Chapitre 4
Les premiers exposants de la fête nationale ont commencé à s’installer sur la place centrale de la ville alors qu’il faisait encore nuit. Ça a d’ailleurs été tout un casse-tête de les éviter quand nous sommes rentrés de notre escapade nocturne clandestine…
Ce sont ceux qui viennent des villes périphériques les plus éloignées : les sympathiques fermiers de Loguemore, Paverne et Andrass sont venus armés de leurs grosses bottes de travail et de leurs charrues. Chaque année, ils organisent des promenades à dos de mulet pour les enfants et des dégustations à l’aveugle de produits locaux. Les hollinquois comptent également parmi les premiers arrivés. Leur participation aux festivités se résume à leurs animations pyrotechniques qui accompagnent les cérémonies et les temps forts de la journée. Viennent enfin les processions militaires qui descendent de Karmine. Ils sont les seuls assez fous pour traverser la forêt des hurle-nuits infestée de samovars sauvages… Ils nous offrent des démonstrations de leur savoir-faire avec un tournoi de corps à corps ouvert à tout homme en âge de se battre, et en profitent par la même occasion pour faire du repérage en vue de potentiels recrutements.
Malgré tout, les cœurs ne sont pas à la fête. L’Orguelinh marque le début d’une nouvelle année riche en espoirs vains et en deuils successifs. On pourrait penser que c’est une manière pour nous de rire aux nez des divinités. De leur prouver que leur cruauté ne nous atteint pas, raison pour laquelle nous célébrons l’anniversaire de notre empire la veille de leur malédiction. Mais quand on gratte un peu la couche déjà écaillée des apparences, on se rend compte qu’effectivement, ça nous atteint, et les dieux l’ont bien compris. Les mères souriantes n’affichent cette mine ravie que pour préserver l’innocence de leurs enfants qui ne se rendent pas compte de ce qui se joue. Elles vivent en réalité avec une terreur sourde qui leur noue le ventre : la crainte omniprésente que leurs fils leur soient arrachés. Ces mères gardent la tête haute autant qu’elles peuvent, mais quand personne ne les regarde, elles s’effondrent et maudissent le ciel de toutes leurs forces, de tout leur cœur. Ces mères-victimes qui donneraient cher pour être emportées par la vague divine à la place de leur mari, de leur père ou de leur fils…
Une question nous taraude tous : pourquoi continuer dans ces conditions ? Pourquoi continue-t-on d’avoir des enfants, alors que nous vivons notre existence en sursis, soumis aux cruels caprices des dieux ? Il faut avouer que nous n’avons pas trouvé de meilleure réponse que celle-ci : parce que nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à lutter. Si nous nous laissons abattre, alors nous aurons perdu la bataille. Et après tant d’acharnement à cracher notre bonheur à la face des dieux pendant la fête nationale, tant d’acharnement à leur vouer nos prières et notre dévotion malgré leur supplice, tant d’acharnement à nous tenir encore debout, envers et contre tout, devant eux, il n’est pas envisageable que le peuple millésime renonce. Il en va de la fierté de notre sang. Un millésime ne pliera jamais devant les dieux, peu importe les tourments que ces monstres pourraient inventer pour mettre notre foi à l’épreuve.
Malgré tout, nous ne sommes que des humains. Et notre lutte constante contre notre culte ne nous empêche pas d’avoir peur…
La tête haute, je défie du regard mon reflet. Le miroir me renvoie l’image d’une jeune femme au teint hâlé par le soleil de la capitale, aux cernes creusées par la fatigue et à la carrure un peu maigrichonne. Je n’ai rien de très charismatique, contrairement à mon frère qui respire la confiance en soi, mais je me sens tout de suite plus impressionnante dans mon uniforme d’apprentie prêtresse. Je caresse avec un certain respect le tissu de mes manches, songeuse.
— Combien de temps faut-il, à ton avis, pour confectionner une telle étoffe ?
De l’autre côté de la pièce, Atlas se prépare devant son propre miroir.
— C’est difficile à dire, me répond-il. Les petites mains de Paverne ont le secret de vos uniformes. Elles sont les seules à maitriser la technique de tissage en toile d’arachnide.
— Quand je pense qu’elles se tuent à la tâche pour nous fournir des tenues que leur fille n’ont quasiment jamais le droit de porter parce qu’elles sont nées trop miséreuses pour intégrer l’institut des prêtresses…
— En tout cas, vous êtes mieux loties que nous, les militaires. C’est tout juste si nos uniformes sont reprisés une fois par an.
À l’instant où il finit sa phrase, mon frère fait justement sauter plusieurs boutons de son boléro en l’enfilant. J’éclate de rire en le voyant contempler le désastre avec résignation. Les chronogloutons allongés sur son lit redressent aussitôt la tête, à l’affut de leur prochain repas, et se jettent sur les boutons tombés au sol.
— Je ferai mieux d’apporter ça rapidement à Ninive, dit-il en ôtant son vêtement abimé. La cérémonie d’ouverture est dans moins d’une heure et notre père serait capable de me jeter en pâture aux samovars si jamais je lui fais honte…
— Elle est déjà en ville, en train de superviser les derniers préparatifs. Mais je pense que je peux arranger ça moi-même… lui rétorqué-je d’un air malicieux.
Atlas me dévisage avec inquiétude, ce qui ne fait qu’élargir mon sourire.
Toute la tour des Gouverneurs est vide. Nous sommes tous rassemblés dans la cour se trouvant à ses pieds, attendant que le cor d’harmonie sonne pour annoncer le lancement de la fête. Cet endroit est protégé par des fortifications hautes de plusieurs mètres, de façon à ce que personne ne puisse s’introduire illégalement dans le siège du pouvoir de l’empire. Le seul moyen de les franchir, c’est en passant par l’entrée officielle : les lourdes portes en bois massif qui nous font face et qui ont été fermées pour le moment, en attendant le signal. De l’autre côté des murs d’enceinte de la cour commencent déjà à s’élever des clameurs et des applaudissements d’impatience. Les hauts dignitaires, les ambassadeurs et les généraux de l’armée sont les plus en avant, attendant au garde à vous. Mon frère se confondrait presque dans cette foule d’uniformes identiques s’il ne dépassait pas d’une tête toute l’assemblée.
— Tu m’en seras redevable, me chuchote Temrick à l’oreille.
— Il est particulièrement seyant dans ton boléro, tu ne trouves pas ? lui demandé-je à voix basse. Une chance qu’ils ne t’aient pas forcé à le leur rendre après que tu as abandonné le service militaire.
— Une chance pour toi, oui. Mais si tu as bonne mémoire, mon père l’a un peu moins bien vécu à l’époque.
— Ton frère ainé est un éminent mythologiste et ta sœur est une ancienne disciple qui a finalement épousé un général de l’armée. C’est sûr que c’est difficile de rivaliser quand on est le troisième enfant de la si prestigieuse famille Prescott…
Un homme debout devant nous se retourne et nous adresse un regard assassin pour nous faire taire. Temrick et moi suivons le cortège militaire parmi d’autres membres hauts placés de la tour des Gouverneurs. Autour de nous se tiennent également les conseillers de mon père et leur famille, quelques grandes fortunes de la ville, une dizaine de journalistes et d’attachés de presse employés à temps plein pour couvrir les apparitions publiques du gouverneur en fonction et une poignée de gardes personnels. Nos employés de maison, les domestiques et les cuisiniers ferment la marche. Ils portent tous des plateaux en argent dont déborde de la nourriture à offrir à nos invités venus des quatre coins de l’empire.
Soudain, le son rauque que nous attendons tous retentit au sommet de la tour et entonne l’hymne de l’empire. Aussitôt, les premiers feux d’artifice éclatent dans le ciel, des cris de joie fusent et les portes s’ouvrent. Nous commençons à nous avancer solennellement sur l’estrade installée devant la foule. D’abord, les hauts gradés militaires. Ils marchent au pas avec droiture, maniant le bâton ou des poignards pour impressionner les spectateurs. J’admire de loin mon frère avec envie. Il sait se faire aimer de la foule. Son sourire rayonne sur la scène. Il n’est qu’officier, il n’a donc pas d’arme avec lui, mais sa simple main levée pour saluer son public suffit à déclencher des cris hystériques. Cet engouement me fait doucement rire. Bien sûr qu’il est populaire ! C’est le fils du gouverneur. Il est ce qui se rapproche le plus d’un prince aux yeux des jeunes demoiselles.
Une fois leur démonstration finie, les militaires s’inclinent pour saluer et descendent de l’estrade pour nous laisser la place. Un léger frisson d’adrénaline me traverse, comme à chaque fois, mais Temrick me rassure d’un clin d’œil. Nous ouvrons la marche au reste du cortège. Le soleil m’irradie de sa chaleur dès que je passe la porte. La lourde jupe noire de mon uniforme me donne immédiatement chaud. Je marche droit devant moi et m’arrête au bord de l’estrade, aux côtés de mon ami. D’autres se pressent derrière nous, si bien que j’ai peur de tomber. Je ne sais jamais trop quoi faire, alors je me contente de sourire et de lever les mains pour saluer. La foule devant moi est immense, agite les bras dans notre direction, rigole, sourit ou fredonne l’air de notre hymne. Temrick me tire par une manche. Ça y est, on peut descendre. J’en soupire de soulagement.
Nous prenons le petit escalier et rejoignons mon frère qui se tient sur le côté de la scène avec les autres. Je me réfugie aussitôt dans ses bras, toute tremblante. Atlas me serre avec tendresse sans ajouter quoi que ce soit. Il sait que j’ai horreur des bains de foule… Les cotillons pleuvent sur nous tandis que les domestiques et les cuisiniers arrivent. Ils se placent immédiatement sur les bords de l’estrade et attendent l’arrivée imminente de notre père. Cette année, il a choisi une poignée d’enfants néosinois, tous issus de milieux sociaux divers afin de ne froisser personne, pour se tenir à ses côtés et accueillir nos invités de leur mine joviale. Ils sont l’allégorie de l’espoir qui devrait naitre dans le cœur de chacun en ce jour de fête. Ils sont le visage de l’avenir du Millésium. Mais officieusement, notre père cherche surtout à attendrir le cœur de ses électeurs dans l’idée de briguer un nouveau mandat…
Les enfants se pressent sur l’estrade, ravissent la foule et jettent dans leur sillage des confettis ou des sucreries. Le gouverneur apparait finalement à l’instant où le cor d’harmonie chante la dernière note de l’hymne. Notre père, le gouverneur. Arice-Tilde Vellemare. Il a revêt un costume aux couleurs nationales, à savoir le bleu et le blanc. Comme à chaque apparition publique, il porte un plastron sous sa chemise, soi-disant pour se protéger d’une éventuelle tentative d’assassinat – les domestiques de la tour savent qu’en réalité, cette pièce d’armurerie n’est là que pour faire croire que notre père est un homme fort à la carrure imposante. Il affiche un sourire poli, ses cheveux grisonnants maladroitement teints sont plaqués en arrière, et il attend patiemment, le sourcil haussé, que la foule calme son ardeur pour entamer son discours. Il nous adresse un bref regard, comme pour s’assurer que ses enfants sont bien à l’écoute.
Atlas et moi contenons notre frémissement de dédain. Ce sourcil magnifiquement haussé est une difformité dans son visage qui nous a toujours passablement irrités… Quand enfin les cris et les applaudissements se taisent, notre père écarte les bras dans un geste théâtral pour saluer son auditoire.
— Mon très cher peuple millésime, bienvenue ! Bienvenue en ce jour de festivité pour célébrer l’anniversaire de notre si glorieux empire !
Il marque une légère pause, afin de laisser passer la première salve d’applaudissements. Plusieurs enfants se pressent autour de lui, trampolines acoustiques en main, pour que ses propos résonnent sur la place. Au pied de l’estrade, quelques journalistes scribouillards se dépêchent de noter ce qu’il dit. Le discours d’introduction de la fête nationale paraitra dans l’édition du soir pour les plus rapides d’entre eux.
— Nous célébrons aujourd’hui la naissance d’une terre promise sur laquelle les dieux nous ont permis de vivre. Et vous tous ici avez contribué à son épanouissement ! Des quatre coins de l’empire, vos cités ont permis de forger notre identité nationale, de forger nos us et coutumes, et notre savoir-vivre millésime dont nous sommes si fier !
La foule se soulève dans un frisson d’adrénaline et scande le nom de notre empire.
— Prenons un instant pour témoigner notre gratitude envers les cités des Milles-Champs, qui nous fournissent nos céréales. Remercions Karmine qui nous fournit des soldats pour protéger nos habitants. Rendons hommage à Piski et Tourniche qui nous fournissent nos poissons et nos textiles. Vous, qui à votre échelle, apportez votre pierre à l’édifice pour faire du Millésium un empire qui restera fièrement debout, tant que nous serons tous fidèles les uns envers les autres.
Nous baissons tous respectueusement la tête et gardons le silence pendant quelques secondes. À travers mes paupières mi-closes, je scrute la mine réjouie de notre père qui défie du regard les ambassadeurs de chaque cité, regroupés dans un coin. Ils attendaient ce petit laïus de reconnaissance, ils l’ont eu. Ils sont les seuls à ne pas s’incliner, se contentant d’hocher mécaniquement la tête pour signifier au gouverneur qu’il a fait ce qu’on attendait de lui. Encore une manœuvre politique pour espérer une réélection…
— Bien, reprend notre père. Je vous invite maintenant à profiter de cette journée et des nombreuses activités que nous avons à vous proposer. Au nom des dieux, je déclare le lancement de la fête nationale du Millésium !
Des feux d’artifice éclatent dans les airs, tandis que la foule crie sa joie et son enthousiasme. Parmi eux, on peut entendre quelques « Slots Winjaar ! » exaltés scandés par des locaux. En néosinois vernaculaire, cela signifie mot pour mot « fierté millésime ». Un sourire s’étire sur mes lèvres. Notre père a raison sur une chose. C’est plus qu’une devise, c’est une façon d’être. La fierté d’être de sang millésime, une fierté qui rayonne au firmament sous ce beau ciel ensoleillé pour éblouir les dieux.
Dès la fin de son discours, le gouverneur se retire de l’estrade, et la foule commence à se disperser sur la place centrale de la capitale pour aller profiter des stands. Notre père lance un dernier regard dans notre direction et nous intime silencieusement de ne pas être en retard. Atlas acquiesce.
— Arianne ! Arianne !
Je me retourne brusquement pour apercevoir la marée humaine se scinder en deux afin de laisser passer une Greer à bout de souffle, les cheveux en bataille, l’uniforme froissé.
— Bonjour ! lui dis-je en la serrant brièvement dans mes bras.
Atlas et Temrick s’inclinent l’un et l’autre comme il est d’usage de le faire quand on est en présence d’une apprentie prêtresse.
— J’ai beau être allergique à toute forme de protocole, je dois reconnaitre que ce petit geste fort cérémonieux me plait beaucoup, et je pourrais bien m’y habiter ! plaisante-elle avec entrain.
— Profite de la chance que tu as. En ce qui me concerne, on me refuse ce privilège…
J’adresse un regard plein de rancune aux garçons.
— Je ne saurais m’incliner devant ma sœur, se défend Atlas.
— Quant à moi, repend Temrick, je ne m’incline que devant les dieux. Et vous, mademoiselle De Nastia, votre beauté surpasse de loin celles des déesses de notre monde.
Mon ami s’empare délicatement de son poignet pour lui faire le baisemain, ce qui nous fait toutes les deux rougir. Elle, de plaisir, et moi de jalousie.
— Tu as ce que je t’ai demandée ?
— Oui, me répond Greer.
Elle me tend une petite sacoche en cuir.
— Le meilleur pain au misso de l’empire, comme on n’en trouve qu’à Paverne – je l’ai subtilisé sur un de leur stand.
— Je croyais que la culture du misso avait été compromise ? s’enquit Temrick.
— C’est le cas, répond Atlas. Les samovars sauvages qui se sont échappés de la réserve naturelle hollinquoise ont ravagé la vallée des Mille-Champs. Il a fallu deux ans aux agriculteurs pour ensemencer à nouveau leurs champs et attendre qu’une mousson se déclare pour que les graines prennent.
Je m’empare de la sacoche et l’accroche à ma taille, tachant de la dissimuler parmi les volants de ma jupe.
— Je serai de retour dans une heure, j’ai une course à faire. En attendant, allez vous divertir, essayer de profiter de cette journée autant que vous le pouvez.
Greer me dévisage avec une certaine incompréhension, mais Temrick se charge aussitôt de la distraire en lui prenant le bras pour l’emmener marcher. Atlas dépose un de ces petits bisous sur le bout de mon nez dont il a secret, et nous échangeons un regard entendu.
— Oui, me confirme-t’il. Tout va bien se passer.
Il sort un papier cacheté de la doublure de son boléro et me le tend.
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