Chapitre 1
Millésium, c’est notre empire. C’est le seul empire, devrais-je dire, dans la mesure où il n’en existe aucun autre… Néos en est le centre névralgique, sa capitale. Et comme dans toutes les grandes villes, il y a un quartier mal famé où il est communément admis que s’y trouver la nuit est une mauvaise chose. Disons qu’on ne risque pas d’y croiser des personnes de bonne famille, comme des enfants de politiciens. Alors qu’est-ce qu’on fiche ici, hein ? C’est la question qui me reste coincée en travers de la gorge tandis qu’Atlas et moi, nous faisons la queue au milieu des filles de petites vertus et des ivrognes en tout genre. Atlas m’adresse un regard qui répond à la question que je n’ai pas osé énoncer. On ne s’embarque pas dans un plan comme le nôtre sans savoir où l’on met les pieds.
Il y a foule ce soir. Temrick nous avait prévenus. La très forte odeur d’alcool qui plane dans l’air me donne envie de tousser, mais je tâche de me refreiner en pressant mon foulard contre mon nez. Dans ce genre d’endroit, le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention est de se fondre dans le décor. C’est pour ça que je porte une robe qui ferait pâlir d’horreur notre gouvernante. Trop étroite, trop échancrée, trop fluorescente. Trop. D’ailleurs, je n’ose même pas imaginer à qui Temrick a bien pu dérober un modèle pareil, et je me garderai bien de le lui demander. Le costume d’Atlas est assorti à ma tenue. Veston sombre, mais chemise et nœud papillon aux teintes vertes luminescentes. En caressant les écailles de ma robe, je me demande combien de castaluce ont dû mourir pour que l’on puisse la confectionner… La main chaude de mon frère se glisse dans la mienne me ramène à la réalité.
Nous sommes les prochains. Le garde me reluque avec insistance. Je m’efforce de garder la tête haute et le fixe avec autant de dédain que possible, comme Temrick me l’a conseillé. Le garde reste silencieux quelques secondes, semblant peser le pour et le contre. Atlas sort alors une poignée de pièces de la poche de son veston et les lui lance, sans aucun effort. J’écarquille les yeux, sous le coup de la surprise. Les pièces rebondissent sur le torse du garde et viennent s’écraser au sol dans un bruit de ferraille. Il se met à ricaner, hoche la tête, et tend deux tickets d’entrée à mon frère. Puis il s’écarte de quelques pas pour nous laisser passer, sans prendre la peine de ramasser sa monnaie. Alors que je suis encore sous le choc, Atlas me tire par la main pour que personne ne se rende compte de mon trouble, et nous pénétrons dans un long couloir obscur.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? chuchoté-je.
— Il faut payer notre entrée.
— Il n’a pas eu l’air d’accorder beaucoup d’importance à ton argent…
— Ce qui compte, ce n’est pas la somme qu’on lui donne.
Je fronce les sourcils. Atlas me sourit. Nous remontons le couloir, guidés par la lueur que nous apercevons devant nous. Nous nous retrouvons devant un mur de fumée mouvant, de la couleur des lucioles.
— Tu te souviens de ce que Temrick a dit ? me demande mon frère.
Je soupire.
— Il n’aurait pas pu fixer le rendez-vous dans un lieu un peu moins mal fréquenté. Et en plein jour.
— Ça aurait été trop facile ! s’exclame Atlas.
Sa main me serre avec un peu plus de force.
— Surtout, n’ouvre pas les yeux.
Nous inspirons tous les deux un grand coup, et nous traversons le mur. En une enjambée, nous sommes déjà de l’autre côté. La musique beaucoup trop forte nous agresse aussitôt les oreilles. J’ai l'impression que quelqu’un m’a jeté un sceau d’eau glacée à la figure. Je me frotte les yeux et les entrouvre avec méfiance. L’endroit est immense ! Il y a un espace dédié aux danseurs, où les gens font onduler leur corps avec frénésie les uns contre les autres, au gré de la musique. Un peu plus loin, j’aperçois des tables et des fauteuils où les moins téméraires peuvent se reposer un peu. Parmi cette foule déjantée, des demoiselles en tenue légère fourmillent aux quatre coins de la salle pour servir leur consommation aux hommes accoudés à des tables de poker, absorbés par leur partie, tandis que des néons projettent des lumières stroboscopiques sur nous tous. Mais ce qui me frappe le plus, c’est la couleur de ma peau. Car elle est devenue aussi scintillante dans le noir que ma robe ! Et d’un coup d’œil circulaire, je remarque que tous les individus présents sont également phosphorescents. Je frotte l’index sur mon avant-bras, mais rien ne fait disparaitre cette luminescence.
— De la poudre de luciole, m’informe Atlas, qui découvre lui aussi avec un certain étonnement le phénomène étrange. Ça vient du mur de fumée que nous avons franchi. Ils ont rendu la poudre de luciole volatile.
— Comment tu sais tout ça ?
— Temrick. Il m’a expliqué que le choc thermique entre la chaleur de notre corps et la fraicheur de ce lieu permet de figer cette poudre sur notre peau. Ça s’enlèvera quand nous ressortirons. Mais je dois dire que je ne m’attendais pas à un résultat si… bluffant. Ils font vraiment tout pour impressionner leurs clients !
— Pourquoi ai-je l’impression que Temrick t’a beaucoup plus renseigné que moi sur ce qui nous attendait ?
— Solidarité masculine.
C’est ça, oui. Une serveuse vient à notre rencontre. Elle nous présente un plateau sur lequel sont disposés des verres de liqueur au nom étrange, mais nous déclinons poliment. Atlas lui glisse quelques mots à l’oreille. Elle l’écoute soigneusement, avant de lui lancer un sourire plus qu’aguicheur et nous fait signe de la suivre. Nous nous faufilons dans la foule. Mon regard s’attarde sur les danseurs dont les corps se convulsent au gré du son et des stroboscopes. Leur tenue, toutes en écaille de castaluce, étincellent de mille feux. Combinées à leur peau phosphorescente, cela donne un petit côté presque surnaturel et fantastique à cet endroit. Toutes ces mains qui brassent l’air, ces cheveux qui se secouent, ces sourires qui rayonnent dans la semi-obscurité, ces verres que l’on entrechoque pour trinquer, les rires et les conversations qui fusent de toute part, étouffés par la résonnance de la musique… J’en ai brièvement le tournis, comme si j’étais soudain plongée dans un autre monde à la frontière de l’irréel qui monopolisait mes cinq sens à la fois. Irréel, oui. C’est bien le mot.
Nous dépassons les tables où sont assis les gros buveurs. La plupart d’entre eux sont déjà en galante compagnie, pourtant je remarque bien malgré moi les œillades que certains me lancent. Normal, vu la robe beaucoup trop courte et trop moulante que je porte. Je tente de remonter un peu mon décolleté, ce qui arrache quelques rires et grognements aux hommes qui me scrutent. Mais la main d’Atlas, qui se trouve toujours dans la mienne, me rassure. Comme si, par cette simple étreinte, il pouvait me protéger de tous les dangers du monde. Je la serre un peu plus fort. Sans même que j’ai à lui expliquer, mon frère me tire d’avantage vers lui et assène un regard assassin aux ivrognes devant qui nous passons. Je porte sa main à mes lèvres pour l’embrasser tendrement. Nous ne sommes pas jumeaux pour rien.
La serveuse que nous suivions s’arrête devant une porte et fait signe à Atlas d’entrer. Il la remercie d’un geste du menton avant qu’elle ne s’en aille et tourne la poignée. Nous pénétrons dans une pièce lugubre, parfaitement insonorisée et éclairée aux bougies, qui aurait presque paru chaleureuse sans l’abondance de fumée de cigare.
— J’ai bien failli attendre !
La voix railleuse de notre interlocuteur se répercute comme une malédiction contre les murs du petit salon privé. Il est affalé en face de nous, sur une banquette de velours rouge. Il a posé sur la table devant lui un paquet en carton, et nous dévisage tour à tour en rigolant, un cigare allumé coincé entre les lèvres.
— Gilgam Esh je suppose ? demande mon frère.
— En chair et en os. Enfin, surtout en chair ! s’esclaffe-t’il en faisant remuer sa grosse bedaine.
Il nous désigne les deux chaises vides qui ont été installées près de la table.
— Alors comme ça, il parait que vous avez besoin d’un fossoyeur de bêtes ?
— Temrick ne vous a-t’il pas expliqué ce que nous recherchons ? interrogé-je.
— Comment faire confiance à ce jeune filou ? Je veux entendre votre version.
— Dans ce cas, avez-vous confiance en nous ?
— Là n’est pas la question.
— Et nous, pouvons-nous nous fier à vous ? surenchérit Atlas.
— Bah ! s’exclame-t’il. Je ne suis qu’un pauvre bougre qui cherche à gagner sa vie. Pas comme les fossoyeurs d’identité. Eux, ce sont de vrais rats ! Espiègles et escrocs. Vous leur tendez la main, ils vous bouffent jusqu’à l’épaule… Alors que moi, je ne suis qu’un vulgaire contrebandier.
Nous échangeons une mine perplexe. Temrick nous a assuré de sa bonne foi, mais comment se fier à un homme qui préfère nous recevoir dans une arrière salle obscure au beau milieu de la nuit ?
— Bon écoutez les jeunes, je n’ai pas tout mon temps. C’est que j’ai une affaire à faire tourner, moi ! Après tout, peu importe pour quoi vous les voulez, je m’en fiche. Mais j’ai vos cinq petits monstres avec moi, alors vous les prenez, oui ou non ?
— On peut voir la marchandise ? demandé-je.
Le dénommé Gilgam Esh se penche par-dessus la table pour ouvrir le paquet en carton. Il y plonge sa main et sort une espèce de lézard s’agitant dans tous les sens, sa queue pincée entre les doigts de l’homme. Tandis que je reste fascinée par ce petit être à la carapace cuivrée, Atlas vérifie qu’il y a bien le bon nombre d’animal dans la boite.
— Quel âge ont-ils ?
— Huit semaines.
Mon frère grimace.
— Les chronogloutons sont plus fiables quand ils ont moins de quatre semaines.
— Ça, c’est votre problème. Si vous vouliez des bestioles de meilleure qualité, il fallait me prévenir plus tôt. J’ai fait ce que j’ai pu dans les délais impartis. Déjà que les chronogloutons sont en voie d’extinction, vous n’imaginez pas combien il a été difficile de vous en dégoter cinq !
— Nous apprécions votre professionnalisme, dis-je avec une once d’ironie.
— Et vous, la demoiselle, vous avez mon moyen de paiement ?
Je soupire longuement et ôte mon foulard pour découvrir mon cou. Gilgam semble tout à coup captivé par mon ruban en dentelle. Il esquisse un geste dans ma direction, comme s’il voulait caresser l’étoffe, mais Atlas le frappe immédiatement sur les doigts.
— Pas touche !
— Le ruban d’une apprentie prêtresse vaut une fortune sur le marché noir de Tourniche.
Il ricane à sa propre remarque avant de remettre le petit lézard dans sa boite et de la pousser dans notre direction.
— Ça les vaut largement.
— Nous en sommes ravis, soufflé-je. Vous l’aurez pour la fin de la semaine.
Et tandis que je me lève et qu’Atlas récupère notre colis, Gilgam Esh nous sourit une dernière fois de toutes ses dents, entre lesquelles pend toujours son cigare allumé.
— J’y compte bien.
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