Et moi je rêve

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Une pièce de cuivre tombe dans la casquette, faisant sonner les autres que j'ai pu récolter dans la matinée. 

- Tiens gamin, prononce dédaigneusement l'homme qui vient de me la jeter, enveloppé dans une veste noire.

- Merci m'sieur !

Pendant que l'homme s'éloigne, je jette un coup d'oeil au contenu de mon couvre-chef. Je suis ici depuis tôt ce matin, au coin de la rue Paillet, mais les nombreuses pièces de cuivre ne constituent en fait qu'une maigre récolte. Ce sont toutess des centimes, il ne doit y avoir en tout que quelques pièces de bronze.

La rue dans laquelle j'ai décidé de m'installer est reliée à la grande place, où je devine les silhouettes diffuses des passants qui se pressent, au milieu des fiacres. Mon estomac exprime bruyamment son mécontentement, mais malheureusement je pense que je ne vais pas pouvoir manger avant ce soir. Je vois d'ailleurs en levant mes yeux vers le soleil qu'il doit être midi, je ne vais pas tarder à jouer pour attirer des auditeurs pendant l'heure de pointe. Malgré les nuages gris, il y a pas mal de monde en ville, j'aperçois au loin des familles qui se promènent. Des petits garçons courent en criant après quelques pigeons, qui s'envolent vers le ciel dont la couleur présage une averse. Je souris doucement. Les enfants adorent m'entendre jouer de la flûte. Lorsque je vois leurs sourires émerveillés, je me sens vraiment mieux, j'ai l'impression d'être un peu aimé.

La grande horloge de la gare, en face du vieux porche de pierre sous lequel je suis abrité, indique midi cinq. C'est le moment de la journée où il y a le plus de monde, et la rue Paillet est très fréquentée à cette heure-ci: je devrais pouvoir y récolter un peu d'argent. Je plonge alors ma main au fond de la poche de mon vieux pantalon rapiécé, et en sors ma flûte à bec. Je la couve du regard : c'est grâce à elle que je peux vivre, et je l'aime beaucoup. C'est la seule chose que m'ont laissée mes parents, avant de partir pour ne plus jamais revenir. Même si le vernis est écaillé, elle demeure pour moi le plus beau des objets. J'ai encore quelques images en tête, de mon père qui m'apprenait patiemment à en jouer, et de ma mère qui balançait son foulard au rythme de la musique. J'ai toujours rêvé de devenir un grand musicien. Je sais bien que pour un gamin des rues comme moi c'est impossible, mais dans un coin de mon esprit, une petite once d'espoir palpite encore de toute sa vigueur.

Un fiacre passe devant moi, me soufflant au visage l'odeur des chevaux. Ramené à la réalité, je porte le petit instrument de bois à mes lèvres. Quelques notes s'échappent, résonnant faiblement. Je les laisse en suspens, le temps que les passants me remarquent, attendant l'inspiration. Quelques enfants s'approchent, intrigués. Je décide de jouer un air triste et doux, en rapport avec le temps. La mélodie s'élève alors, au rythme de mes doigts qui bouchent tour à tour les trous de la flûte. Je ferme les yeux, me laisse emporter par cette magnifique mélopée. Même si je ne vois rien, j'entends les gens qui se regroupent autour de moi, le tintement des pièces dans ma vieille casquette. Je perçois les murmures de certains, qui semblent apprécier ce que je joue, et quelques enfants qui laissent s'échapper des exclamations agréablement surprises. Une petite flamme s'allume dans mon coeur. On aime ce que je fais.

Les arpèges mineurs s'échappent de mon instrument, et au fur et à mesure les passants s'entassent devant le porche. Je rouvre les yeux un instant, sans pour autant m'arrêter de jouer, pour voir des gouttes de pluie tomber bruyamment sur les pavés derrière l'auditoire. Me balançant au gré de la mélodie nostalgique, j'ai l'impression de jouer un concerto pour la pluie, qui semble danser autour de moi.

Quelques spectateurs s'éloignent pour aller s'abriter, l'averse est tombée au mauvais moment : je vais perdre des auditeurs. Mais je m'en moque, je suis heureux. Le bruit incessant des gouttes d'eau accompagne ma musique, tandis que la rue se vide peu à peu. Il n'y a presque plus personne, maintenant. Une vague d'inspiration me submerge, et j'enchaîne sur une magnifique berceuse, dont je me souviens encore malgré les années qui me séparent des nuits où ma mère me la chantait. Je ne peux plus m'arrêter.

Et la pluie tombe, mouille mes habits, mes cheveux. Mes doigts se font de plus en plus rapides sur ma flûte. Je ferme les yeux, l'air m'emporte loin, sur la scène d'un immense théâtre, et je joue et joue encore. Et je m'imagine qu'on m'applaudit, qu'on m'acclame, je vois le sourire de mes parents, fiers de moi. Je rêve d'un merveilleux avenir, sous la pluie, assis par terre au coin de la rue.

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