Les fleurs d'Edo

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Pour vaincre, il faut connaître ton ennemi, disait Sun-Tzu, le grand stratège chinois. Dès mon retour chez moi, je me mis donc à stalker le compte Instagram de Noa. J’espérais tomber sur une faille, quelque chose qui me permettrait de gagner. Gagner quoi ? Mon passeport, ou ... l’attention de Hide ? Je n’en étais plus trop sûre. Le bar, avec son rythme de nuit, sa fausse magie, avait déjà jeté son emprise sur moi.

Vue à travers le miroir déformant des réseaux sociaux, la vie de Noa n’était que luxe, glamour et superficialité. On la voyait fêter son anniversaire dans de grands hôtels, littéralement douchée de sacs Dior, Chanel, Piaget, Vuitton. Mais aussi de nounours en peluche, d’énormes bouquets de fleurs, de pâtisseries de luxe et de caisses de fruit. Comme une petite princesse au milieu de ses jouets. C’était ça, la vie qu’elle proposait, attirant des filles de bar de tout le Japon. Au fin fond des campagnes, des banlieues moches, des petites lycéennes rêvaient de ce luxe en plastique et des néons des Champs Élysées japonais.

Mais son compte montrait également une autre facette de Noa, qui recoupait celle racontée par Momoka. J’appris notamment, en la voyant poser déguisée en Sano Manjirô, qu’elle était fan des Tokyo Revengers, un manga sur les gangs de lycées. De temps en temps, quelques rares photos d’elle auprès d’anciens amis à Chiba montraient d’où elle venait, et cela ne faisait que renforcer l’attrait qu’elle pouvait exercer auprès des minettes paumées. « Je viens d’une banlieue moche, mais je m’en suis sortie, et aujourd’hui, on fête mon anniversaire au club Spiral de Daikanyama... »

Je scrollai des heures parmi les photos et les commentaires d’admirateurs, de clients et autres mecs lourds. Tous semblaient fous d’elle. Parmi ces hommages frôlant parfois les limites, je tentais de trouver quelque chose de familier. Je cherchais des traces de Hide, évidemment. Mais il n’y avait pas une seule photo de lui. Des photos de Noa en week-end, en revanche, apparemment seule, qui la montraient au bord de la piscine du luxueux Roku Kyôto en maillot de bain sexy et petit caraco sur les épaules, posant pour un mystérieux « danna ». D’autres à Hawaï ou à Guam, où elle montrait ses fesses rebondies en slip tanga. Sur un lit immense avec un body qui met son décolleté en valeur. Ces photos donnaient une impression d’intimité, de réussite, de bonheur.

Je me demandais où était Hide, là-dedans. S’il se trouvait dans le contrechamp, ou tenait le téléphone qui avait pris ces photos. J’avais décidé de ne plus jamais revoir ce type. Alors pourquoi ressentais-je une telle jalousie ?


*


Noa ne fit aucun commentaire en me voyant revenir travailler. Pas une fois elle n’évoqua la soirée que nous avions passée à l’hôtel avec Hide. Elle poussa même le bouchon à me demander comment j’allais, à se montrer pleine de sollicitude. Elle me demanda si j’avais un médecin à Tokyo, et m’en conseilla un. Elle ajouta même un petit billet de « mimai kin » — les étrennes au malade — dans mon enveloppe le premier soir, pour compenser la journée que je n’avais pas travaillée. Et, lorsqu’elle me vit sortir directement l’argent de cette enveloppe pour le rajouter à une autre, que je lui tendis, elle ne cilla pas.

— Voilà l’argent que je te dois, Noa.

— Et Rina ?

— Je l’ai déjà remboursée.

Noa me considéra en silence. Puis elle se dirigea vers le coffre-fort, attendit... Et se retourna.

— Au fait, tu as une tenue pour la soirée de la semaine prochaine ?

— Quelle soirée ?

— Celle de la Golden Week.

La Golden Week, la grande semaine de congés de mai. Je l’avais complètement oubliée.

— Le bar n’est pas fermé ?

— Deux soirs seulement. Puis il y aura cette soirée sur le thème Edo, tu sais ce que c’est ? L’ancien nom de Tokyo, et aussi une période historique.

Je hochai la tête rapidement. Noa me prenait vraiment pour une idiote inculte.

— Toutes les hôtesses doivent venir en kimono, ajouta-t-elle, toi y compris. On peut t’en trouver un, bien sûr, et t’avancer l’argent... cela sera sans doute plus sûr. Je ne sais pas si tu sauras choisir un kimono adéquat, en tant que Française...

Je me hâtai de décliner l’offre. Si je l’acceptais, elle allait encore me faire contracter une dette phénoménale.

— Je suis obligée de venir travailler ce soir-là ? Comme tu l’as toi-même souligné, je ne suis pas Japonaise. J’aurais l’air ridicule en kimono.

— Au contraire, m’assura Noa avec un sourire mielleux. Mais c’est comme tu veux. Je te laisse une soirée pour réfléchir, si tu veux ?

J’acquiesçai, pour faire acte de bonne volonté. Mais j’avais bien l’intention de récupérer mon passeport, quoiqu’il arrive.

Cette fête, à laquelle je n’avais prêté qu’une oreille distraite jusqu’ici, fut au centre des conversations toute la soirée. Au détour de l’une d’elles, j’appris que Hide serait là.

— Il doit partir en voyage d’affaires à Hakone, entendis-je dire Noa à Ayu non loin de moi. Puis après, à Hawaï, puis Hong Kong... Je ne pense pas qu’il repassera au club avant cet été.

Mon cœur se mit à battre plus vite. Je n’avais aucune intention de m’attarder au club cet été. Mais je voulais aussi dire ses quatre vérités à Hide avant de partir, et lui rendre les sous-vêtements qu’il m’avait laissés. Dès que je voyais ce sac dans ma chambre, je me sentais humiliée.

Vers vingt-trois heures, j’avais déjà pris ma décision. C’était une connerie, sans nul doute... mais il fallait que je parte la tête haute, sur un coup d’éclat.

Je devais lui faire regretter.

Alors, à la fin de la soirée, je vins trouver Noa.

— Je vais participer à la fête, lui annonçai-je sur un air de défi. Ensuite, je partirai. Après t’avoir remboursé et récupéré mon passeport.

Noa n’eut pas l’air plus contente que ça. Depuis le début, elle savait. Elle savait que j’allais rester.

— Trouve-toi une tenue. Demande conseil à Momoka, au pire... Elle saura te conseiller. Sans trop te faire dépenser, ajouta-t-elle avec un sourire perfide.


*


C’est ce que je fis. Momoka m’accompagna dans les grands magasins, notamment, au rayon kimono du Isetan à Shinjuku.

— Tout est beaucoup trop cher, remarquai-je à regret en effleurant les soieries magnifiques des modèles présentés.

— Et surtout, beaucoup trop formel pour ce que cherche Nao pour sa fête. Tu sais quoi ? Je connais un autre magasin, sur Omote sandô. Ils vendent des trucs un peu décalés, et bien moins chers... La parade, ce serait d’acheter un yukata. Tu peux te le permettre : c’est la saison.

Un yukata, un kimono léger en coton, non doublé. Ce qui servait autrefois de sous-vêtement, porté aujourd’hui en été par les gamines aux fêtes traditionnelles... J’en avais une image assez cheap, mais Momoka m’assura le contraire.

— Il suffit de prendre un yukata de créateur, et pas un truc fabriqué à la chaine en Chine. Ce sera cher, mais largement moins qu’un vrai kimono. Allez, suis-moi.

Et elle m’embarqua à sa suite dans le métro, jusqu’à la station Harajuku.

Cela me fit bizarre de retourner dans ce quartier avec Momoka. Le studio de danse d’Anfal se trouvait là... Je n’avais aucune envie que la chorégraphe sache dans quel milieu je frayais désormais, mais d’un autre côté, Momoka n’aurait pas dépareillé parmi ses élèves. Elle m’amena jusqu’à un magasin somptueux, au centre duquel se trouvait un superbe cerisier plus vrai que nature.

Les yukata avaient des design vraiment originaux, qui différaient de ce qu’on voyait tous les jours. Certains agrémentés de petites dentelles, de pièces non traditionnelles. Il y en avait même en imprimés wax ! J’en repérai un avec de longues rayures pastels, dans des tons parme, beige, jaune et marron clair. Surtout, il était décoré de chats noirs stylisés, un peu naïfs, comme si on les avait peints à la main sur la toile de lin.

— Tsumori Chisato, acquiesça Momoka en soulevant l’étiquette. Bon choix. Ces couleurs claires iront très bien avec tes cheveux blonds.

Le kimono coûtait 60 000 yens, sans la ceinture obi. Mais il me plaisait vraiment.

— Prends-le, me conseilla Momoka. Avec, tu charmeras bien un patron qui te fera oublier Ôkami... du moins, je te le souhaite !

Je baissai les yeux pour qu’elle ne voie pas mon expression. En réalité, c’était bien Hide que je voulais impressionner.


*


La fête en kimono était censée évoquer l’âge d’or des « maisons de plaisir » de l’ancienne Tokyo. Le bar avait été décoré de bouquets de fleurs magnifiques — envoyés par les clients — et toutes les hôtesses, avec leurs kimonos en soie délicate, avaient l’air de poupées. À peine arrivée, je me rendis compte de mon erreur : j’avais trop de formes pour ne pas avoir l’air ridicule en kimono. Surtout, pas une seule ne portait un simple yukata. Elles étaient toutes en kimono. Mao, l’hôtesse star du mois, jeta un regard condescendant sur mon yukata en lin. Je me sentais autant à ma place qu’un poisson qu’on aurait forcé à monter à un arbre. J’avais payé ce Tusmori Chisato la peau du cul pour ne pas être en reste, en remontrer à tous. Mais encore une fois, tous mes efforts étaient vains : les filles étaient toutes mille fois plus belles que moi avec ce vêtement qu’elles portaient avec grâce et naturel. La nouvelle venue, Mayu, que tout le monde adorait et qui était en train de devenir une véritable star au club, fit sensation en portant une tenue en soie rappelant celle de la Chine antique, avec un bindi en forme de lotus de cinabre entre les deux yeux. Noa, quant à elle, portait un kimono noir et blanc tout simple, qui révélait une épaule et un superbe tatouage de pivoines : une tenue qui évoque les femmes parieuses des films, comme Miki Sugimoto de Girl Boss. Certaines avaient des billets de dix mille yens coincés dans le col de leur kimono... des cadeaux de leurs clients, qui voletaient comme des chats dans une cage remplie de papillons. Cette image me rappelait les biftons coincés dans les ceintures des danseuses égyptiennes : une pratique qu’Anfal nous avait toujours conseillé de refuser. « Respectez-vous et faites-vous respecter », avait-elle coutume de dire.

Me faire respecter... c’était exactement ce dont j’avais l’intention.

Une main vint se poser sur ma hanche, juste sous mon obi.

— Ça te va bien.

Cette voix chaude et grave... Hide. Je me retournai, surprise. Je ne m’attendais pas à devoir l’affronter aussi tôt.

Voir son visage de chasseur à l’affût me fit rougir malgré moi. Je ne savais pas pourquoi ce mec me faisait un tel effet. Est-ce que c’était son look outrancier, ses cheveux d’un noir de jais gominés en arrière, cette cicatrice obscène qui lui traversait le visage ou ses yeux de loup à l’éclat presque rouge ? Son demi-sourire narquois et sûr de lui, peut-être. Ou ce corps massif, prêt à éclater dans son costard, ces clavicules puissantes que je voyais dans l’ouverture de sa chemise...

— Merci, bafouillai-je gauchement.

Hide me détailla des pieds à la tête.

— Comment tu vas depuis la dernière fois ? Je ne t’ai pas vue mercredi dernier. Noa m’a dit que tu avais été malade.

Noa m’a dit que, Noa m’a dit ça... Il ne pouvait pas arrêter avec sa pétasse ?

— Ça va, répondis-je sans le regarder. J’ai connu pire.

Hide se permit un petit sourire.

— Ah oui ?

Y a plus gros que toi, oui, pensai-je en me rappelant du cauchemar que j’avais vécu avec Idriss. Mais c’était précisément pour fuir les mecs toxiques que j’étais partie au Japon, sans billet retour.

— Si tu te sens mieux, tu pourras faire encore un petit boulot pour moi, continua Hide en attrapant un verre sur un plateau.

Je sentis une sueur glacée me couler le long du dos. Qu’est-ce qu’il allait me demander, encore ?

— Non merci. Ce qui s’est passé au Hyatt, c’était mon maximum.

Hide ignora ma remarque. Il agita un peu son verre et prit une grande rasade de whisky.

— Je veux que tu m’accompagnes à Hakone, lâcha-t-il après avoir fait claquer sa langue.

— Je croyais que tu ne voulais pas de femme pour tes business ? répliquai-je.

— J’y vais pour régler quelque chose en toute discrétion. C’est pour ça que j’ai besoin d’une femme. Faut que ça passe pour un week-end de détente.

Un week-end de détente... comme celui qu’il avait passé avec Noa à Kyoto dernièrement ? Quand il l’avait photographiée à moitié nue dans la piscine ?

— Et Noa ? Elle ne vient pas avec toi ?

Hide baissa les yeux sur les glaçons dans son verre.

— Pas cette fois. Et comme je te l’ai dit, c’est rare que j’emmène des femmes en rendez-vous d’affaires.

Alors pourquoi t’as besoin de moi cette fois ? pensai-je très fort en le fixant des yeux.

Il soutint mon regard. Hide avait un visage de brute, mais un regard étrangement intelligent, presque... magnétique.

— Pas de strip-tease, soufflai-je. Et toujours pas de sexe. Juste de l’escort.

De nouveau, il sourit. Ce sourire...

— Je veux que tu le dises, continuai-je. Que tu promettes.

— Pas de strip, ni de baise, répéta-t-il très sérieusement. Juste de l’escort.

— Tu me le jures ?

Hide vissa son regard dans le mien.

— Tu veux que j’enlève ma chemise, que je m’agenouille et que je me coupe le petit doigt pour te prouver ma bonne foi ?

Oui, pourquoi pas ?

Mais je n’osai pas le lui dire. À la place, je posai une nouvelle condition.

— Et cent mille yens versés directement dans ma poche. Pour que je puisse rembourser Noa une bonne fois pour toutes et me barrer de ce club.

Hide se permit un petit rire rocailleux.

— Tu crois que tu as vraiment envie d’arrêter le bar ? Je trouve que tu vends plutôt bien... tu pourrais devenir une hôtesse de première classe, si tu te trouvais un protecteur.

Une hôtesse ! Comme si ce métier était le top du top, pour une femme.

— Et ce sera toi, peut-être ? répondis-je du tac au tac, le souffle court.

— Non. Je patronne déjà Noa.

— Alors, emmène-la à Hakone !

— Elle n’est pas libre. Si tu viens à sa place, je te donnerais ce que tu demandes. Et un petit extra.

Un petit extra...

— Tope-là, fis-je en tapant sa grande main.

Un court instant, ses doigts effleurèrent les miens. Puis il reposa son verre et se retourna. Il était déjà sur le départ. Maintenant que l’affaire était réglée... il ne comptait pas s’attarder. Pourtant, il venait juste d’arriver. Est-ce qu’il n’était venu que pour me proposer ce deal ? Et si oui, pourquoi ? Qu’est-ce que ça cachait ?

— Une voiture viendra te chercher au bar vendredi soir, dit-il en remettant son blazer. Emmène le strict minimum. Pour le reste, on verra sur place.

Un frisson me descendit le long de l’échine alors que l’histoire de Momoka me revenait en mémoire. Miyabi... elle avait disparu un jour, et on ne l’avait plus jamais revue. Enlevée par les dieux, avait-on dit... Elle n’avait sans doute pas eu besoin de valise.

— Je préviendrai ma coloc que je passe le week-end à Hakone, lâchai-je subitement. Elle travaille à l’ambassade de France.

Hide haussa un sourcil nonchalant.

— Préviens qui tu veux, tant que t’es à l’heure lorsque Masa viendra te chercher. Vendredi, 19h. Dis à la patronne que t’as un dôhan. Normalement, ça donne droit à un petit extra.

Le fameux rendez-vous tarifié.

Soudain, Hide se pencha, et me fourra un petit paquet dans les mains.

— Pour te remercier de ta peine mardi dernier... garde-le pour toi, murmura-t-il en effleurant ma joue.

Le temps que je reprenne mon souffle, et il n’était plus là.

Le petit paquet contenait des perles de chez Mikimoto. Des perles noires, montées en boucles d’oreille. Un cadeau à plusieurs milliers d’euros, qui, si je trouvais le bon revendeur, pouvaient rembourser toutes mes dettes.

Mais je ne le pouvais pas. Revendre un tel bijou, c’était trop compliqué. Du moins, c’est ce dont je me persuadai.

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