presque rien.

— Est-ce que je peux avoir le numéro de la compagnie de taxis pour le retour ? lui demandai-je, préférant anticiper le pire.

Il me tendit sa carte, puis la porte s’ouvrit. Je descendis de la voiture, les yeux fixés sur le portail. Il n’y avait personne devant, à cette heure matinale. Je laissai le taxi faire demi-tour et repartir, puis je me dirigeai jusqu’au portail, utilisant le code que Hide m’avait donné : une suite de chiffres dont la prononciation formait une phrase bateau du genre « tous ensemble », un truc typique pour retenir les longues combinaisons au Japon. La porte s’ouvrit. Je m’y engouffrai.

Je quittai rapidement la route asphaltée qui serpentait entre les arbres pour éviter de tomber sur le comité d’accueil : je ne savais pas si Hide avait renvoyé tous ses subordonnés, mais je supposai que certains resteraient quoiqu’il arrive, comme Masa. Pour l’instant, je ne voulais voir personne. Je m’enfonçai donc sur le tapis de mousses vertes et les arbres bien ordonnés et contournai la maison, qui apparaissait déjà en haut de la colline. Derrière, il y avait un petit pavillon au toit de chaume posé dans un jardin de style traditionnel. Il était relié aux appartements privés par un petit couloir de bois couvert : j’allais entrer par là. Je poussai un petit portail de bambous entrecroisés niché entre deux énormes bosquets d’hortensias et me retrouvai face à un jardin sec qui représentait une mer de cailloux blancs. Le pavillon de thé se trouvait juste devant, avec sa coursive en bois qui en faisait tout le tour. Les cloisons étaient ouvertes, et quelqu’un était assis face au jardin zen. Hide.

Il était là, assis en tailleur dans le même kimono de coton indigo qu’il portait pour sa retraite au mont Takao. Les yeux dans le vague, focalisés à la fois partout et nulle part, il méditait, les mains sur ses genoux. Son visage avait l’air fermé, comme s’il était ailleurs. Je me tenais là, à seulement quelques mètres de lui, tout juste émergée de la forêt. Je le fixai.

— Hide, dis-je doucement.

Ses yeux retrouvèrent leur focale. Sans changer d’expression ni bouger un petit doigt, il me regarda en silence. Il y avait dans son visage, sa façon de me regarder, quelque chose de presque triste. Puis soudain, ses sourcils se levèrent avec ce petit mouvement imperceptible qui me faisait tant craquer, et les coins de sa bouche se relevèrent, formant un sourire désolé. Il était content. Heureux, et peut-être même rassuré, de mon retour.

Je traversai le jardin zen. De toute façon, il était censé changer de forme tous les jours.

— Je suis venue répondre à ton message, lui dis-je en m’arrêtant devant lui, face à l’auvent. Celui que tu m’as laissé dans l’enveloppe avec les billets.

Hide me regardait toujours. Et comme il ne me disait rien, je parlai pour lui :

— Moi aussi, je t’aime. Je ne peux pas vivre sans toi.

Il se leva et me fit face, les bras ballants. Je fis un pas en avant, montai sur la dalle de pierre qui conduisait à l’auvent. Puis je me jetai dans ses bras, qu’il m’avait ouverts en grand.

Femme de yakuza... ce n’était peut-être pas si mal, finalement.

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