Chapitre 15 - Tani
Alors ça y est.
Quelqu’un a fini par mettre la main sur ce journal…
Bravo, vous aurez de quoi satisfaire votre curiosité. Parce que de toutes façons, c’est sûrement ce qui vous a mené là. Un simple accès de curiosité. Juste une page ou deux, vous vous dites, rien que pour voir…
Ce n’est pas comme si qui que ce soit allait remarquer. Et si vous en dévorez l’entièreté, eh bien ce sera tant pis. Au moins, vous n’aurez plus faim. Plus de ça, en tout cas.
Comme je ne suis personne pour vous retenir, si ce n’est que l’humble hôte de ces lignes que vous vous apprêtez à lire, laissez-moi, j’imagine, vous souhaiter un bon repas.
Mais ne venez pas vous plaindre quand vous aurez du mal à digérer…
- … —
— J’espère que je ne vais pas tomber dans un trou.
Tout ce qu’on pouvait voir autour, c’était… béton, béton et encore béton. Un véritable océan urbain de bâtiments craquelés qu’on rafistole avec des morceaux de goudron et de ciment. On les remet ensemble à coups de truelle et on appelle ça… ”civilisation”. Tani détestait cet endroit. L’endroit où il avait grandi et aussi sûrement l’endroit où il finirait ses jours.
— Il ne vaudrait mieux pas que je tombe dans un trou. Surtout pas.
Sans aucun doute en fait.
Du panneau ”Sortie d’école, Ralentissez” à la herse hérissée de piques de l’immeuble C du 24 bis — une égérie de l’architecture locale, gris comme une statue de pigeon, et triste comme la Mona Lisa qui a attendu des années que Vinci se décide à apporter la touche finale à son tableau — Tani détestait cette ville, ce ghetto, cette banlieue stupide. Et plus particulièrement, il détestait cette rue. C’était là que…
— Non, non… Pas aujourd’hui. Je risquerais de me briser le cou, c’est clair.
Cette affreuse et complètement inutile — Il était sûr presque à cent pour-cent qu’elle était inutile — chose qui le narguait. Il la détestait plus que tous les habitants de cette ville réunie. Plus même que son voisin du palier d’au-dessus. Celui qu’il évitait de croiser quand il sortait le matin pour prendre le bus jusqu’au lycée. Celui qui avait une réserve assez impressionnante d’insultes dégradantes. Une nouvelle chaque fois. Mais Tani connaissait la chanson : ”Maintenant tu te débrouilles tout seul ! Tu n’as plus 5 ans, je ne vais pas gâcher l’essence pour ramener la peau de ton cul à l’école chaque jour.” Il y avait au moins 45 minutes à pied jusqu’au bus le plus proche. ”Non mais ! Quel ingrat, je vous jure…” Ce qui faisait que Tani devait passer par cette rue. Pas vraiment, mais c’était le chemin le plus court. La pire des rues, la pire des idées… Qui avait pensé à mettre cette plaque d’égout en plein sur le trottoir ? Avec ses…
Répugnant.
— Il n’y a pas de raison que je tombe, pas vrai ? Je ne suis pas tombé jusque là.
Alors lui, bien sûr, il devait fermer les yeux. Parce que même avec ses lunettes toujours aussi utiles qu’un porte-clé décapsuleur en guise de cadeau d’anniversaire, il ne pouvait pas le supporter. Ce motif atroce. La pire des idées. Tani détestait ça. Comme il fermait les yeux, il comptait les pas. Un… deux… trois… quatre… cinq… nouvelle parcelle de trottoir. Un… deux… trois… montée du niveau de la pente. Un… deux… on redescend. Un… deux… trois… quatre… et…
Un soupir de soulagement.
Métal sous ses chaussures.
Il ne faut pas rester là. Huit autres pas, et on tourne au coin de la rue. Rouvrir les yeux.
Le nombre de fois que Tani avait imaginé tomber parce qu’un ouvrier aurait décidé ce matin de faire des travaux pile à cet endroit… Le nombre de fois qu’il avait senti les os de son cou, les muscles de ses jambes se ratatiner sous la pression, lorsqu’il atterrirait deux ou trois mètres plus bas. Il se mordrait la langue, coupée en deux par ses mâchoires. Un coup de machette, le goût du sang. Le steak est servi, à chacun ses assaisonnements. Les rats se régaleraient de lui pendant des mois au moins. Quoique… ces bêtes voraces auraient vite fait de finir leur repas. Elles ne feraient qu’un maigre festin. Aussi maigre et court que le fil de ses intestins. Mais…
Il n’était pas tombé. Pas aujourd’hui.
C’était un jour à rajouter à la liste bénie des jours du calendrier qui verront Tani en vie, bien en chair (surtout en os) dans ce monde. Il ne faudrait pas oublier de remercier le grand Dédé pour ça, pensa-t-il. C’est comme ça qu’il l’appelait ”Le grand Dédé dans le ciel”. Tani avait toujours des noms pour tout et pour tout le monde. En quelque sorte, ça lui permettait de ne pas avoir à se rappeler des vrais prénoms. C’était bien plus facile comme ça.
Celui-là, c’était plus pour rire. On a bien le droit de rire de temps en temps. Surtout dans un monde où on peut se briser le cou en tournant au coin de la rue… Alors le grand Dédé dans le ciel avait ses humeurs. Aujourd’hui il était peut-être content. C’était encore trop tôt pour l’affirmer. Surtout que Tani doutait qu’il puisse garder un oeil sur tout le monde à la fois. Parfois, il devait avoir du travail ailleurs et laissait ceux dont il ne pensait pas avoir à s’occuper en pilotage automatique.
Après tout, Tani n’était ni un vertueux ni un grand criminel. Juste un entre-les-deux. Quelqu’un à qui ça ne fait ni chaud ni froid ce qui se passe autour. Le grand Dédé devait s’ennuyer avec lui, il avait de meilleures personnes à observer et de pires personnes à punir. Tani était champion dans le domaine des activités sans intérêt.
Par exemple, il lançait un chronomètre chaque matin, en partant de chez lui. Quand il arrivait à l’arrêt de bus, il le mettait en pause, regardait le score, puis le notait dans son petit carnet. Chaque date, à la seconde près. Quand il rentrait chez lui et qu’il n’avait rien d’autre à faire, il essayait de déterminer ce qui causait la disparité des scores. Perdu 1 minute au passage piéton, beaucoup de circulation ce matin. Fatigue de la veille, vitesse de marche impactée, 3 minutes de perdues. 37 secondes dues à un lacet défait. Continuer sans se lacer aurait été dangereux…
Il le notait vite, avant d’oublier. Histoire de tromper l’ennui. Parce que chez lui… Chez lui, il n’y avait pas grand chose pour s’occuper. La plupart du temps, il pensait au grand Dédé et à tout le travail que lui donnait les Hommes. Quelle corvée… À sa place, il aurait abandonné depuis longtemps.
Il avait déjà du mal à boucler les corvées quotidiennes. Il se plaignait souvent qu’on lui donnait le plus difficile. Tout ça sous prétexte que son petit frère avait à peine trois ans. Lui, à trois ans… Eh bien… Il n’en avait aucun souvenir mais peu importait. La seule émotion que connaissait Tani, c’était la fatigue. Il n’était même pas sûr que ce soit une émotion valide. Il s’imaginait une sorte de Pôle Emploi pour les émotions, avec toutes celles un peu étranges, les fonds de tiroirs un peu fats, celles au nom étriqué. Et là, c’est la fatigue qui se présente. On lui trouve du travail partout, mais à vrai dire elle préfère rester dans un coin, attendre sur le banc qu’on vienne la prendre par la main, qu’on lui montre quoi faire et comment faire. ”Est-ce que vous pouvez me montrer ?” ”Oui, bien sûr.” ”Ah, je vois…” Alors, vous comprenez ?” ”Je ne sais pas trop. Mais peut-être que si vous continuiez encore à me montrer jusqu’à ce que ce soit environ fini, là…”
Félicitations, votre fatigue a évolué en paresse sans que vous vous en rendiez compte ! Vous pouvez désormais bénéficier de votre droit de véto sur n’importe quelle prise d’initiative dans un travail de groupe. N’oubliez pas vos formules magiques, capables d’éloigner tout doute à propos de votre personnalité : ”Je sais pas, ça a l’air compliqué…” et ”C’est sympa comme idée, mais je pense qu’on risque de pas avoir le temps.”
En parlant de temps…
Tani le redoutait sévèrement : ce matin, il y aurait cours de sport. Quant à la discipline… Ça restait une surprise pour l’instant. Qui disait surprise, disait mauvaise surprise. Ça ne pouvait pas en être autrement avec le sport. Pourquoi ? Simplement parce que Tani détestait le sport. Il aimait à penser que c’était le symptôme classique du gosse surdoué. Sauf que de un, c’était absolument faux, et deux, Tani n’avait rien d’un surdoué. Ça ne devait pas être dans les plans de Dédé dans le ciel. Puisqu’il faut des personnes intelligentes dans ce monde, il en faut aussi des… disons un peu moins intelligentes pour les mettre en valeur.
Le sport, le sport, le sport…
Là aussi, Tani se mettait un chronomètre. Pour mesurer ses meilleurs temps ? Non, pour voir combien de temps il tiendrait. Il connaissait sans aucune équivoque l’issue de ces séances de torture sous couvert de pratique amicale de la bonne santé, mais se donnait la peine de constater s’il y avait du progrès. À quel heure s’effondrerait-il cette fois ? Les paris étaient ouverts.
Tout ce que demandait Tani, et comme n’importe qui de son âge, c’était rencontrer quelqu’un de… ni trop bête, ni trop intelligent. Drôle mais qui sait être sérieux quand nécessaire. Calme et posé dans les moments de panique, mais surexcité quand la vie suit son cours. Intéressé et intéressant. Qui a toujours de nouvelles idées, des conversations enrichissantes, des rêves plus grands que le monde, une tête pleine à craquer de livres, de musiques, de films… et surtout : qui ne parle jamais de la météo. Il fallait laisser ce travail au gars dans le ciel. Parler de la météo à Tani, c’était l’équivalent de lui remplir la bouche de lames de rasoir puis de lui demander ensuite de lire à voix haute la Princesse de Clèves, trois fois d'affilée, en mandarin, en esperanto, et en ancien français. Parce qu’il n’y avait pas plus rasoir.
Un… ami.
Mais c’était peut-être en demander trop.
Lui-même, il se savait bourré de défauts, et sujet à beaucoup trop de phobies pour être considéré comme cool. Sans compter le fait que ses capacités sociales se résumaient à regarder fixement les personnes attirant son intérêt comme un serial killer jusqu’à ce qu’elles le remarquent et qu’il soit obligé d’arrêter pour faire comme si de rien n’était. Parfois elles ne le remarquaient pas.
Ça lui rappelait cette soirée du samedi dernier. ”Pas question que tu ailles te [ faire des amis ] dans ces idioties. C’est pas moi qui t’ai appris toutes ces bêtises.” Il y était quand même allé. Quand sa mère dormait, elle avait le sommeil lourd. La fête aurait eu lieu dans sa chambre qu’elle ne s’en serait pas rendue compte.
Il était resté dans son coin toute la soirée, à bêtement attendre que quelqu’un vienne lui adresser la parole. Il avait cru comprendre que la plupart des élèves invités étaient de sa classe, et était déçu de voir que l’autre fille n’était pas venue. Celle aux cheveux roux et au regard… perturbant.
Par contre, il y avait la brune qui prenait des photos du sol le jour de la rentrée. Cette fois, elle se tenait en retrait aussi. Puis, de temps à autre, comme prise d’une impulsion, elle se levait d’un canapé, changeait de place, naviguait à travers les adolescents en transe convaincus de danser comme de véritables démons de la scène, et alors quand personne ne regardait… Hop. Elle intervertissait deux gobelets, d’autres fois y ajoutait un petit quelque chose, ou… en vidait simplement un sur la moquette. Tani, lui, la voyait. Mais il laissait faire. Ce n’était pas son problème. De plus, il doutait que ce soit le genre de personne avec qui il pourrait devenir amis. Après tout, elle aussi avait un regard perturbant. Clairement pas de la même sorte.
Ce n’était pas ses affaires.
Les écouteurs dans les oreilles, il avait écouté ce qu’il considérait comme de la musique. Parce que peu importe ce que contenait la playlist du type qui s’occupait de la sono ce samedi-là, ce n’était pas de la ”musique”. De la bonne grosse soupe en conserve avec un recyclage à outrance des mêmes trois accords, lignes de basse, grosse caisse assourdissante, et paroles sans saveur, chantée par la 306ème copie de la chanteuse en vogue avec une voix aussi classique et terne que des pâtes au beurre. SANS ASSAISONNEMENT.
Pour la politesse, il avait fait figuration pendant une heure et demie puis s’en était allé en emportant la moitié du stock de biscuits apéritifs dans les poches de son manteau.
Il n’y avait pas grand chose à tirer de cette expérience.
Dans sa tête, Tani essayait de se convaincre du contraire. On ne sait pas. Le hasard fait bien les choses, il se pourrait qu’on l’ait remarqué, et même qu’on lui ait trouvé un air ”cool”. En mode anti-conformiste avec ses écouteurs, son manteau toujours enfilé, et… Non, c’était des conneries. Personne ne s’amusait à repérer les coins de salon.
Le bus était arrivé.
Pas Tani. Voyant la distance qui le séparait de l’arrêt, il estima ses chances de se ramasser en beauté en essayant de rattraper son retard proches d’un sans-faute. Le garçon était bien conscient du fait qu’il était né avec deux pieds gauches, les ligaments croisés, et une jambe plus courte que l’autre. Tout ça sans en posséder les symptômes physiques, ce qui voulait dire adieu l’exemption de cours de sport. Tant qu’à rater le bus, autant le rater sans avoir à se ridiculiser.
— Bon.
Y a plus qu’à attendre le prochain…
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