La cale

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Tu ne m’échapperas pas. Je te retrouverai toujours.

La voix d’Idriss résonnait encore dans mes oreilles, comme s’il avait été couché dans le noir avec moi. J’avais tellement hurlé dans ce coffre que je ne sentais plus mes cordes vocales. J’avais eu l’impression d’étouffer, et paniqué au point de faire un malaise vagal et tomber dans les pommes. Lorsque je repris enfin mes esprits, la première chose que je constatai fut que je n’étais plus dans le coffre. Je me trouvais dans une pièce étroite et froide, qui ressemblait à une chambre d’hôtel minimaliste. J’avais déjà été dans une chambre de ce genre... mais où ? Je ne m’en rappelais plus. Je me forçai à observer tous les détails, tentant d’identifier le lieu où je me trouvais. Mes épaules me faisaient mal. On m’avait lié les mains en l’air... J’avais l’impression — sûrement due au choc — que tout tanguait autour de moi. Non... ce n’était pas le choc, ni la déshydratation. Je sus soudain pourquoi ce lieu m’avait l’air à la fois étrange et familier : j’étais dans une cabine de bateau.

La silhouette mince et nerveuse de Li Intyin apparut devant moi. Il s’accroupit et me regarda de côté, les mains pendant de part et d’autre de ses genoux.

— Tu es réveillée, observa-t-il.

Il avait des yeux dépourvus de toute lumière, de toute humanité. Deux véritables trous noirs.

— Où suis-je ? articulai-je.

— Dans la cale d’un bateau.

J’avais donc vu juste.

— Un... un bateau ? Pour aller où ?

Li Intyin continuait de me regarder calmement. Il n’allait sans doute pas me répondre.

— Taïpei, lâcha-t-il pourtant.

Cette information me fit l’effet d’une douche froide. Complètement réveillée, je m’agitai sur mes liens.

— Taïpei ? glapis-je. Pourquoi m’amenez-vous là-bas ? Je suis citoyenne française, résidente au Japon !

Une gifle mit fin à mes récriminations.

— Je t’avais demandé de la fermer, murmura-t-il. Mais tu ne m’écoutes pas.

Je m’écroulai en sanglotant.

— Ne me tuez pas, je vous en prie...

Penchant la tête sur le côté, il afficha un air presque triste.

— Te tuer ? Pourquoi ? Personne n’a mis de contrat sur ta tête. Je ne tue jamais pour rien.

J’aurais dû me sentir soulagée. Mais son ton — et la situation, car j’étais sa prisonnière — m’alarma.

— Est-ce que je peux savoir ce que vous... allez faire de moi ? tentai-je, au comble du désespoir.

Il se redressa.

— Te vendre au plus offrant. Il y a beaucoup de gens qui voudraient avoir un moyen de pression sur le loup. Même si les yakuzas perdent leur influence de jour en jour, le Yamaguchi-gumi reste puissant. Et Ôkami est particulièrement intransigeant en affaires...

Il marqua une pause.

— Même s’il ne paye pas pour te récupérer, de toute façon, je gagnerai de l’argent. Et ça me permettra de payer ma dette au Si Hai Bang.

— Contactez-le, soufflai-je, paniquée. Il me rachètera !

Li Intyin sourit.

— Oh, mais je l’ai déjà contacté.

Mon cœur manqua un battement. Est-ce qu’Hide, finalement, avait refusé d’accéder à ses demandes... ? J’avais peut-être trop présumé de son attachement pour moi...

Je baissai la tête, vaincue. Qu’est-ce que j’allais devenir ?

— J’étais curieux de savoir quel genre de femme faisait bander un homme comme Ôkami... poursuivit Li d’un ton glaçant. Je dois reconnaître que tu as des arguments.

Une alarme s’alluma dans ma tête.

Ils ont abusé d’elle toute la nuit.

— S’il vous plaît... ne me touchez pas !

Li m’octroya un sourire indulgent. Il avait des traits très fins, qui auraient pu être beaux s’il n’avait pas été aussi psychologiquement atteint. Il portait sa folie sur son visage.

— Ne t’inquiète pas, les prostituées étrangères me laissent froid... j’ai d’autres plans pour toi. Ce que je veux, c’est une rencontre avec le loup. Seul à seul. Et lorsque je t’aurais vendue... Il sera tellement furieux qu’il accédera à ma requête.

— Pourquoi vous voulez tellement l’affronter ? tentai-je dans l’idée de le détourner de sa lubie. Il n’est pas monté sur le ring depuis quinze ans. C’est un homme mature, handicapé par une ancienne blessure... En tant que combattant, il est fini !

Li m’asséna une claque brutale.

— La ferme, chuinta-t-il, les yeux brillants. La ferme.

Je baissai la tête, tentant de ravaler mes larmes. Ne surtout pas lui montrer ma terreur.

Du coin de l’œil, je le vis reculer, faire trois pas, puis revenir.

— Quelle honte... murmura Li Intyin, ses yeux de pit-bull agrandis par la colère. C’est déjà une disgrâce qu’une légende comme Ôkami s’abaisse à sauter une trainée insipide comme toi. Mais en plus, tu te permets de le mépriser... Comment oses-tu parler de lui ainsi ?

Il fit quelques pas rapides dans la cabine, croisant et décroisant ses doigts à toute vitesse. Je me recroquevillai contre le lit superposé auquel il m’avait attachée.

Ce type est fou à lier. Plus encore qu’Idriss.

— Ôkami Hidekazu est le plus grand combattant que le MMA a jamais connu, lâcha-t-il alors. Sa renommée et ses capacités dépassent le cadre limitant du ring... (Il tendit un doigt dans ma direction). Et toi, tu l’insultes !

Il avait hurlé sa dernière phrase.

J’étais terrifiée. Le gars était littéralement en train de péter les plombs devant moi.

— Comme moi, il a appris à se battre sur le terrain, continua Li Intyin sur un ton à la fois fébrile et passionné. On a presque le même parcours, tu sais ça ? Pas de parents tous les deux, littéralement élevés dans la rue. Les combats illégaux, le milieu, la prison... sauf que lui, il est passé par le circuit pro et s’est élevé dans les rangs de l’organisation qui l’a accueilli. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a de si différent de moi ?

Il est équilibré et sain d’esprit, eus-je envie de répondre. Mais bien sûr, je gardai cette précision pour moi.

Li Intyin continuait sa diatribe en tournant comme un lion en cage.

— Je voudrais comprendre, et pour cela, il n’y a qu’une solution : mesurer nos forces en combat réel, sans aide extérieure ni artifice. Mais il refuse toutes mes demandes, même les plus formelles !

Le poing de Li Intyin s’abattit violemment sur la cloison. Peut-être que quelqu’un allait s’inquiéter et venir... ?

— Oda-gege m’a même arrangé une entrevue, et là, voilà qu’Ôkami m’attaque avec une arme blanche ! Une insulte !

Oda... il devait parler du traître à l’organisation que Hide avait voulu faire sortir du bois à Hakone. Le mec des bains, qui s’était montré si méprisant.

— Il refuse de me rencontrer, m’envoie ses sbires insignifiants... mais il baise une pute occidentale ! répéta Intyin en me jetant un regard de côté. Toi.

Il s’était enfin arrêté de tourner en rond. Lorsqu’il s’avança vers moi, je me recroquevillai contre les barres en alu du lit. Si j’avais pu rentrer dans le mur...

— C’est peut-être toi qui l’as rendu faible, fit Intyin en s’arrêtant debout face à moi.

— Je ne le connais que depuis deux mois, protestai-je faiblement.

Intyin s’accroupit, les deux mains croisées dans son giron.

— C’est vrai. Mes informateurs parlaient d’une Japonaise, avant. Encore une fille avec les cheveux décolorés. À croire qu’il n’aime que les putains américaines...

Noa. C’était d’elle qu’il parlait.

— Mais lorsque je l’ai retrouvée, elle m’a dit que le loup l’avait jetée pour une salope blanche. Toi. Je me suis senti humilié de devoir passer par elle pour réussir à toucher Ôkami, j’ai trouvé ça indigne. Mais à la guerre comme à la guerre... Comme le disait Sun Tzu, « une armée sans agents secrets est comme un homme sans yeux ni oreilles ».

Mon sang se glaça. Noa... elle avait donc été en contact avec ce Li Intyin ?

Ce dernier sourit. Il avait un sourire désarmant, presque tendre. Le contraste avec son regard de fou furieux et les cicatrices qui défiguraient son beau visage — encore plus visibles que celle d’Hide — était terrifiant.

— Oui... C’est cette Japonaise qui t’a donnée. Elle a retrouvé l’adresse de ton amie en fouillant dans le GPS de son boss, discrètement, de cette manière si naturelle aux femmes jalouses. Tu pensais qu’elle était devenue ton amie, elle aussi ? Désolé. On naît seul, on meurt seul. C’est l’unique loi.

Il se releva.

— Mais toi... tu ne vas pas mourir tout de suite. En attendant, tu vas servir de garage à bites au parrain qui voudra bien t’acheter. Les ventes aux enchères d’esclaves sexuelles pour VIP... ton protecteur ne t’en a jamais parlé ? C’est là qu’il t’aurait recyclée dans quelques mois, une fois lassé de toi. Je te fais gagner du temps !

— Je vous en supplie... Laissez-moi l’appeler, lui parler.

Li Intyin me regarda comme si j’étais un insecte dégoûtant.

— Tu veux donc qu’il risque sa vie pour tes beaux yeux... ça ne m’étonne pas d’une femelle. Vous aimez que les hommes se battent pour vous. Ou alors, tu admets m’avoir menti pertinemment ? Et savoir de source sûre qu’Ôkami est encore au top de sa forme ?

Au milieu de mes sanglots, je sentis une grande colère m’envahir. C’était injuste. Qu’avais-je fait, pour mériter ça ? Ce malade ne pouvait-il pas régler ses petits problèmes de quéquette tout seul, comme un grand ?

Je relevai la tête.

— Oui, j’ai menti, grinçai-je. Il est encore « en forme », et d’ailleurs, il va t’exploser la gueule !

Les yeux de Li Intyin s’agrandirent. Il sembla se ramasser sur lui-même, comme un fauve avant l’attaque. Puis, avec un cri suraigu, il me balança son pied en plein dans la figure. Ma tête heurta violemment le barreau du lit contre lequel j’étais attachée. Je m’affaissai, alors que la pièce tournoyait autour de moi.

— C’est moi, qui vais lui exploser la gueule, l’entendis-je railler. Je le tuerai, et toi, tu serviras de jument à tous les parrains de Taïwan, jusqu’à ce que tu en crèves !

Sa voix me semblait de plus en plus lointaine. Je papillonnai des paupières une ou deux fois, cherchai de l’air. Puis je sombrai.

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