Fille de bar

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Dans le train, j’avais l’impression que tous les yeux étaient sur moi. Plus encore que lorsque j’allais danser, aussi maquillée que Haifa Wehbe. C’était la tenue, probablement. C’était rare de voir des étrangères aussi sophistiquées que les Japonaises. La plupart du temps, ce que les gens ici voyaient des Européennes, c’était des filles en jean ou en robe à fleurs, sac de rando au dos. À Tokyo, une blonde en robe de soirée était forcément une hôtesse. Au moins, je portais des tennis. Depuis l’agression de la dernière fois, je voulais pouvoir courir vite...

Un frisson me prit en me rappelant du client mateur qui m’avait tiré d’affaire, pour me proposer encore pire. Pourvu que je ne le revoie pas !

Je me ferai raccompagner à la gare en taxi, décidai-je.

J’arrivais une heure avant l’ouverture du bar, comme me l’avait recommandé Noa. Mais ce ne fut pas elle qui m’accueillit. Je fus reçue par Rina, la senpai chargée de me chaperonner, qui semblait prendre très au sérieux ses responsabilités.

— Tu comptes travailler avec ces chaussures ? me demanda-t-elle après m’avoir regardée des pieds à la tête.

— J’ai apporté des escarpins.

— Va les mettre et rafraichis-toi. Je vais te montrer la salle de maquillage.

Je la suivis dans un petit escalier dérobé, derrière une porte dissimulée par une glace. Il y avait un couloir étroit donnant sur plusieurs pièces fermées : elle en ouvrit une, dévoilant une salle toute blanche ressemblant aux loges d’une salle de spectacle, version luxueuse.

— Tu te mettras là pour l’instant, dit-elle en m’indiquant un pouf excentré situé en deuxième rang.

— Je ne peux pas me maquiller là pour l’instant ?

— Non. Ces places sont pour nos hôtesses attitrées. Si ça te dérange, arrange-toi pour arriver déjà maquillée.

Je n’insistai pas. La hiérarchie... ce n’est pas quelque chose avec laquelle on badine, ici. Je pouvais très bien me maquiller dans un café à côté, comme je faisais souvent avant un spectacle lorsque je sortais directement des cours. C’était commun de voir ça ici, y compris dans les transports.

Rina me considéra un instant.

— Tu as de la chance. La plupart d’entre nous passent par des recruteurs. Toi, tu as eu un passe-droit. Sûrement parce que tu es étrangère, me dit-elle durement.

Un recruteur... l’un de ces mecs décolorés et insistants, habillés comme des caricatures de personnages de Square Enix, qui harcelaient les filles dans la rue. En 2017, l’un de ces types avait assassiné et démembré plusieurs hôtesses...

— Bon, je te laisse te préparer. Tu as les documents que la boss a demandés ? Je dois les photocopier.

— Les documents ?

— Passeport avec visa de travail, carte de résidence, précisa Rina en ajustant l’une de ses longues boucles d’un air agacé.

Je fouillais dans mon sac et les lui tendis.

— Songe à prendre une pochette, aussi. C’est plus sexy qu’un gros sac fourre-tout. Les clients ont horreur des femmes qui ont l’air de baroudeurs négligés.

— Je ne suis pas un...

— Prends celui-là, me coupa-t-elle en ouvrant un placard.

Elle me donna une pochette en lamé doré.

Rina finit par me laisser. Je parcourus des yeux la salle, avec ses grands miroirs à lampions, ses fauteuils capitonnés couleur crème. Devant chaque miroir étaient disposés pinceaux et tablettes de maquillage. Il y avait même des flacons de parfum. Que des marques tape-à-l’œil, avec des odeurs légères et florales. Je me remaquillais rapidement, sortis mes escarpins de mon sac. Je les avais achetés sur E-bay un jour où je me trouvais moche, après être tombé sur l’instagram d’une influenceuse russe. Des plateform shoes en daim fuchsia, avec un talon de douze… je m’étais entrainée à marcher avec, mais ce n’était pas encore ça. De toute façon, d’après ce que j’avais compris, l’essentiel de ce job revenait à rester assise à écouter et servir les clients. Tenir l’alcool, aussi... Là-dessus, contrairement à ce que disait la légende, mes collègues japonaises avaient une nette avance.

Je la retrouvai en bas, au bar, où elle fumait une longue et fine cigarette, qu’elle s’empressa d’éteindre et de faire disparaitre en me voyant redescendre.

— Ces chaussures font un peu charai, mais ça devrait aller pour ce soir. De toute façon, tu es une Occidentale. Les clients ne s’attendront pas à ce que tu fasses preuve de délicatesse !

Je ravalais une réplique bien sentie. Charai. « Vulgaire »... C’était l’hôpital qui se foutait de la charité !

— Tu vas aussi changer de nom, embraya-t-elle. Directives de la boss. Toutes les filles ont un surnom, ici...

J’acquiesçai en silence. Je savais déjà cela.

— T’as l’air un peu russe, alors on va te donner un nom russe. Ça fait fantasmer les clients... pourquoi pas un truc comme Ana ? Ça marche aussi en japonais.

Ana. Pour aller avec les Nao, Noa, Non, Ran et autres Rin. Un truc en deux syllabes et trois lettres, comme un nom d'animal familier.

— Mets-toi là, au bar, m’instruisit Rina. Quand un client arrive, tu me suis pour l’accueillir. Ce sera ton rôle aujourd’hui. Tu dois tout faire comme moi. Observe bien ce qui se passe ce soir.

Je m’assis à la place qu’elle me montrait. Il y avait une femme au bar, et ce n’était pas Noa. Elle me sourit, et me servit un verre en silence. Du shochû, de l’eau-de-vie de Kyûshû, à base de patates... il fallait soigner les apparences, mais par-derrière, c’était autre chose !

Ça ne me dérangeait pas. Je préférai le shochû au champagne. Mais c’était bien ce dernier que je devais vendre...

Les hôtesses arrivaient les unes après les autres. Certaines firent un petit signe de tête en passant devant moi, mais la plupart ne me prêtèrent aucune attention. Tout juste eus-je droit à un discret regard coulé du coin de l’œil. Finalement, Noa fit son apparition, sublime dans une robe rouge dos nu, en stilettos Louboutin.

— On ouvre, clama-t-elle à la cantonade de sa voix sucrée, faites de votre mieux !

Gambarimasu-uuu ! répliquèrent toutes les filles en s’inclinant, avant de se disperser en riant et criant comme des oiseaux dans une volière.

Elles avaient sûrement besoin de ce cérémonial pour se donner de l’énergie. Je les regardais faire, un peu en retrait. Noa avait de nouveau disparu.

Les premiers clients entrèrent. Ils étaient accueillis comme des princes, par une hôtesse qui leur prenait leur manteau, les conduisaient à une table. Rina m’envoya faire ce job une fois ou deux, ce que j’essayais d’accomplir en surmontant mon embarras. J’avais l’impression d’avoir deux mains gauches et des jambes en coton. Les clients ne me calculaient pas, sauf, de temps en temps, en me jetant le même genre de regard à la fois surpris et agacé que m’avaient octroyé les autres hôtesses.

Puis, après une heure de ce manège, Rina estima que j’étais prête pour le grand bain. Les hôtesses tournaient régulièrement autour des tables, venant s’asseoir avec les clients pour discuter et leur demander un verre. Le but, évidemment, étant de leur faire raquer la bouteille la plus chère : un Dom Pérignon millésimé. Dès que l’un d’eux acceptait de payer du champagne, un petit cérémonial se mettait en place. Toutes les hôtesses se rassemblaient autour de la table, battaient des mains comme pour un anniversaire tandis que la fille qui avait réussi à se faire payer la bouteille arrivait en grande pompe avec le magnum, comme si elle présentait Excalibur au roi Arthur.

— Suis-moi, m’intima Rina en avisant la table d’un client entre deux âges, au menton orné d’une curieuse et peu seyante barbichette.

Je la suivis jusqu’à la table, où le client venait justement de payer une grosse bouteille. Il était accompagné de trois autres hommes, des quadragénaires comme lui, dont un étranger. J’avais les mains moites, plus encore qu’avant un spectacle.

— Je vous présente Ana, nouvelle parmi nous, me présenta Rina. Merci de vous montrer bienveillant envers elle. Elle ne connait pas encore bien les usages.

Le client m’invita à m’asseoir, me montrant expressément la place libre près de l’étranger. Rina s’assit à l’autre bout, directement à côté de lui. Ainsi, nous encadrions les clients.

Hi, soufflai-je à son intention. Nice to meet you.

Le client, un grand type blond au visage rougeaud, me jeta à peine un regard.

Hi, répondit-il rapidement avant de tourner la tête.

Je baissai un peu la mienne, refroidie par cet accueil. Rina avait fait une erreur. Je connaissais bien les étrangers au Japon : ils voulaient des Japonaises, par les filles qu’ils trouvaient dans leur pays et que souvent, ils avaient fui. Les clients japonais, eux, m’ignoraient tout à fait. Je fis donc ce qu’on attendait de moi dans ces cas-là : boire un maximum pour écluser la bouteille.

— J’ai soif, finit par miauler Rina. Est-ce que tu pourrais commander à boire, Kon-chan ?

Kon-chan était le petit nom de son client, réservé pour elle seule. Elle m’avait briefée là-dessus lorsqu’il était entré.

— Bien sûr ma puce, qu’est-ce que tu veux ?

— Je boirais bien encore du champagne ! tenta-t-elle, tout sourire, tendant les mains sur son giron comme une petite fille.

— Je préfèrerais du cognac, trancha Kon-chan, finaud.

C’était un habitué. Il connaissait toutes les tactiques des hôtesses.

Rina fit la moue, mais pas longtemps. Le client avait pris une bouteille : c’était déjà ça.

Nous restâmes une heure, puis, de nouveau, les tables tournèrent. Le client étranger eut droit à une Japonaise, Mao, et il se montra beaucoup plus loquace.

— Essaie d’être plus souriante, la prochaine fois, me tança Rina discrètement. Ce gaijin ne s’est pas amusé. C’est pour ça que Kon-chan n’a pas dégainé le champagne.

— Les gaijin payent pour voir des Japonaises, répliquai-je en reprenant le terme insultant pour mon compte. Je pense qu’il aurait préféré t’avoir toi.

Rina posa sur moi ses yeux froids et écarquillés.

— Bien sûr qu’il aurait préféré une hôtesse expérimentée qu’une petite nouvelle qui marche comme si elle avait un bâton dans le cul, dit-elle tranquillement. Mais à quoi sers-tu, si ce n’est à intervenir dans ce genre de situation ? Mon niveau d’anglais n’est pas assez bon.

Je pris une grande inspiration. Ne pas l’envoyer chier... c’était ma première soirée. Rina n’attendait de moi qu’une seule attitude : l’endurance et la soumission. Surrender, comme disait Anfal.

— Désolée Rina, c’est de ma faute. Je ferai mieux la prochaine fois.

Rina plissa les yeux et me regarda en silence. Mis à part cet infime détail, son visage ne montrait rien, mais je pouvais sentir sa satisfaction en sortir par tous ses pores bouchés par le fond de teint Christian Dior.

— Allez. On va voir la table 3.

La soirée se déroula de cette manière. J’allais de table en table, en suivant Rina comme un caneton suit sa mère. À chaque fois, elle me présentait en précisant bien que j’étais nouvelle et ne comprenait rien, sollicitant la clémence du client. Puis elle tentait de vendre sa bouteille alors que je l’aidais à faire descendre le niveau de la précédente. Un rituel immuable, presque lassant. Entre deux tables, nous buvions de grands verres d’eau. Rina n’avait pas l’air ivre, alors que je commençais à sentir les bulles monter.

— Ok, c’est pas mal, me murmura-t-elle discrètement entre deux clients. Prochaine étape : te faire payer à boire. Allez, on y va.

Cette fois, Rina me fit asseoir directement auprès du client. Ce dernier, poussé par les gestes encourageants de ma senpai, se tourna vers moi :

— Est-ce-que-tu-par-les-JA-PO-NAIS ? ânonna-t-il en détachant toutes les syllabes, la bouche grande ouverte.

Hanasemasu yo, lui confirmai-je avec un sourire discret.

Un grand sourire de soulagement apparut sur son visage grêlé.

— Ah ! Je suis rassuré. D’où viens-tu ?

— De Shimokitazawa, arrondissement de Shibuya, fis-je.

L’alcool me rendait railleuse.

— Je veux dire : quel est ton pays ?

— Je suis Française.

— Ah, la France ! Paris ! La chanson ! Le Corbusier ! Françoise Moréchant !

Il se fendit d’une longue énumération de poncifs datant d’il y a au moins une cinquantaine d’années, puis enchaina sur son voyage d’affaires en France dix ans auparavant.

— Que penses-tu du Japon ? Aimes-tu le nattô ? As-tu visité Asakusa ? Est-ce que tu n’as pas trop honte de te mettre nue dans les sources thermales ?

Je répondis patiemment à toutes ces questions qu’on m’avait déjà posées dix mille fois — à l’exception notable de celle sur la nudité dans les onsen. Lorsqu’il me demanda si j’étais déjà allée dans un bain mixte, je me fendis d’un sourire mystérieux. Sous la table, Rina m’avait donné un petit signal : c’était le moment.

— Les onsen mixtes... Ah, je boirai bien un petit verre !

Le client était suspendu à mes lèvres.

— Bien sûr, que veux-tu boire ?

— En tant que Française, je ne bois que du champagne...

— Ah ah, ce n’était donc pas une légende ! Prends ce que tu veux.

Les yeux de Rina brillaient comme des diamants.

— Pourquoi pas le Dom Pérignon ? proposa-t-elle.

— Allez, pour fêter l’arrivée de la petite Française !

C’est ainsi que, dès le premier soir, je réussis à vendre la bouteille de Dom Pérignon. J’ignorais alors qu’il y avait encore plus cher, et réservé à des occasions encore plus spéciales.

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