Chapitre 3

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Elle est belle, avec un regard plein de malice qui ferait tourner la tête de bien des hommes. Mais je ne sais absolument pas qui elle est… Elle m’apparait brièvement, comme un visage perdu dans la foule. Il m’arrive d’avoir l’impression de l’apercevoir même quand je ne rêve pas. Elle porte à chaque fois le ruban et la tenue des apprenties prêtresses. Pourtant, son visage m’est totalement inconnu et éveille en moi une fascination qui me trouble.

Les instants de vie se confondent et se mélangent. Je vis le rêve à la troisième personne, comme si j’étais spectatrice. J’y retrouve des paysages de l’empire qui me sont familiers… La capitale se détache sous un ciel crépusculaire. Elle est assise là, au bord de la falaise aux lucioles qui surplombe la ville. Elle joue avec des brins d’herbe, les jambes se balançant dans le vide, le visage tourné vers le ciel. Ses longs cheveux blonds cascadent dans son dos. Elle soupire longuement.

Le décor change brusquement, avec la même violence qu’une vague qui s’écrase sur le rivage. Maintenant, je la vois se baladant dans la vallée des Mille-Champs. La main tendue, elle caresse les épis de céréale et rigole doucement. Les plantes courbent l’échine sur son passage et des grillons grésillent aux alentours. Ce doit être le printemps. Elle a l’air plus jeune cette fois, elle a les cheveux plus courts, mais elle porte toujours le ruban et l’uniforme des prêtresses. C’est impossible !

Le rêve s’accélère. Son visage me saute à la gorge. Elle rit. Elle court. Elle mange. Elle joue. Elle prie. Elle dort… Mon cœur s’emballe, j’ai l’impression de suffoquer, comme si j’avais désespérément besoin de reprendre mon souffle après être restée en apnée trop longtemps. Trop de sons et de couleurs qui cavalcadent autour de moi. Des paysages, des odeurs, des sensations qui se heurtent dans ma tête. Mais elle est toujours là. Elle ! Sa présence, qui est d’une constance irréprochable, me donne la nausée. Elle rit. Elle court. Elle mange. Elle joue. Elle prie. Elle dort… encore et toujours. Elle ! Mais qui est-elle, bon sang ?

Lorsque j’ouvre les yeux, j’ai le cœur au bord des lèvres, et je me sens aveugle. Le soleil n’est pas encore levé. Aveugle oui, ou presque. Le chronoglouton phosphorescent est couché sur ma poitrine, ses quatre petites pattes en l’air. Je souris et caresse son ventre du bout de mon index. Il ne se réveille pas mais émet à nouveau un petit grincement de plaisir. J’ai la désagréable impression de ne pas être à ma place… En tournant la tête sur le côté, je distingue dans la pénombre les pieds de mon lit. Quoi ? Je me redresse d’un coup. Le lézard encore endormi tombe brusquement sur mes cuisses et sursaute à l’impact. Il me siffle aussitôt dessus avec colère.

Je suis allongée à même le tapis de notre chambre, à l’endroit même où j’ai prié hier soir. Se pourrait-il que je me sois endormie par terre ? Atlas, lui, n’est plus là. D’un coup d’œil circulaire à travers la pièce sombre, je note qu’il n’est pas dans son lit et que la baignoire dans laquelle nous nous sommes lavés s’est également volatilisée. Au même instant, la porte de la chambre s’ouvre violemment et claque avec force contre le mur.

 — Fais plus attention, tu vas réveiller Arianne, chuchote une voix familière.

Deux ombres s’introduisent dans la pièce, portant à bout de bras une baignoire, et tentent vainement de se déplacer le plus discrètement possible.

 — C’est bon les garçons, rigolé-je. Je suis debout.

Les deux silhouettes s’immobilisent aussitôt, comme prises sur le fait, et le rebord de la baignoire glisse des mains de l’un d’entre eux pour venir heurter le sol dans un bruit sinistre. Je me traine à quatre pattes jusqu’à la commode près de mon lit, ouvre un tiroir et saisis un bocal renfermant des lucioles. Je le secoue vigoureusement afin de réveiller ces demoiselles et les libère. La pièce s’illumine sans délai. Atlas et Temrick referment la porte et remettent la baignoire à sa place habituelle. Je remarque qu’ils portent tous deux des manches longues et de gros gants militaires qui leur recouvrent les avant-bras.

 — Vous êtes tombés du lit aux aurores, tous les deux.

 — Va dire ça à ton frère ! me lance Temrick, à bout de souffle, en s’épongeant le front du dos de sa main. Il m’a attrapé au détour d’un couloir, alors que je ne demandais rien à personne, et m’a dit qu’il fallait que je l’aide à vider une baignoire. Vous, les gosses de riche, vous n’avez pas du menu personnel pour ces corvées ingrates ?

 — Tu peux parler ! rétorque Atlas. La moitié des imprimeries et des dispensaires médicaux de l’empire portent le nom de ta famille. Tu es tout aussi aisé que nous.

 — Oui, mais moi je trouve ça plus drôle de jouer les casse-cous et de m’encanailler avec quelques contrebandiers en tout genre pour faire enrager mon père.

Il redresse le menton et hausse un sourcil, fier de ses prouesses. Je me lève, époussète ma tunique et accours jusqu’à lui pour lui souhaiter le bonjour. Temrick me scrute avec étonnement pendant que je lui fais une accolade.

 — Pourquoi tu portes une tenue de deuil ? me demande-t’il.

Je lève les yeux au ciel sans prendre la peine de lui répondre. Les garçons ôtent leurs gants et leurs manches longues. J’aide Atlas à se dévêtir. Il s’est assis sur son lit, je me tiens debout devant lui et il en profite pour m’attraper la taille d’un bras et me serrer tendrement, le visage blotti sur mon ventre.

 — Tu sens le tapis, dit-il d’une voix étouffée par mon vêtement.

 — Quelle belle façon de saluer ta sœur de si bon matin ! m’esclaffé-je.

Temrick se dirige vers mon lit et tente de s’y asseoir mais se fait promptement siffler dessus par quatre petits lézards mécontents. Il se relève rapidement et fixe la fratrie de chronogloutons avec méfiance.

 — Vous les laissez en liberté ?

 — Oui, pourquoi ? s’enquit mon frère.

 — J’espère que vous avez bien fermé les portes de vos placards, enchaine notre ami. Car ces bestioles ont vite fait de dévorer tous les boutons de vos vêtements. D’ailleurs, je n’en compte que quatre… Gilgam Esh ne devait-il pas vous en fournir cinq ?

Je remonte légèrement l’étoffe de ma tunique pour découvrir ma cuisse et laisser apparaitre le cinquième animal, ventousé à ma peau. Atlas essaie de le caresser mais il hérisse sa carapace, siffle avec sa langue et se faufile jusqu’à la cambrure de mes reins, me faisant glousser.

 — Pourquoi est-il phosphorescent ? interroge Temrick.

Mon frère et moi échangeons un regard plein de malice.

Le soleil commence doucement à pointer le bout de son nez afin de sortir le Millésium de son sommeil tourmenté. Nous nous sommes installés tous les trois par terre, devant la grande fenêtre de notre chambre, et contemplons la capitale qui s’éveille à nos pieds. Notre empire présente l’inconvénient d'être une île fragmentée cernée par l’eau de toute part, ce qui explique les hauts remparts fortifiés qui barrent l’horizon d’un trait noir. Non pas qu’ils soient d’une quelconque utilité… Mais au Millésium, on n’a pas besoin d’une excuse pour haïr l’océan. Et quand la Déferlante arrive, Néos est l’une des premières villes impactées, et quasiment toujours celle qui compte le plus de victimes.

La ville a été aménagée de façon plutôt uniforme. Les maisons se ressemblent, les commerces ont tous la même peinture aux murs, de petits coins de verdure fleurissent çà et là avec une régularité parfaite… Un paysage qui a presque quelque chose d’immaculé, si on excepte le temple de la Grande Prêtresse et la tour des Gouverneurs où nous nous trouvons, qui font office de glaives plantés dans la chair de la capitale. La tour des Gouverneurs est particulièrement vertigineuse. Notre chambre est située à l’un des étages les plus hauts et les mieux exposés. Notre père se l’aurait volontiers accaparé pour y installer son bureau si Ninive n’en avait pas décidé autrement.

Atlas et moi aimons nous asseoir là, au sommet de notre perchoir, pour admirer le panorama de notre chez nous dans un silence réconfortant qui n’a pas besoin d’être brisé. Le fait d’être comme en suspension dans l’air, au-dessus du monde, cela nous donne l’impression d’être en sécurité. Que rien ne pourra nous atteindre, entre ces quatre murs. Sentiment illusoire… Personne n’est jamais à l’abri du courroux des dieux. Je me presse un peu plus contre mon frère, qui referme ses bras protecteurs sur moi. J’adresse un regard à Temrick, qui me renvoie mon inquiétude. Le compte à rebours a commencé pour le Millésium… Demain, des dizaines d’entre nous seront morts.

Je soupire de lassitude en songeant à la journée qui nous attend. Mon frère, qui partage mes pensées, en fait autant. Enveloppés dans la douce tiédeur du soleil matinal, je dévore du regard les deux hommes de ma vie. Atlas et moi partageons les mêmes traits, la même tignasse brune, la même carnation de peau. Quand nous sommes nez à nez, c'est comme voir les deux profils d'un seul visage en même temps. Il est plus grand et plus costaud que moi, bien sûr. Et il sent toujours délicieusement bon la forêt et la terre battue, même après avoir passé la nuit à même la laine d’un tapis.

Temrick quant à lui à un physique un peu plus rustre. Une ligne de mâchoire très saillante, l’arête du nez bien définie, des cheveux d’un blond cendré qui rebiquent en pointe vers le haut, et des yeux gris très clairs. Et ses lèvres qui s’ourlent en un sourire provocateur me rappellent avec nostalgie le goût de nos incartades adolescentes… J’enfouis mon visage dans le cou d’Atlas pour dissimuler la rougeur qui envahit mon visage. Je ne peux concevoir l’idée de passer ma vie à redouter que mes proches me soient enlevés, mais nous n’avons aucune autre alternative. Il ne nous reste donc comme ultime recours que de tenter l’impossible…

 — On ira à la falaise aux lucioles, ce soir, pour observer la parade des nocturalis ? demande Temrick.

 — Je ne sais pas si on aura le temps, murmure mon frère. Il faudra absolument qu’on embarque sur la dernière nacelle en partance pour Belle-Douce et Sombre-Lune. On ne pourra pas se permettre de la manquer, sinon tout notre plan tombe à l’eau.

 — Oh, s’il te plait… gémit notre ami. On s’allongera dans l’herbe, comme quand on était enfant, et on écoutera Arianne se plaindre parce que des lucioles se seront accrochées dans ses cheveux.

 — Comment fais-tu pour ne pas avoir peur ? lui demandé-je.

 — Des lucioles ?

 — Non, de la Déferlante.

Temrick inspire longuement et croise ses jambes en tailleur avec nonchalance.

 — Je refuse de jouer le jeu des divinités. Elles ne me font pas peur parce que je me contente de vivre tant que je le peux, et advienne que pourra.

Atlas laisse échapper un ricanement cynique.

 — Pourquoi l’entièreté de l’empire ne peut-elle penser comme toi ?

 — Parce que vous avez tous quelque chose à perdre, répond-il. La seule chose qui importe à mes yeux, la religion me l’a déjà prise.

Il n’a pas besoin de me regarder pour que je comprenne le sous-entendu, ce qui fait grogner mon frère de jalousie. Mon chronoglouton apprivoisé s’extrait de ma tunique, remonte dans mon cou et me lèche la joue d’un coup de langue, ce qui m’arrache un sourire. Lui au moins n’a pas à se soucier des considérations de ce monde. À nous de savoir profiter de l’insouciance de l’aube, tant qu’elle dure encore un peu. Après, il faudra aller tenir notre rôle, et occuper humblement le rang qui nous revient. Nous sommes des néosinois. Nous faisons parties du peuple millésime. Je suis en lice pour devenir la prochaine Grande Prêtresse. Atlas est voué à une brillante carrière militaire. Nous sommes surtout des Vellemare, les enfants du gouverneur de l’empire Millésium. Et notre père serait capable de différer le lancement de la fête nationale si nous ne nous présentons pas à l’heure et parfaitement apprêtés.

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