Gallus

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Les paysages autour de moi sont à couper le souffle. J'aime toute cette verdure, ces petits cottages pleins de charme, ces prairies où des moutons au pelage noir broutent tranquillement. En un mot, j'aime mon pays. J'aime l'Écosse.

— Ça y est, je suis enfin revenue maman.

Je sens des larmes me piquer les yeux. J'appuie sur l'accélérateur. Ma main sur le levier de vitesse tremble légèrement. Le vent me fouette le visage. Tout ce que j'espère, c'est qu'il emporte avec lui mes tourments, ma tristesse et mes remords.

— Gallus, ne roule pas si vite, tu vas te tuer.

— Merci maman. Même maintenant, tu continues de me sermonner.

Je soupire bruyamment. Je n'ai jamais apprécié ce surnom. Maman me l'a attribué quand j'étais enfant à cause de ma langue bien pendue. Ce mot est un terme, d'après ma mère, affectueux, pour désigner une personne insolente. Sérieusement, je ne connais aucun surnom plus moche que ce mot. Je vous laisse imaginer les dérivés qui ont suivi durant toute ma scolarité.

— Hors de question !

J'allume l'autoradio, le volume au maximum. Je ne veux plus rien entendre. Je tombe sur une chaine locale. Elle passe un petit groupe de rock de la région. Les notes mélodieuses de la guitare se mêlent harmonieusement à la voix gutturale du chanteur. Je me laisse porter par la musique et j'oublie, pendant un court moment, le monde et les emmerdes qui l'accompagnent.

« Gallus ».

Sans le vouloir, j'y repense malgré moi. Ça y est, je craque. Les larmes forcent mon barrage mental que j'avais mis tant de temps à construire. Mon nez coule, ma vue se brouille.

— Bordel !

Je suis contrainte de ralentir, je ne vois plus rien. Je me gare, comme je peux, sur la bordure de la route. Je mets mon frein à main, coupe le moteur et je sors en trombe de l'habitacle. Je n'avais pas remarqué que je longeais, depuis déjà un moment, la corniche.
Je me rapproche du bord de la falaise pour profiter des embruns marins. Je respire plusieurs fois profondément. J'essaye de me calmer.

— Gallus, cesse donc de faire l'enfant ! Tu vas être en retard.

— Je sais, maman, je sais !

Il faut que je m'occupe l'esprit, et vite ! Je sors de ma sacoche mon argentique. Un Leica M-P TYP 240. Mon petit bijou. Lui seul sait me remonter le moral quand je suis au plus bas.
Je regarde l'océan déchainé à travers mon objectif. Tout est tellement plus beau à travers lui. J'observe les vagues se briser sur les rochers, l'écume s'envoler, avec grâce dans les airs, avant de retomber lourdement sur la surface de l'eau. Je prends quelques clichés. Il me tarde de m'enfermer à double tour dans ma chambre noire et de les développer. Je suis photographe professionnelle. C'est ce choix de carrière qui m'a poussée à m'installer à Londres.
Ça y est, ma respiration s'est calmée, mon cœur a ralenti sa cadence, je ne pleure plus.
Je retourne dans ma décapotable. Encore un choix de voiture dérogeant au gout de ma mère.
Je tourne la clef, je débraye. Rien, juste un bruit tonitruant.

— Oh non, pas maintenant.

Je réitère les mêmes gestes. La voiture tressaute plusieurs fois, me laissant bon espoir de reprendre ma route, mais après une pétarade assourdissante, une fumée noire se met à jaillir du capot. Je tape de rage sur le volant qui se met à klaxonner plaintivement. Je hurle ma frustration brisant la quiétude de la lande. Quelques cailles des blés, tapis dans les fourrés, s'envolent en piaillant.

— Satan, si tu te crois malin à te jouer de moi !

Je jure plusieurs fois avant de plaquer, morte de honte, ma main sur mes lèvres.

— Better to flatter the Devil than to fight him, susurre alors ma mère à mon oreille.

« Mieux vaut flatter le Diable que le combattre » le proverbe préféré de maman, tiré d'un livre de son écrivain favori Walter Scott, que ma mère chérit comme la bible. J'ai été bercée, toute mon enfance, par ses écrits. Écossais et fiers de l'être, nous avions le devoir de chérir tout ce qui avait pu être écrit par un compatriote.
Je sors mon téléphone pour appeler une dépanneuse. Aucun signal.

— Je suis désolée maman.

Je murmure ces mots pour moi-même. Je serais en retard à l'enterrement de ma propre mère. Il faut croire que j'aurais été une fille indigne jusqu'au bout.
Il faut que je trouve de l'aide, je me mets debout sur mon siège en espérant voir une habitation au loin. Rien, juste la campagne.
Je rumine et décide d'avancer à pied. Je contourne la voiture et manque de me faire écraser par un chauffard roulant à toute vitesse. La frayeur me fait tomber sur les fesses.
Le pick-up qui a failli me rentrer dedans s'arrête immédiatement. Un homme, âgé d'une trentaine d'années, en sort. Grand, brun, mal rasé, une veste en cuir sur le dos. Il me tend sa main que je saisis sans me poser de question et me relève.

— Vous êtes malade ou quoi ?

— Comment ?

« Moi ? Je suis malade ? Pour qui se prend cet abruti ! »

— Je disais que vous étiez une foutue folle à vous garer juste après un virage !

Je tourne la tête pour constater l'accablante vérité : je me suis bien garée en plein virage. L'homme me détaille avec intérêt des pieds à la tête. Il me jauge comme un bout de viande. C'est une désagréable sensation.

— On ne s'est pas déjà vu quelque part ?

— Je ne crois pas non.

— Ta tête me dit pourtant quelque chose... on n'aurait pas... un soir... toi et moi... ?

Il me fait un clin d'œil appuyé en claquant de la langue me rendant rouge pivoine.

— Dans vos rêves ! Je ne vis même plus ici depuis des années ! Et puis votre liste de conquêtes est si longue que ça ? Vous êtes répugnant ! Les mecs sont tous pareil, des porcs !

Je me rends compte de la dureté de mes mots, maman serait mortifiée. Gallus a encore frappé ! Je marque une légère pause avant de reprendre, sur un ton plus courtois.

— Vous n'auriez pas un téléphone pour que j'appelle un dépanneur. C'est idiot, je ne capte pas.

L'inconnu a reporté son attention sur ma décapotable, il ne semble plus écouter ce que je lui dis.

— Joli engin ! Mais pas du tout adapté pour la région.

Je fulmine et m'éloigne en prenant soin de verrouiller les portières et de relever la capote en appuyant sur le bouton. Il commence à pleuvoir, je suis en quelques minutes trempée.
L'homme m'interpelle, mais je l'ignore. En deux-trois foulées, il m'a rattrapé.

— Mais tu vas où ?

— Chercher de l'aide.

— Très bien, à cette allure, et dans cette direction, tu vas avoir, au moins, cinq bonnes heures de marche. Et avec ta petite robe noire, tu vas nous choper un virus à coup sûr ! Faut être sacrément débile pour se fagoter de cette manière en plein mois de février !

Je m'arrête, me sentant idiote. Il est tard, dans moins d'une heure il fera complètement noir. Je commence à grelotter. L'homme doit s'en rendre compte, car il dépose sur mes épaules sa lourde veste. Son odeur musquée me chatouille les narines. Je l'observe du coin de l'œil. Il est en tee-shirt blanc, la pluie a rendu son haut presque transparent, je devine les courbes de ses abdominaux.

« Dieu qu'il est beau ».

— Beau ? C'est un dieu ! Je jouerais bien un air de cornemuse avec lui, si tu vois ce que je veux dire !

La voix de maman résonne encore dans mes oreilles, c'est plus fort que moi, j'ai besoin de la faire parler, de la sentir vivante.

— Je suis mécanicien, mais concrètement, sans mes outils, je ne peux rien faire sur place. Ce que je te propose, c'est de te déposer en ville, je reviens remorquer ta caisse, et tu pourras la récupérer demain au garage. Je pars tôt, demain matin, en déplacement, mais mon collègue se chargera de tout.

Je ne sais pas quoi dire, je hoche bêtement la tête et le suis. Je m'installe côté passager, la proximité avec mon sauveur me perturbe.

— Au fait, moi c'est Niall, enchanté.

— Ciara.

— Et tu viens faire quoi parmi nous, Ciara ?

— Je viens enterrer ma mère.

Niall donne un brusque coup de volant sous l'émotion, me faisant pousser un petit cri.

— Attends, tu es la fille de MacMillan ?

— On se connait ?

— Non, mais tu sais, ici tout le monde se connait. J'ai bossé un moment avec ton père. C'était un chic type. Toutes mes condoléances, pour lui, et pour ta mère.

Apprendre que cet inconnu à côtoyé mes parents me file le bourdon. Le reste du trajet se fait en silence. À peine arrivé devant l'église, je le remercie rapidement et saute du véhicule avant de m'enfuir. Dans le feu de l'action, j'ai gardé son blouson.
J'arrive juste à temps pour la cérémonie. Il y a beaucoup de monde, j'avais oublié à quel point les Écossais étaient solidaires entre eux. J'attrape un verre de Whysky, un Macgallan, qu'un inconnu me tend et le bois d'une traite. C'est ainsi chez nous, quand l'un des nôtres meurt, on boit pour l'honorer. La nuit promet d'être longue !
Le lendemain, munie d'un sévère mal de crâne, je récupère ma voiture. Niall n'avait pas menti, il n'est pas là. Je décide de garder son vêtement en souvenir et rentre au pays.

Trois jours se sont écoulés depuis les funérailles de maman. Je suis de retour à Londres et je me rends à un diner de fiançailles organisé par mes meilleurs amis. Je suis déjà dans la confidence depuis un moment, mais ils veulent nous l'annoncer officiellement. Aucun moyen de me défiler, mais après tout, cela ne peut pas me faire de mal. Je rentre dans le restaurant.

« Super, ils ont eu le bon gout d'en choisir un qui fait karaoké. »

Je me déplace difficilement parmi la foule stagnant au bar pour retrouver Tom et Jane. Je les aperçois au bout de la salle. Je joue des coudes pour les rejoindre. Quand elle me voit, mon amie se jette dans mes bras.

— Merci d'être venue, je sais que ce n'est pas facile en ce moment pour toi.

— Au contraire, maman disait toujours qu'il ne faut pas s'arrêter de vivre pour les morts.

Jane me sourit et m'invite à m'asseoir.

— Tout le monde est déjà là, je vais te présenter. De gauche à droite tu as William, Anna, Carry -que tu connais déjà- et j'ai complètement oublié le nom du dernier qui sera assis à côté de toi. C'est le futur témoin de Tom ! Je ne l'avais jamais rencontré. Il nous réserve une surprise pour...

Je n'ai absolument pas écouté ses explications, la seule chose qui occupe mon esprit, c'est la bouteille de vin rouge qui me fait de l'œil depuis que j'ai posé les yeux sur la table. Je me sers un verre que j'avale d'une traite !

— Eh bien, tu as envie de t'amuser ce soir !

— Faut croire !

— Tant mieux, je commençais à me demander si tu avais fait vœu de chasteté ! Lâche-toi un peu ! Trouve-toi un mec et chope-le !

Mon amie me fait une grimace en tirant la langue. Je la singe instantanément. Elle a horreur de ça !

— Tu n'es qu'une, qu'une...

— Connasse ?

— Non, je pensais à un synonyme beaucoup plus fort. Garce ! Voilà, tu es une garce.

Je ris de bon cœur et m'installe à ma place. Des notes de guitare s'élèvent faisant taire le brouhaha, incessant, régnant dans le restaurant.
Une voix rauque se met à accompagner la mélodie, me clouant sur place. Mon corps frissonne. Sans m'en rendre compte, je me lève et me rapproche de la scène. Là, sous les projecteurs, se tient Niall. Assis, une guitare entre les mains, il chante des mots d'amour.
Les filles tout autour de moi sont en pâmoison. D'un coup, ses yeux se lèvent et semblent me fixer. Il ne doit pourtant rien y voir avec les lumières projetées sur lui. Un fin sourire se dessine sur ses lèvres. Je me déplace un peu sur le côté et constate que son regard me suit toujours. Aucun doute possible. Les projecteurs ne doivent pas être si puissant. Je me sens nue sous son regard. Je ferme les yeux pour mieux savourer sa voix. Il arrive au refrain.
Je me concentre sur ses paroles.

—You don't have to put on the red light
Those days are over
You don't have to sell your body to the night
Ciara...

«Je rêve ou il a dit mon nom ? »

Niall se relève de son tabouret tout en chantant. Il saute de la scène et s'avance vers moi. Le monde se dérobe sous mes pieds. Je dois aller prendre l'air, et vite !
Je cours en direction de la sortie. Je n'entends plus rien, je ne vois plus rien. Une fois dehors, l'air frais commence à me remettre les idées en place.

— Comment c'est possible ? murmuré-je pour moi-même.

— Le destin !

Je me retourne avec un hoquet de surprise. Il est là, juste devant moi. Les gouttes de sueur perlent sur son front. Sa peau luit sous le clair de Lune. Mes joues sont en feu. Sans réfléchir, je me jette à son cou et l'embrasse.

« Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ».

Je me détache de lui. Je ne me reconnais pas. Lui rit, un rire diablement sexy.

— Je... désolée... je ne sais pas ce que j'ai ce soir... je

— Oh ne t'excuse pas, pas pour ça ! Par contre, ça, c'est à moi.

Il pointe du doigt son blouson en cuir que je n'ai pas quitté depuis ce fameux jour. Je baisse la fermeture éclair pour le lui rendre, mais il retient mon geste.

— Elle te va bien mieux qu'à moi, tu peux la garder.

J'ai l'impression de nager en plein rêve. Je ne comprends pas ce qui se passe, ce qui m'arrive. Niall se rapproche dangereusement de moi, je commence à avoir chaud.

— Je ne pensais jamais te revoir.

— Moi non plus.

— J'ai beaucoup pensé à toi.

— Moi aussi.

Je lui réponds du tac au tac, sans mesurer l'ampleur de nos paroles.

— Quand Tom à mentionné ton nom, j'ai tout de suite su que c'était toi. C'est fou non ?

Il pose délicatement sa main contre ma joue. Ce contact m'électrise, mais je finis par la repousser. Trop de questions m'assaillent. Je me sens perdue. Ce n'est pas un hasard, ce n'est pas possible ! Je ne rêve que d'une seule chose : prendre mes jambes à mon cou ! Une force inconnue m'en empêche. Je sens une main invisible me retenir par les épaules, me clouant sur place.
Niall essaye de me prendre dans ses bras, de m'embrasser, mais je m'y refuse, je m'esquive.
La voix de maman résonne alors dans ma tête.

« Gallus, le Destin est un Don de Dieu que personne ne peut refuser. Fonce ! »

Quand ses lèvres charnues retentent de me faire sienne, je me laisse faire. Sa langue a le gout du Macallan. Je me laisse sombrer dans la magie du moment et savoure son baiser. Je remercie ma mère pour cet ultime conseil. Ce soir, je suis à lui. Demain, on parlera.

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