Chapitre 2

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La grotte fut rendue à son état naturel en quelques minutes, et toute trace de passage en fut éradiquée. Les deux hommes firent route jusqu’au sentier qui reliait deux petits villages de la région. Rares étaient ceux qui s’y aventuraient, mais qui étaient-ils ! Ce jour-là, la cible était la calèche d’une riche famille qui, au départ d’Ambre, se rendait vraisemblablement à Azur, capitale de Saphir, pour affaires. D’après les échos qui étaient parvenus aux curieuses oreilles de Galdus, elle avait fait halte dans un proche village et venait de reprendre la route. Elle ne devrait pas tarder à les rejoindre.

Galdus évalua une fois de plus la situation. Tout avait été minutieusement préparé. La seule chose qu’il ne pouvait pas prévoir autant qu’il le souhaitait, c’était le caractère impétueux de son fils. Il était jeune et frustré, ce qui le menait souvent à faillir à ses missions. Alors les jours qui suivaient étaient de souffrance et de faim.

Le claquement caractéristique de sabots qui heurtent le sol se fit entendre, non loin de là. Les battements du coeur de Galdus se firent plus rapides, ainsi que cela était le cas lors de chacune des interceptions qu’il entreprenait, mais il resta aussi calme et concentré qu’il le put. Ceux qu’il s’apprêtait à dépouiller n’étaient pas de simples paysans, marchands ou aristocrates. Non : ils étaient cette fois de ceux qui comptent pour le roi, de ceux qui lui apportent ce dont il a besoin. Il ne s’agissait pas là d’un simple brigandage : il était cette fois question de s’en prendre au roi lui-même. De s’en prendre à la cour. Au pouvoir. Indirectement, certes, mais il en serait affecté. Et c’est pour cela que les mains de Galdus tremblaient : l’excitation le gagnait plus que la nervosité. L’idée de porter un coup au pouvoir, même léger, l’emplissait de joie.

De l’autre côté de la route, tapi dans la densité de la végétation, Kanos ne partageait pas l’enthousiasme de son père. Porter un coup au pouvoir ? À quoi bon ? Il était bien trop grand, et le moindre de leurs gestes ne pourrait pas même le faire vaciller. Alors pourquoi Galdus tenait-il tant à cette attaque, à ce mode de vie ? Kanos ne pouvait le comprendre. L’unique chose qu’il désirait, à présent, était une vie calme et passive. Sans les attaques, sans la faim, sans ce pouvoir. Mais ce point de vue ne convenait pas à son père, et il ne pouvait pas aller contre sa volonté. Tant que vivait Galdus, Kanos serait à son service.

Le fil de leurs pensées fut brisé par l’apparition de leur cible. À la riche voiture de bois rougeâtre étaient attelés deux majestueux étalons alezans. Galdus fut malgré lui émerveillé par tant d’élégance et de splendeur. Quel ouvrage magnifique que celui-ci !, se disait-il. Le bois duquel il était composé était parfaitement découpé, et de petites fresques y étaient sculptées d’une main de maitre. Les chevaux le tiraient fièrement derrière eux, tels des soldats de parade lors d’un défilé. Tout ceci le poussa malgré lui à se remémorer l’époque où il faisait partie de ce monde, mais il refoula aussitôt ces souvenirs douloureux. Quel dommage, pensa-t-il.

Les chevaux s’écroulèrent contre le sol sans un hurlement. Le piège venait de se déclencher à la suite de leur passage, et une salve d’épines les avait transpercés de toutes parts. D’abord interdits face à ce spectacle aussi macabre qu’inattendu, les trois gardes qui accompagnaient le convoi dégainèrent aussitôt leurs armes. Trop tard : Galdus fondit sur eux, dagues au-devant, et en tua deux d’un seul geste. Le troisième soldat, qui s’était retiré afin d’éviter l’attaque-surprise, tenta par un large coup de son épée de venir à bout de son adversaire. Mais c’était sans compter sur son incroyable vivacité qui le mit de justesse hors d’atteinte du tranchant de la lame rouge. Les deux ennemis se firent face, se défiant mutuellement du regard, jusqu’à ce que Galdus jette chacune de ses dagues droit vers la gorge du soldat. Il ne put les éviter et s’écroula aussi lourdement que ses collègues avant lui, dans le fracas du métal de l’armure qui ne l’avait pas sauvé.

Sur le visage de Kanos ne transparut aucune émotion : ni la joie de parvenir au succès de la mission, ni la honte d’être lié à ce triple meurtre. Mais ce très bref instant de réflexion fut de trop : le jeune noble et sa femme qu’il retenait prisonniers laissèrent subitement leur terreur pour le saisir à la gorge. Kanos n’eut d’autre choix que celui de les éliminer à leur tour. Il en fut mal à l’aise. Leur très jeune fils, qui devait avoir une dizaine d’années, prit aussitôt ses jambes à son cou, hélas dans la mauvaise direction : Galdus se trouvait sur sa route et n’eut pas de mal à l’appréhender.

— Où crois-tu aller ainsi, morveux ?

Le petit se mit à pleurer toutes les larmes de son corps, et sans doute davantage.

La main libre de Galdus brandit une dague déjà ensanglantée, mais Kanos la retint autant qu’il le put.

— Ne le tue pas, nom de Sidero !

— Comment oses-tu ! Si je le laisse partir, que va-t-il aller raconter, à ton avis ? Il sait qui nous sommes, à présent. Il doit mourir !

— Mais, Père ! C’est un enfant ! Qu’a-t-il fait qui puisse nous poser préjudice ?

— Il est des leurs, Kanos. Son sang vient de la cour, il vient du pouvoir ! N’est-ce pas une raison suffisante pour mettre un terme à ses jours ?

— Absolument pas ! s’écria Kanos. Il n’en a rien voulu, voyons !

— Mais il en est ainsi ! D’Aïn l’a fait ainsi, alors S’Kö doit le reprendre ! Il n’est pas digne de la vie qu’il mène !

La dague s’abattit aussitôt après ces mots. Galdus exultait en silence. Kanos resta immobile, les yeux rivés sur la petite dépouille mortelle. Il ne voyait même pas son propre sang s’écouler de son avant-bras.

Galdus tourna le dos, alors Kanos tenta de rassembler ses idées en dépit des émotions.

— Que ceci t’a-t-il apporté, au juste ?

Galdus ne dit mot.

— Comment te sens-tu, à présent que tu as tué cet enfant ? Es-tu satisfait d’avoir éliminé ce « dangereux ennemi » ?

Les larmes montaient aux yeux de Kanos, alors qu’un sourire gravissait le visage de Galdus.

— Oui, Kanos. Oui, je le suis. La mort de ce môme me rend heureux, car il était un enfant du pouvoir ! En le tuant, Kanos, je lui ai porté un coup. Et c’est à force de persévérance que je parviendrai à le renverser, ce pouvoir. Alors ce garçon est mort, et il ne sera pas le dernier. Tant que je vivrai, le pouvoir et tout ce qui y est lié vivront dans la crainte !

Galdus avait prononcé ces mots avec un plaisir qui dégouta son fils. Kanos en vint à se demander pourquoi il suivait encore cet homme qui avait tout d’un monstre. Le respect qu’il lui vouait se dissipait au profit de haine, parfois de crainte.

— Cesse tes gamineries, Kanos. Allons prendre ce qui nous appartient désormais.

Le coffre de la calèche contenait un peu d’or, quelques bijoux et des réserves de nourriture suffisantes pour permettre à Galdus et Kanos de survivre plusieurs jours. C’était là bien moins que ce qu’avaient espéré les deux hommes et, en soi, rien de ce qu’ils avaient découvert n’était bien surprenant. Tout ça pour si peu, se disait Kanos, alors que Galdus, lui, était très heureux du dénouement de sa mission. Mais alors qu’ils pensaient être au bout de leurs émotions, les deux bandits, qui avaient décidé de jeter un rapide coup d’œil dans la cabine de leur prise au cas où ses occupants y auraient laissé quelqu’objets de valeur, s’y trouvèrent face à un landau tout aussi richement décoré que ce qui l’entourait et recouvert d’un voile rouge sombre. Dedans, une jeune enfant, paisible, souriante, insensible au drame qui venait de la toucher d’aussi près que cela était possible.

Kanos ne sut comment réagir et resta silencieux, alors que le regard de l’enfant, empli de toute la vie du monde ainsi que de son innocence, était plongé dans le sien. L’instant qui suivit lui parut durer une éternité, une éternité durant laquelle l’enfant l’emplissait d’une quiétude longtemps pourchassée. Alors le monde fut regagné par sa terne réalité.

— Leur fille ? demanda-t-il simplement.

— Sans doute.

Le visage de Galdus n’avait pourtant pas perdu de son air victorieux. Kanos redouta ce qu’il allait advenir du sort de l’enfant, alors il la défendit du coup que tenta de lui porter son père. La violence du choc projeta l’arme de Galdus sur le sol.

— Tu ne la tueras pas, Père ! Pas cette fois.

L’humiliation qu’il venait de subir ne chassa pourtant pas le sourire de son visage.

— Tu m’en diras tant. Et pourquoi ne devrais-je pas la tuer, selon toi ?

— Parce qu’elle est désormais sous ma responsabilité.

Il y eut un silence. L’enfant rit alors qu’un Kanos déterminé s’emparait du landau rouge sang.

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