Chapitre 2
Recroquevillée sur moi-même, je regarde les restes de poussières de luciole se dissoudre dans l’eau du bain, qui a pris une drôle de teinte verdâtre. Atlas, qui s’est lavé en premier, est assis sur le rebord de la baignoire et me lave les cheveux. Ses mains me malaxant doucement le crâne me font du bien. Elles enveloppent ma tête, caressent mes longues mèches humides dont les pointes trainent dans l’eau, me massent le haut du front. Je laisse échapper un petit soupir de béatitude.
— Ne t’endors pas, m’ordonne mon frère.
Je l’éclabousse en guise de réponse. Quand il a fini, il se saisit du dernier pichet d’eau chaude qu’il me verse intégralement sur la tête. Je retiens ma respiration et ferme très fort les yeux pendant que l’eau ruissèle sur moi, profitant de ces derniers instants de détente. Atlas m’apporte une serviette pendant que je me redresse et sors du bain, dans laquelle il m’emmitoufle rapidement. Ses grands bras me serrent contre lui et me frictionnent pour me sécher. Notre gouvernante nous dit sans cesse qu’à notre âge, nous ne devrions plus nous laver ensemble. Nous pourrions l’écouter, mais nous aimons trop tous les deux les volutes de vapeur qui s’élèvent autour de nous et nous englobent tandis que nous prenons soin l’un de l’autre. Il y a une proximité entre nous que les gens ordinaires ne pourront jamais comprendre. Atlas est mon âme sœur. C’est un même cœur et une même âme que nous nous partageons dans deux corps distincts. Il est tout mon monde, celui grâce à qui je tiens encore debout. Et je suis sa parfaite moitié, sa raison de vivre. Quelle sensation euphorisante, que de se sentir exister dans les yeux de quelqu’un d’autre…
— « Nos cœurs, dans un accord parfait, résonnent en cœur au son de ces rancœurs en désaccord. Et par mes larmes, qui viennent embrasser tes lèvres dans un souffle de sel, je saisis la beauté des tiennes, à travers tes yeux embués par un amour dont je ne peux que contempler l’ocre des terres de Sienne. »
— Pourquoi cites-tu un poème de maman ? me demande mon frère, accroupis à mes pieds, en train d’essuyer mes jambes.
— Pour rien. Je rêvassais, souris-je.
Atlas me rend mon sourire, se relève et dépose un petit bisou sur le bout de mon nez. Je me dirige vers mon placard, songeuse. Maman… Elle a composé pour les plus grands de ce monde. Il n’est pas rare qu’elle soit encore citée dans les œuvres littéraires ou les manuels scolaires. Mais ce recueil de poèmes, « Exotique Alchimie », a été son dernier chef-d’œuvre, et nous savons qu’il nous ait destiné. Elle l’a écrit quand elle était enceinte, elle pressentait déjà le lien si unique et particulier qui nous unirait. Et ces yeux ocre dont elle fait mention, ce sont les nôtres. Des yeux d’un marron si clair et chaud qu’il en est presque orange. Cette nuance est caractéristique du côté des Desterelle. Nous étions trop petits pour nous en souvenir, mais il parait qu’après la disparition de maman, notre père n’a pas pu soutenir notre regard des mois durant car nos yeux lui rappelaient les siens…
— Il faudra vider l’eau du bain demain matin.
Je cligne plusieurs fois des paupières, brusquement extirpée de mes pensées. Atlas se tient près de la baignoire, les poings sur les hanches, fixant l’eau trouble et mousseuse avec perplexité.
— Ninive s’en chargera.
— Elle risque de poser des questions.
— Que veux-tu qu’elle nous reproche ? interrogé-je. Dans le pire des cas, elle croira simplement qu’on se sera lavé de très bonne heure.
— Ce qui m’inquiète, c’est surtout la couleur de l’eau.
Les chronogloutons s’amusent tranquillement sur le lit de mon frère. Nous avons décidé de les laisser se dégourdir un peu les pattes, après être restés si longtemps dans ce carton. Ils émettent des petits grognements assez mignons et se chamaillent entre eux, se disputant les boutons qu’Atlas a arrachés de ses propres vêtements pour les nourrir. Il en attrape un par la queue, qui se met aussitôt à lui siffler dessus avec sa longue langue fourchue. Ses camarades le regardent se faire emporter vers la baignoire, les yeux exorbités.
— Ne lui fais pas mal s’il te plait, demandé-je.
Mon frère plonge délicatement le lézard dans l’eau et le ressort aussitôt. Il gigote, se frotte les yeux avec ses pattes avant, et éternue une ou deux fois. Il est devenu phosphorescent.
— La poudre de luciole s’est dissoute dans l’eau mais ses propriétés luminescentes sont toujours actives. Les chronogloutons sont des reptiles à sang froid. Le choc thermique entre leur corps et l’eau chaude du bain…
— Ninive a beau être une gouvernante un peu rude, elle n’est pas un reptile à sang froid à ce que je sache.
— Demain matin, l’eau aura refroidi. Ça veut dire que la chaleur corporelle d’un être humain provoquera à nouveau un choc thermique phosphorescent. Si Ninive plonge les mains dans l’eau, elle s’en rendra compte et nous demandera des explications.
Atlas repose le petit monstre sur son lit. Ses congénères le regardent avec défiance. Il se lèche les écailles et se roule comme un forcené sur les couvertures, mais rien ne permet d’effacer la lueur qu’il émet désormais. Je soupire.
— On ira la vider nous-même.
Mes mains errent sur les différentes étoffes suspendues dans mon placard. J’en attrape une au hasard, une longue tunique cintrée à la taille de couleur mauve. D’ordinaire, ce genre de tenue se porte avec un jupon ou un pantalon bouffant, mais elle est assez longue pour faire office de vêtement de nuit. Je laisse tomber la serviette à mes pieds et commence à l'enfiler, tandis qu’Atlas pousse un petit grognement dans mon dos. Au Millésium, le mauve et toutes les nuances allant du rose foncé au violet sont des couleurs de deuil. Il n’est pas avéré que les familles des apprenties prêtresses soient d’avantage visées par la Déferlante, mais ce ruban en dentelle qui m’étrangle le cou trace également une cible de choix sur le dos de mon frère. Nous n’avons jamais eu peur de la malédiction divine jusqu’ici. Mais cette fois, je me laisse aller à une certaine paranoïa qui exaspère Atlas. Il nous est viscéralement impossible d’imaginer vivre l’un sans l’autre. Et il m’est encore plus intolérable d’envisager que l’on puisse me prendre mon frère jumeau dans quelques heures à peine. Si jamais la Déferlante l’arrachait à moi… Non ! Je ne veux même pas y songer. Je ne peux pas y songer !
Je referme mon placard et me dirige vers les étagères se situant de part et d’autre de mon lit. Atlas en fait de même de son côté et me pose la question qui revient quotidiennement :
— Qui est-ce qu’on prie, ce soir ?
Nos animaux-totems sont alignés en rang d’oignon, tels de vaillants petits soldats. Tous en bois et sculptés à la main avec la plus grande minutie, ils font office d’intermédiaire pour les personnes lambda qui souhaitent s’adresser aux dieux. Chaque divinité possède son propre animal-totem. La plupart des individus du peuple millésime s’en remettent à la Grande Prêtresse pour transmettre leur prière. Ces petites idoles sont devenues relativement obsolètes – rare sont ceux qui souhaitent encore prier directement les êtres divins qui nous martyrisent année après année… Mais il est admis dans la culture populaire que les animaux-totems apportent la bonne-fortune sur un foyer. Tous s’évertuent donc à les collectionner avec soin. D’ailleurs, le tailleur de l’empire – le seul habilité à travailler le bois béni des dieux – a crée des effigies qui ne correspondent à personne, sculptées dans des matières quelconques, pour le simple plaisir d’agrandir la collection de chacun.
Je m’empare de la statuette représentant une cornive. En me retournant, je remarque qu’Atlas a saisi la même. Nous échangeons un regard complice.
— Avalinh, dit-il.
— C’est ma préférée.
— Parce que c’est la déesse des songes et du sommeil ou parce que c’est la moins méchante de toutes ?
— Parce que c’est celle qui a fait preuve de bonté envers le peuple millésime. C’est la seule qui ne cautionne pas la Déferlante.
— Ça, c’est ce qu’on vous raconte dans ton école de futures prêtresses. Normal qu’on vous apprenne à vénérer les dieux, c’est votre boulot.
— Tu sais bien que je n’aime pas ça.
En disant ces mots, je fais référence au ruban en dentelle. Ce n’est pas comme si j’avais eu beaucoup d’option… Au Millésium, les femmes sont promises à deux types de destin. Soit elles épousent quelqu’un et peuvent exercer la même profession que leur époux. Soit elles entrent au service de la religion. Quand une femme n’est ni mariée ni prêtresse, elle reste à la charge de ses parents jusqu’à sa mort. Et notre père m’a clairement fait comprendre qu’il ne tolèrera pas que je « suce les mamelles de l’oisiveté » toute ma vie. Alors avant qu’il n’ait eu le temps de me fiancer contre mon gré, je suis entrée à l’institut de formation des prêtresses. Tu parles d’un choix de carrière !
Un grand tapis duveteux aux formes géométriques sépare mon lit de celui de mon frère. L’étoffe y est plus rêche là où nous avons l’habitude de nous agenouiller. Nous nous installons silencieusement et posons nos animaux-totem devant nous. Les chronogloutons, que nous avons momentanément délaissés, sautent alors du lit et se précipitent sur les idoles. Ils les soulèvent, les reniflent, tentent de les mordre avec leur petite mâchoire encore enfantine. J’en rigole de bon cœur. Ces lézards sont particulièrement vifs et chapardeurs les premiers mois ! Atlas tente de les attraper tous dans sa main, mais la fratrie se ligue contre lui et font siffler leur langue, même si au vue de leur taille, cela n’a rien de très intimidant.
— Allez, ça suffit maintenant, dis-je tout sourire en secouant la tête.
— Tout le monde va se coucher ! Nous aussi, on aimerait bien aller dormir, enchaine Atlas.
Il parvient à les récupérer en les attrapant par la queue et les repose sur son lit. Le cinquième, celui devenu phosphorescent, se carapate dans ma direction et se cache sous les volants de ma tunique dès qu’il voit les doigts de mon frère s’approcher de lui. Le pauvre doit être traumatisé par l’épisode de la baignoire… Je couine en sentant ses petites pattes ventousées courir le long de ma jambe, de mon ventre, pour finalement ressortir par le trou de manche de mon bras.
— Dis donc ! protesté-je.
Le chronoglouton m’adresse un regard plein de tristesse, de ses grands yeux luisants. J’incline un peu la tête, ne pouvant qu’être attendrie par cette petite bouille d’amour. Je lui caresse le dos, et il émet un léger grincement qui signifie qu’il apprécie ce geste de tendresse. Il vient se caler sous mes cheveux encore humides, dans la chaleur de ma nuque.
— J’ai l’impression qu’il t’aime bien, celui-là, fait remarquer Atlas.
— Moi aussi, je l’aime bien. Il est original maintenant qu’il brille dans le noir comme une luciole. On devrait lui donner un nom.
— Ne t’attache pas trop à cette bestiole. Les chronogloutons n’ont pas une très grande espérance de vie.
— Ne sois pas si pessimiste.
— C’est toi qui es habillée comme une veuve !
Je lui tire la langue. Atlas en fait autant. Nous nous concentrons enfin sur notre prière, les mains jointes, les yeux clos. Maman a toujours dit qu’il fallait demander grâce aux dieux, peu importe les circonstances, au cas où un jour, quelqu’un soit attentif à nos prières.
S’il te plait Avalinh, s’il te plait… Cette fois, il faut vraiment que tu m’entendes et que tu protèges mon frère… Par pitié.
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