Le Park Hyatt

9 minutes de lecture

— Je viens voir M. Ôkami Hidekazu, annonçai-je au lobby, la voix légèrement tremblante.

Cela faisait quasiment une semaine que je ne dormais ni ne mangeais plus dans l’appréhension de ce rendez-vous. Qu’est-ce que le loup allait me demander ? Serai-je à la hauteur ? Et d’ailleurs, pourquoi voulais-je tant l’être ? Autant de questions qui m’avaient torturée ces jours derniers.

— Ne bougez pas, me demanda la réceptionniste. J’appelle sa chambre.

J’en profitai pour regarder autour de moi. L’hôtel Park Hyatt, décoré par le grand architecte et designer Kenzô Tange... L’un des plus luxueux de la ville, qu’on apercevait dans Lost in Translation de Sofia Coppola, mais surtout le volume final de Jiraishin, ma série manga préférée. Le bar avec ses petites lampes sur les tables et sa vue sur Tokyo était iconique.

Ôkami ne doit pas habiter la ville, me dis-je en observant le spacieux lobby, les fauteuils clubs en cuir camel et la baie vitrée donnant sur un jardin traditionnel d’un vert fluorescent. Des chambres à mille euros la nuit...

— Il vous attend, m’apprit la réceptionniste. Suite Tokyo.

J’étais étonnée qu’il n’envoie pas un de ses sbires me chercher, mais après tout, il voulait sans doute se faire discret. Si c’était dans ses cordes... on ne pouvait pas dire qu’il passait inaperçu.

Un groom me conduisit jusqu’à l’ascenseur, puis appuya sur l’étage cinquante-deux. L’hôtel occupait toute une tour de Shinjuku, la Park Tower, avec des grands magasins dans les premiers étages. Il y avait même une clinique, une piscine, et un héliport sur le toit. Clairement pas le genre d’endroits que je fréquentais habituellement.

Je profitai du trajet pour vérifier ma tenue. Hide m’avait dit de m’habiller de façon « appropriée », mais je n’étais pas sûre d’avoir bien compris ce qu’il voulait dire. De toute façon, s’il voulait une danse... j’avais pris un costume Bella à tout hasard — l’un de mes plus beaux — et un ensemble shorty plus brassière noire, minimaliste mais seyant, au cas où il voudrait... autre chose.

Arrivée dans l’interminable couloir capitonné, j’hésitai. Et si je tombais dans un traquenard ? Et s’il me retenait contre mon gré, et me... violait ?

Non. Il a dit qu’il ne voulait pas coucher avec toi. Sinon, il l’aurait proposé, et t’aurait fait une offre. Ce type est suffisamment riche pour obtenir ce qu’il veut.

Mais j’étais déterminée à ne jamais céder sur ce point. Il y avait une limite que je ne voulais pas franchir, et c’était celle-là.

La présence de deux gorilles portant l’uniforme yakuza — boule à Z, costume criard et lunettes noires — m’indiqua que j’arrivais devant la bonne porte. L’un d’eux me palpa sans vergogne tandis que l’autre vérifiait la petite carte que je lui tendais. Puis, avec un signe de tête, il ouvrit la porte.

Je me retrouvai dans une suite spacieuse, où le gorille me fit attendre. Il passa un rapide coup de fil, puis m’apporta trois sacs de shopping, tous de marques inconnues et différentes.

— Tu peux aller te changer dans la pièce à côté. Puis passe dans l’autre pièce. Le boss t’y attend.

Hide voulait que je porte une tenue particulière... Je pris les sacs et entrai dans la pièce que m’indiqua l’homme de main, un genre de boudoir de magasin de luxe qui devait servir de dressing.

J’ouvris le premier sac. Il contenait une paire d’escarpins à bride transparente et à strass, qui faisaient sans doute très mal aux pieds. Bon. Au moins, ce n’était pas des platform shoes.

Le second sac portait une inscription en grandes lettres alambiquées. « Bordelle »... Je ne connaissais pas cette marque au nom tristement évocateur. Mais, en ouvrant le papier de soie qui contenait la tenue, je compris que c’était une marque de lingerie de luxe. Et pas n’importe quelle lingerie... de la lingerie érotique, d’inspiration clairement SM.

Je sortis un ensemble porte-jarretelles sans bas — juste des courroies en satin rouge retenues par des boucles fines sur les cuisses —, un soutien-gorge ouvert redresse sein assorti et une culotte fendue, si on pouvait appeler « culotte » un bout de gaze et quelques ficelles servant uniquement à saucissonner les hanches et le cul comme un gros cadeau pour monsieur. J’étais folle de colère. Mais, en même temps, bizarrement émoustillée... Jamais de ma vie je n’avais porté d’oripeaux de ce genre. C’était une première. Et il proposait de me payer pour ça... alors, pourquoi pas ?

Le dernier sac contenait un morceau de soie, que je devinais à travers le papier. Je le déballai pour découvrir un déshabillé gris perle d’une finesse incroyable. Je regardais l’étiquette. Dolce & Gabbana... Hide ne s’était pas foutu de moi. Je contemplai le tout, étalé devant moi.

Bon, il n’y a plus qu’à ...

Une fois mon habit de lumière enfilé, je pris le temps pour me regarder. Avec ma grosse poitrine et mes fesses rebondies, c’était franchement obscène. Mais Hide ne s’était pas trompé sur la taille. Il avait dû se renseigner auprès de Noa...

Je peux pas aller le voir comme ça, pensai-je, mortifiée, en voyant mes mamelons au garde à vous. Heureusement, j’avais prévu le coup. Je m’étais attendu à une entourloupe de ce genre, et j’avais pris des cache-tétons à tout hasard, de ceux dont on se servait pour planquer les mamelons sous les costumes. Hors de question de réitérer l’expérience du Samanyölu, le soir où Hide avait vu mes seins...

Mais le pire restait le tanga fendu. La gaze devant allait bien lui montrer que j’étais entièrement épilée — une habitude personnelle que je gardais depuis des années, y compris en étant célibataire — et cette fente impudique allait tout lui dévoiler de mon anatomie. Il allait sûrement me demander de gigoter devant lui, de m’exhiber et de remuer un peu du popotin. Choses que j’allais faire en gardant les jambes bien fermées. Je me remémorais suffisamment de mon dernier stage de fusion burlesque pour pouvoir donner le change, et le faire sans être obscène. Juste sexy, comme Vicky Butterfly.

Je passai le kimono sur mes épaules, enfilai les talons — eux aussi m’allaient parfaitement — et fis une série de « poses du lion », bras ouvert, langue sortie et yeux exorbités, pour me donner de la force. Surtout, ne pas paniquer.

Puis j’ouvris la porte.

La suite était moins grande que ce que je m’étais imaginé. Mais d’un luxe... elle dégageait une ambiance intimiste, avec son salon séparé en deux, ses fauteuils club et sa lumière tamisée. Une grande baie vitrée donnait une vue spectaculaire sur le Tokyo éclairé par le soleil couchant. Il y avait même un piano à queue, d’un noir laqué reflétant les épais bougeoirs en argent, les masques coréens et la bibliothèque garnie de livres d’art huppés.

Hide était assis dans un fauteuil, dans l’ombre, un verre de whisky à la main et une clope dans l’autre. Pour changer.

— Bonsoir, m’annonçai-je en croisant soigneusement les jambes pour ne pas tomber.

Ces chaussures donnaient une démarche particulière. C’était sans doute pour cela qu’il les avait choisies.

Hide se leva et me servit un verre. Je le pris en remerciant du bout des lèvres. Il me regarda, les yeux cachés derrière ses verres fumés — une sale habitude — et s’alluma une nouvelle cigarette, qu’il coinça entre ses dents pour me détailler des pieds à la tête, les mains dans les poches.

— Qu’est-ce que vous désirez de moi, danna-sama ? ironisai-je, mon verre à la main.

Finalement, je me sentais bien dans ce rôle de femme fatale. Mais Hide ne marcha pas dans mon jeu.

— Arrête de jouer un rôle. Ça ne te va pas. Et je t’ai dit que je n’étais pas ton patron.

Je baissai le nez dans mon whisky. Du Makers Mark, comme l’indiquait la bouteille posée sur le guéridon. Hide ne m’avait sans doute pas pardonné mon refus de sa protection, le premier soir. Cela expliquait sans doute pourquoi il refusait de reconnaître qu’on se connaissait avant le bar...

— Mets-toi devant la baie vitrée. Je veux que tu danses pour moi.

Je levai un sourcil.

— Et la musique ?

— Pas besoin de musique. Tu n’as qu’à l’imaginer dans ta tête.

D’accord... Il voulait juste mater, sans fioritures. Je posai mon verre et marchai jusqu’à la baie vitrée. Elle dominait tout Tokyo. Heureusement que nous étions au cinquantième étage, car sinon, ceux d’en face risquaient de me voir.

— Enlève ce kimono, m’indiqua Hide au passage, reprenant son verre pour se réinstaller dans son fauteuil.

Je m’exécutai. Heureusement, la lumière était tamisée. Et il était habillé. Je ne le voyais pas se soulager devant moi, ce n’était pas son genre. Enfin, je l’espérais...

— Pose tes mains sur la vitre, m’ordonna-t-il. Face à la ville. Et remue-toi comme si un homme te caressait.

Comme si un homme me caressait... Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas senti les mains d’un homme sur mon corps pour pouvoir m’en souvenir. Et de toute façon, aucun ne m’avait jamais fait grimper aux rideaux.

J’avais du mal à entrer dans le jeu. Pas de musique, une tenue franchement obscène... Et, face à la vitre, je me voyais en train de me déhancher en sous-vêtements presque aussi nettement que si c’était un miroir. C’était plutôt gênant... surtout lorsque je vis arriver une autre fille derrière moi, qui débarqua en peignoir avec un verre et vint s’asseoir sur les genoux de Hide.

— Ne te retourne pas, m’ordonna ce dernier me voyant faire mine de me retourner. Continue.

Je continuai donc à me dandiner mollement. C’était ridicule... Hide ne me regardait même pas. Il était en train d’embrasser voracement la fille...

De nouveau, je tentai un petit regard en arrière. Et si c’était Noa ? Si elle me reconnaissait, je serais virée... ! Les filles n’avaient pas le droit d’accepter les rendez-vous privés avec les clients. Il fallait mettre le club dans la confidence — et reverser une commission. Surtout, ces rendez-vous ne devaient pas être de nature sexuelle, pour ne pas risquer de faire tomber le club dans l’illégalité.

Mais ils vont faire l’amour, ou quoi ?

La fille était carrément assise sur Hide. Elle le chevauchait, et poussait des petits bruits entre le gémissement et la plainte. Le chant d’appel au coït typique des films pornos.

Je fermai les yeux. Je n’avais aucune envie de voir ça. Je me mis sur le mode automatique, et remuai mes hanches sans trop y croire. Bientôt, ce serait fini : je pourrais toucher mon fric et repartir.

Soudain, je sentis des mains sur moi. On me touchait les cheveux... Je rouvris les yeux d’un seul coup. Hide flattait ma croupe, qu’il gratifia d’une petite tape.

— À quatre pattes.

— Non, je...

— Je vais pas te toucher.

Je lui obéis. Hide était juste derrière moi, debout. Il voulait pouvoir mater à travers la culotte fendue, ce salaud !

— Écarte les cuisses. Et caresse-toi avec ça.

Un objet gros et noir tomba devant mes yeux. Accompagné d’une pluie de billets de dix mille.

Connard.

— Tu peux aussi te relever et repartir, lâcha-t-il. Sans les biftons.

Je grognai et saisis l’objet.

— Pas de ... pénétration, réussis-je à articuler.

Je l’entendis acquiescer.

— Pas pour toi, non.

Sa réplique fut accompagnée par un rire cristallin. Sa pouf était avec lui. C’était elle qui allait se faire enfiler... pendant que je devrais me contenter de l’objet qu’il avait bien voulu me donner. C’était la première fois que je touchais un tel truc. J’étais tellement embarrassée...

Un rapide et discret coup d’œil à la vitre m’apprit que Hide venait de mettre l’autre fille à genoux devant lui. Bientôt s’éleva un concerto de gémissements, comme si je n’étais pas là.

— T’occupe pas, me lança Hide d’une voix désinvolte lorsqu’il me vit relever la tête. Et mets-y plus de conviction. On ne dirait vraiment pas que t’es en train de prendre ton pied.

Ça, c’était sûr que non... mais je lui obéis. L’appât du gain, toujours.

Les cris de la fille montèrent crescendo. D’après ce que j’entendais, il la pilonnait vraiment sauvagement. Lui-même ne faisait aucun bruit : à peine entendis-je son souffle rauque, parmi les autres bruits caractéristiques du sexe.

Yamete... ! l’entendis-je couiner à un moment, comme une mauvaise caricature de hentai.

Genre, grommelai-je intérieurement, toujours occupée à bouger mes hanches d’avant en arrière. Le pire, c’est que cette bande sonore commençait à me faire de l’effet. Le silicone, que jusqu’ici je frottais à sec, avait fini par s’humecter.

Et enfin, cela se termina. La fille jouit violemment — ou fit semblant —, puis se releva. Je vis ses petits pieds parfaitement manucurés passer devant moi.

— Pour toi, Ana, dit-elle en laissant tomber une nouvelle flopée de billets. Tu as bien travaillé.

Cette voix... lorsqu’elle se baissa vers moi, je reconnus son visage. Noa. C’était bien elle.

Elle me sourit, doucement.

— Ramasse ton fric et rentre chez toi, m’ordonna-t-elle de sa voix sucrée. Tu peux garder les fringues.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0