Sao

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— Tu t’es vraiment retrouvée seins nus devant lui ?

Sao me regarda d’un air concerné tout en tirant sur la paille de son matcha latte.

— Ça n’a duré que quelques secondes. C’était beaucoup moins gênant que le jour où j’ai perdu ma jupe et que Sia a vu mon string !

— Il a dû en faire une apoplexie, sourit Sao avec un sourire malicieux.

C’était le cas. Sia — ce musicien extraordinaire que je respectais tant, et avec qui j’avais jusqu’ici de longues conversations sur la mystique soufie — ne m’avait plus jamais adressé la parole depuis.

— Oublie Sia, lâcha Sao en reposant son gobelet pour s’emparer de son paquet de cigarettes mentholées. Ce mec, c’est qui ? Un Japonais ?

— Je crois, oui.

J’en étais sûre, même.

— Ok. S’il est Japonais, il s’en fout que tu montres un bout de sein de temps en temps, au contraire, même, renchérit Sao. Par contre, il est sûrement timide. Il faudra que tu fasses le premier pas.

— Le premier pas pour quoi ? Je n’ai jamais dit qu’il m’intéressait...

Sao afficha un faux air étonné.

— Pourtant, tu ne fais que me parler de lui depuis tout à l’heure !

C’était vrai. Mais pas pour les raisons que Sao imaginait.

— Je t’en parle parce qu’il symbolise ma honte. Tous mes problèmes, en fait. J’en ai marre de Högir : il me paye six mille yens par set, tu t’en rends compte ? J’ai pas osé dire à Anfal que j’avais accepté le contrat pour aussi peu. Elle qui nous avait dit de ne jamais danser pour moins de dix mille...

— Dix mille, c’est ce qui se faisait à l’époque d’Anfal, statua Sao en tirant sur sa clope. Mais c’est fini, l’âge d’or de la danse orientale à Tokyo. Maintenant, n’importe quelle gamine un peu mignonne qui s’achète un costume cheap dans les boutiques chinoises des galeries commerçantes du métro trouve un resto prêt à l’embaucher. C’est ça qui fait baisser les prix. On n’y peut rien.

Sao avait raison. Elle était elle-même danseuse, et avait donné des cours à Sagamihara, avant que le studio qui l’embauchait ne la remplace par une prof plus jeune. Depuis, elle avait ouvert un salon de tatouage. C’était l’une des rares tatoueuses japonaises, habituée à devoir se battre pour tout. Son shop se trouvant pas loin de la boutique dans laquelle je bossais le week-end, à Kichijôji, je passais souvent la voir lors de ma courte pause de midi.

Midi... Je jetai un coup d’œil à ma montre.

— Merde, il est déjà treize heures... Faut que j’y retourne. Minako va me tuer.

Sao posa son regard tranquille sur moi.

— Minako peut bien te laisser souffler cinq minutes. Pour ce qu’elle te paye !

— Tu sais bien qu’elle ne supporte pas le moindre retard. Et si elle savait que j’étais ici...

Comme beaucoup de monde dans ce pays, Minako détestait le tatouage. Mais, en plus d’être ma patronne, c’était ma logeuse. Sans elle, jamais je n’aurais réussi à trouver un logement, dans une ville où les propriétaires refusaient de louer aux étudiants étrangers. Je ne voulais pas la contrarier.

— On se voit demain ? me rappela Sao.

Je hochai la tête. Tous les dimanches, je me rendais au temple Kanzô-in de Saitama pour un cours de peinture japonaise traditionnelle avec Sao, qui en profitait pour améliorer son niveau de dessin pour le wabori, le tatouage traditionnel japonais. Sao était, de loin, la meilleure élève du groupe. Mais la pauvre devait porter des manches longues et des cols roulés, pour que personne ne devine quel était son métier. Les préjugés envers les tatoués avaient la vie dure ici... en partie parce qu’on les assimilait aux yakuzas.

Je retournai au magasin sans grande motivation. J’avais dû accepter des heures sup’ pour me refaire après le séjour à Istanbul avec Anfal et sa troupe. Cela avait été merveilleux, une parenthèse de rêve pur dédié à la beauté, la musique et la danse, mais cela m’avait laissé sur la paille. Heureusement, j’allais bientôt recevoir ma bourse. D’ailleurs, il fallait que je n’oublie pas de signer...

Je me figeai sur place, en plein milieu de la rue. Signer. Est-ce que j’avais signé ce mois-ci ? La date changeait chaque mois, afin d’obliger les étudiants à se présenter à la fac de manière aléatoire et régulière et éviter les étudiants fantômes qui touchaient de l’argent du gouvernement japonais tout en vivant dans leur pays. Mais nous avions seulement deux jours pour le faire, et si on ratait la date... la bourse qui nous permettait de vivre au Japon n’était pas virée sur notre compte.

Je me précipitai au magasin. Minako était en train d’arranger des chemisiers sur un portant, des « pièces uniques » qu’elle chinait chez Monop’ lors de ses nombreux voyages à Paris et revendait à prix d’or aux riches mères de famille de cette banlieue chic de Tokyo.

— Minako ! soufflai-je d’un ton paniqué. Est-ce que je peux prendre ma journée ? J’ai oublié de signer à la fac !

Minako déplaça son regard de lac sur ma silhouette toute fébrile.

— Mais tes élèves vont bientôt arriver. C’est trop tard pour décommander. Et nous sommes samedi...

— Justement, je crois que c’est le dernier jour pour signer !

— Tu crois, ou tu es sûre ?

Je ne sus quoi lui répondre.

— Tu n’as même pas vérifié ? répéta-t-elle de sa voix placide et cristalline.

J’étais hors de moi, mais également terriblement honteuse. Oui, c’était entièrement de ma faute : je m’étais laissée avoir par le calendrier.

— Tu devrais te montrer plus vigilante à l’avenir... C’est important, de respecter les délais administratifs.

— Alors, tu me donnes mon aprèm ?

— Non. Je te l’ai dit, c’est impossible. Un engagement est un engagement, tu ne peux pas décevoir ces clientes une fois de plus, qui ont patiemment attendu ton retour d’Istanbul ! Tu iras à Mita lundi. De toute façon, ça m’étonnerait que le jour de la signature soit aujourd’hui. Tu t’es sûrement trompée, une fois de plus. Tu as un problème avec les jours et la gestion du temps. De l’argent, aussi...

Oui, j’étais sans doute dyscalculique, ou à moitié-fée, je n’en savais rien. J’espérais juste qu’elle avait raison. Car entre perdre ma bourse et une journée de salaire... sauf que bien sûr, c’était bien plus que je risquais en me fâchant avec Minako. Elle le savait bien.

Je restai donc et accueillis les clientes en affichant mon grand sourire d’artiste de scène, sans oublier de ponctuer le tout d’un « bonjour ! » tonitruant en français. J’avais hérité de ma grand-mère égyptienne une chevelure noir corbeau, mais Minako m’avait convaincu, au début de mon contrat, de me décolorer en blonde comme Dalida — ou plutôt Brigitte Bardot. Je venais d’ailleurs au travail déguisée en parisienne de série, avec une chemise à collerette Vichy, un gros nœud rose dans les cheveux et des fausses ballerines repetto, alors que dans la vraie vie, j’étais plutôt look total black, khôl et perfecto noir. Tout cela était, bien entendu, interdit à « La femme d’à côté », le magasin chic de Minako.

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