L'arrangement

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Je suivis Hide jusqu’au sommet, au temple. Il y logeait. Normalement, les femmes étaient censées dormir dans une aile à part, mais les moines ne firent aucune objection en me voyant revenir avec lui. On ne contrarie pas un oyabun du Yamaguchi-gumi.

— Va prendre un bain, m’indiqua Hide, toujours aussi directif. J’ai dit aux moines que tu y allais : ils ont mis le panneau « femmes » devant. Je vais appeler Masa et lui dire de te monter des fringues.

Une fois de plus, Hide voulait me déguiser comme une poupée à sa convenance. Il comptait sûrement me baiser sauvagement cette nuit, moines ou pas, et voulait que j’ai l’air sexy, à l’image des femmes-objets qu’il aimait. Je fus surprise lorsqu’il me demanda mon adresse, le téléphone vissé à l’oreille :

— Où Masa doit-il aller chercher tes fringues, et qu’est-ce que tu veux ?

— Dis-lui juste d’acheter un t-shirt et une culotte en coton chez Muji, répondis-je, me refusant à compromettre Sao. Avec une brosse à dents, à cheveux et du shampoing.

— C’est tout ? Les femmes ont besoin de plus, d’habitude.

Ce n’était même pas ironique.

— Je ne vais plus jouer les poupées russes pour toi, Hide. Surtout pas dans un temple bouddhique.

— Dommage, répliqua-t-il en souriant de toutes ses dents. Je suis sûr que les moines apprécieraient ! C’est des mangeurs de viande, ceux-là.

— Je ne suis pas ta chose... !

Pour toute réponse, j’eus droit à un ricanement et à une tape sur les fesses. Les machos de Kyûshû... le pire, c’est que ça me plaisait. J’étais déjà mouillée, et pourtant, je ne venais pas de la cascade.

Lorsque je sortis du bain, un sac flambant neuf m’attendait dans la chambre de Hide. Un t-shirt en coton pour femme, une culotte et un nécessaire de toilette, comme j’avais demandé. Masa avait poussé le zèle jusqu’à rajouter une lotion pour la peau de marque Muji — une de celles qui sentaient si bon mais que ma peau supportait assez mal —, un tube de mascara, du rouge à lèvres rose et une boîte de fond de teint. J’aurais plutôt pris un eye-liner et du démaquillant, mais bon : c’était la logique bien masculine de Masa. Je vis en revanche qu’il n’avait pas oublié le tube de lubrifiant et les condoms, à peine dissimulés dans un autre sac... Ce constat me fit grogner. Tout le monde savait que j’étais la pute de Hide : même les moines du Yakuô-in, même Masa — surtout Masa — étaient complices. Mais pourquoi j’avais chaud comme ça ?

Hide ne tarda pas à débarquer à son tour. Il avait troqué son jogging/sweat-shirt contre une tenue de travail de traditionnelle comme en portaient les moines, de ce bleu indigo qui allait si bien avec sa peau hâlée et ses prunelles fauves. J’attendis, le dos rond, qu’il manifeste un signe de tendresse à mon égard. Après tout, à la cascade, il m’avait embrassée. Mais il se contenta de fermer son sac d’un geste rapide — comme si je n’avais pas déjà vu ce qu’il contenait —, de prendre son téléphone et de ressortir. Je le suivis dans le couloir, ne sachant pas quoi faire d’autre.

Les moines avaient ouvert une salle à tatamis où nous attendaient deux plateaux, positionnés devant deux coussins, face à une baie vitrée ouvrant sur les fameux érables du mont Takao, d’un vert violent en cette saison. Hide s’assit en tailleur : je l’imitai sans essayer d’avoir l’air « féminine ». Noa pouvait sûrement rester en seiza comme il le fallait, mais pour ma part, je ne pouvais pas tenir la position très longtemps.

— Masa est reparti ? demandai-je timidement à Hide qui avait déjà saisi ses baguettes.

— Il a des affaires à régler pour moi. Mais ne t’inquiète pas, tu ne crains rien ici. Tu es avec moi.

— Le tueur chinois...

— On va le choper bientôt, précisa Hide avant d’enfourner une large bouchée de koya-dôfu dans sa bouche.

Ils ne l’avaient donc pas encore attrapé.

— Et si tu prévenais la police ? risquai-je timidement.

Hide me jeta un regard de travers.

— On n’emmerde pas la police pour ça, fit-il en passant rapidement le dos de sa main sur sa bouche. C’est une affaire interne, qui ne regarde que nous.

Nous. La pègre, donc.

— Mais tu aurais peut-être dû garder Masa, au moins...

— Je ne veux pas causer d’ennuis aux moines du temple.

Ok. Hide ne voulait embêter personne, mais moi, il m’avait mise dans une situation intenable... tout ça parce qu’il voulait me sauter.

En même temps... je devais reconnaître que j’avais été attirée par sa sombre luminescence comme un papillon par le feu. Ou un poisson par un prédateur des abysses...

— Arrête de t’inquiéter, statua Hide en attrapant un morceau de légume mariné sur mon plateau — il avait déjà fini le sien. Mange.

Je découvris le bol de soupe, où flottaient deux boulettes de pâté végétarien et trois feuilles de mizuha. Le repas des moines était frugal.

Hide, qui s’était levé pour se positionner devant la baie vitrée, s’alluma une cigarette. Il fuma en silence, les yeux rivés sur le paysage montagneux, pendant que je finissais mon repas. Ce fut vite plié. Du reste, au Japon, il est mal vu de s’attarder à table.

— Je boufferais bien un kare-udon, grogna-t-il, sa clope coincée au coin des lèvres. Ou un bol de viande au riz.

Hide et moi fîmes en silence le chemin inverse dans les couloirs labyrinthiques du temple. Une passerelle par là, un escalier par ci... heureusement, il semblait connaître les lieux comme sa poche. À un moment, nous croisâmes un moinillon en masque et tablier, qui s’arrêta pour le saluer. Hide lui répondit par un signe de tête.

Même les moines se prosternent devant lui, constatai-je, soufflée.

Parvenu devant notre chambre, Hide écrasa sa clope dans le cendrier installé dans le couloir et s’effaça pour me laisser entrer. Puis il referma les cloisons derrière moi.

J’étais seule avec lui. Face à un unique futon.

— Les moines m’ont oubliée... murmurai-je.

— Non. C’est juste que tu n’es pas censée être là.

Ils voulaient bien fermer les yeux sur ma présence, mais pas l’encourager. Diplomate et subtil.

— Mais où vais-je dormir ?

— Dans ce futon. Avec moi.

Contre lui, donc.

Il n’était que sept heures et demie du soir, et je n’étais pas du tout fatiguée. Mais je m’allongeai néanmoins sur le matelas, ignorant sciemment Hide qui était en train d’ôter sa veste en coton indigo. Il la suspendit sur un portant, avant de se tourner vers moi, torse nu. Il me regarda en silence, toujours debout. J’essayai pour ma part de ne pas rendre trop évidente la façon dont ses tatouages et sa musculature ciselée me fascinaient.

Malgré la chaleur, j’avais ramené le drap sous mon menton.

Lorsqu’il ôta son pantalon, je détournai le regard... juste un instant, dans l’optique de mater discrètement.

Il portait un simple slip noir, qu’il eut la décence de garder pour se mettre au lit.

Il n’y avait évidemment pas de télé, pas de frigo, rien du tout. Juste le paysage de montagne brumeuse sur la cloison en face de nous et le sûtra calligraphié dans le tokonoma. Nous restâmes un instant à regarder le plafond, désœuvrés. J’étais encore plus gênée que la fois où Hide m’avait attachée.

— Je n’ai pas du tout envie de dormir, finis-je par murmurer.

— Moi non plus.

Je ne savais pas quoi lui dire, mais je n’osai pas l’encourager. J’attendais qu’il fasse quelque chose... sauf que, cette fois, il ne me payait pas.

— Qu’est-ce que tu fais, habituellement, lui demandai-je, lorsque tu es en retraite ici ?

— Je médite. Puis je dors. Il n’y a rien d’autre à faire, et le service bouddhique est à six heures du matin.

— Tu es obligé d’y assister ?

— Obligé ? Non. Mais c’est plus poli envers les moines qui m’accueillent.

— Tu leur donnes de l’argent...

— Je patronne leur temple, oui.

J’avais vraiment du mal à imaginer l’imposante silhouette de Hide assis dans la pénombre de l’oratoire, les mains jointes respectueusement pendant que les moines récitaient leurs sûtras. Mais il était comme ça. C’était l’une des nombreuses facettes de lui que je ne connaissais pas.

J’hésitai à lui poser la question pour Noa. Qu’elle était la nature exacte de leur relation ? Et Miyabi ? Que s’était-il passé ? Mais je n’osai pas. Et soudain, la voix grave de Hide rompit le silence.

— Je veux que tu sois ma maîtresse. Officiellement.

Ore no onna ni nare. « Deviens ma femme », à l’impératif. Pas dans le sens d’épouse, mais de femme, dans toute sa différence avec l’homme.

Je n’osai pas le regarder. J’étais couchée tout près de lui, mais nos corps ne se touchaient pas.

— Et Noa ?

— Je ne suis pas engagé avec Noa. Et je ne couche plus avec elle depuis des mois. Pas depuis... la dernière fois.

Le Park Hyatt. Cela avait donc été la dernière fois.

— Et Miyabi ? osai-je.

Je sentis l’atmosphère se tendre.

— Comment connais-tu ce nom ?

— Tu connais bien celui d’Idriss.

— Miyabi, c’est de l’histoire ancienne. Mais toi, tu penses encore à cet Idriss ? Combien d’hommes as-tu eus dans ta vie ?

Je réprimai un soupir. Il avait réussi à retourner le truc. Et au fond, j’étais tellement rassurée qu’il ne se soit pas fâché que je décidai de ne pas insister, et de lâcher du lest.

— Très peu, répondis-je. Sûrement bien moins que tu n’as eu de... maîtresses.

Hide ignora la pique.

— Pourtant, tu es une très belle femme. Je te l’ai dit, déjà : je ne comprends pas comment tu as pu rester sans protecteur tout ce temps.

— Peut-être parce que je ne traînais pas dans un milieu nécessitant d’avoir un « protecteur », jusqu’à il y a six mois ? Et après Idriss, que j’ai connu très jeune — j’avais vingt-ans —, je ne faisais plus confiance aux hommes. J’ai eu une ou deux aventures avec des Japonais, mais c’est tout.

— Tu n’as donc couché qu’avec trois hommes ? J’ai du mal à le croire.

— Quatre, si je compte mon premier.

— C’était qui ?

La voix de Hide s’était faite grondante, dans le noir. Comme celle d’un chien qui veut défendre son territoire.

— Un copain. Il ne voulait pas rester puceau, moi non plus. C’était pas fou. Et toi ?

Hide grogna.

— Peu de femmes ont compté dans ma vie.

Miyabi et Noa, probablement. Mais il n’allait pas me le dire.

— Mais tu as couché avec beaucoup d’hôtesses, n’est-ce pas ?

— Aucune que je désirais autant que toi.

— Tu dis ça parce que je suis Occidentale et blonde.

— Je dis ça parce que tu me plais. Mais tu n’as pas répondu à ma question.

Ore no onna ni nare...

— Est-ce que tu vas... me payer ?

— Tu ne manqueras de rien.

— Me protéger ?

— Bien évidemment.

— Je ne sais même pas encore où je vais vivre... selon l’endroit où je vais devoir aller, ça risque d’être compliqué.

— Tu vas t’installer chez moi.

Un frisson glacé picota ma colonne. Encore un signal de mon cerveau reptilien...

— Pour me garder sous la main... ?

— Pour que je puisse te faire l’amour tous les jours, oui. Du moins, ceux où je serai disponible. Tu n’auras pas grand-chose à faire : j’ai une vie très occupée, et je rentre tard en général. Je ne vais pas t’obliger à passer la nuit à m’attendre.

J’allais donc vivre la vie d’un objet de luxe, comme un animal racé destiné à donner encore plus de cachet à la maison, toujours impeccable et prête, bien épilée et lubrifiée, pour que le maître de maison me baise. Voilà ce que Hide me proposait.

— Je suis des cours, je suis étudiante, lui rappelai-je. Et je fais partie d’une troupe de danse. Je vois mes amies, aussi. J’ai une vie.

— Rien ne t’empêche d’en avoir une. Masa t’emmènera où tu veux. Tu n’auras à t’inquiéter de rien.

— Et si je veux partir, un jour ? Si notre arrangement ne nous convient pas ?

— Comme pour tous les arrangements, on trouvera un accord.

Un accord.

— Est-ce que tu ramèneras d’autres femmes ?

— Pourquoi ramènerais-je d’autres femmes ? Une me suffit.

— Tu continueras de fréquenter les bars à hôtesses ?

— Je n’ai jamais fréquenté les bars à hôtesses, autre que celui de Noa.

— Justement. Noa... comment va-t-elle réagir ?

L’éclat d’une flamme dans le noir. Hide s’était allumé une clope.

On en vient au fond des négociations, pensai-je immédiatement.

— Noa est déjà au courant, pour nous deux. Je le lui ai dit, ce soir-là. Quand j’ai rompu.

Il avait donc rompu.

— Tu avais une vraie relation avec elle...

— Je la connais depuis très longtemps, admit-il. C’était important pour moi de la protéger.

— De la protéger ? répliquai-je, sentant une jalousie acide monter dans mon cœur. En la sautant ? C’est toujours comme ça que tu « protèges » les femmes ?

La tension était montée d’un cran. Hide garda le silence une minute ou deux, le temps de fumer sa cigarette.

— Je vais ignorer ta dernière remarque, finit-il par dire en écrasant sa clope. Mais fais attention à ce que tu dis, Lola.

— Qu’est-ce que tu vas faire, sinon ? Me frapper ? Me tuer ?

Je sentis que j’étais allée trop loin.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, grogna-t-il en attrapant mon menton entre ses doigts. Je vais mettre ça sur le coup de la fatigue.

Mais c’était trop tard. J’étais partie. C’était maintenant, ou jamais.

— Est-ce que tu vas me faire disparaitre, comme Miyabi ?

Je le sentis se raidir. Ça y est... je l’avais touché.

— Miyabi est morte, lâcha-t-il durement. Ne me parle plus jamais d’elle.

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