Chapitre 5

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Pour éviter qu’on me remarque, je ne peux pas emprunter les principales artères de la ville. Le seul moyen de passer inaperçue, c’est en faisant un détour par le temple de la Grande Prêtresse. Le bâtiment en lui-même est une prouesse architecturale qui vaut le coup d’œil. Une structure tout en géodes polies importées directement des grottes des régions du sud. De lourdes colonnes claires soutiennent un toit où sont gravées dans la roche les noms de nos dieux : Avalinh et Arsem, Lympë et Wysmë, les deux paires de jumeaux divins. Mais le nom qui se détache le plus est celui d’Azalée, déesse de la Terre-Mère. On raconte dans les contes pour enfants que ses larmes, en touchant le sol, aurait façonné nos cités, qui auraient alors fondé le Millésium, et que le destin de chaque millésime découle de sa longue chevelure qu’elle entretient ou cisaille selon son bon vouloir.

L’entrée du temple donne directement sur une vaste salle où sont exposées les statues des dieux. Si on excepte les villes-casinos, c’est le seul endroit de tout l’empire où l’on peut admirer une représentation iconographique de nos divinités. Au-dessus du temple, un premier étage est consacré à la bibliothèque d’ouvrages et de reliques religieuses. Un deuxième étage est dédié à loger les disciples, les superviseurs et les enseignants de l’institut de formation des prêtresses. Un troisième étage renferme une vingtaine de couturières pavernoises qui s’affairent à confectionner nos uniformes et les tenues de cérémonie de la Grande Prêtresse.

Et enfin, comme une touche finale trônant au sommet d’un chef-d’œuvre, il y a l’acropole. Une bulle de verre irisé obtenu à partir d’une teinture de castaluce qui scintille de mille feux dans la nuit. C’est là que vit la Grande Prêtresse. Elle y a ses quartiers, un petit coin de jardin et une salle de prière personnelle. La renommée de « L’Œil des dieux » comme on l’appelle a traversé le Millésium : nombreux sont ceux qui se pressent chaque jour à l’extérieur du temple pour admirer de loin la beauté de verre teinté.

Mais en ce lieu, l’attraction du jour n’est pas tant le temple. C’est elle. La Grande Prêtresse est là, agenouillée sur une structure cubique se trouvant à l’entrée de l’édifice. Comme il est rare qu’elle apparaisse en public, il devrait y avoir une foule de curieux amassés aux pieds des escaliers, mais fort heureusement, à cette heure-ci, ils sont trop occupés à manger et à festoyer. Je sais que je ne devrais pas m’attarder, mais je ne peux pas m’empêcher de ralentir le pas pour l’observer.

Elle s’appelle Amalthée. Elle était une année au-dessus de moi à l’institut de formation. Je garde en souvenir son humilité, et une bonté naturelle qu’on retrouve rarement chez les enfants nés riches. Elle avait toujours un sourire pour tout le monde, de bonnes joues qui rosissaient au soleil, et de très longs cheveux couleur crépuscule qu’elle laissait onduler dans l’air, malgré le règlement strict qui nous oblige à les tresser étroitement. Aujourd’hui, quand je la regarde, j’en ai presque les larmes aux yeux.

Elle va rester là à prier un jour et une nuit entière jusqu’à la Déferlante – comme si ça allait changer quelque chose ! On ne sait jamais, entendra-t’on. Moi, je sais. Les Grandes Prêtresses consacrent les unes après les autres une année de leur vie à prier en continu, recluses dans l’acropole. Elles sont forcées à la famine et au silence, car manger et parler feraient perdre du temps, du temps qui pourrait être consacré à la prière. On ne leur accorde qu’une heure de liberté, très tard le soir, quand tout le monde dort. On leur apporte du vieux pain, un peu d’eau et un savon tournichois pour qu’elles se rafraichissent. Vingt-quatre heures avant la malédiction divine, on les sort de leur retraite et on les expose en place publique pour rappeler au peuple que quelqu’un prie pour eux mais également pour leur rappeler le visage de la personne à tenir pour responsable quand la Déferlante sera passée. Elle n’a pas assez prié, elle n’y a pas mis assez de conviction, elle a offensé les dieux… Les mêmes reproches qui pleuvent année après année, pour justifier sa lapidation et son éviction de la société.

Les jolies joues roses d’Amalthée ont disparu. Désormais, ce sont deux grands sillons creusés qui encadrent son visage. Ses si beaux cheveux sont tirés en arrière et ont disparu sous un voile de cérémonie qui tombe en cascade dans son dos. A genoux, les mains jointes, les yeux clos, elle semble murmurer des mots que personne n’entend. La ride qui se dessine entre ses deux sourcils froncés trahit son angoisse. Elle va rester sur cette plateforme et dans cette position au millimètre près d'un jour et une nuit, au centre d’un cercle d’idoles divines que nulle n’aura le droit de franchir avant demain.

Un bref instant, je m’imagine à sa place. Croulant sous le poids des attentes de tout un empire, les genoux endoloris, les mains courbaturées. Mon ruban en dentelle me laisse une chance sur dix de finir là, prostrée, abandonnée, désespérée... Soudain, le souvenir incertain de cette demoiselle qui tourmente mes rêves se superpose sur le visage d'Amalthée. La jeune femme qui me reste inconnue lève le menton et m'adresse un regard réhaussé par des sourcils de la même blondeur que ses cheveux. Béate de stupéfaction, je secoue vigoureusement la tête. En un instant, le mirage disparait, la Grande Prêtresse retrouve à mes yeux l'apparence qu'elle a toujours eu. Tentant d'ignorer cet instant de trouble, je soupire. Même si Amalthée ne me regarde pas, j’embrasse le bout de mes doigts et lui envoie ce baiser, comme si ça pouvait la réconforter, avant de poursuivre ma route.

Les geôles de l’empire sont situées sous les remparts de la capitale. Drôle d’endroit pour faire bâtir une prison ? Absolument pas. Peu importe notre âge ou notre compréhension des mécanismes de la religion, au Millésium, c’est une coutume de détester l’océan. Mon père pense que mettre les prisonniers nez à nez avec ce qu’ils craignent le plus les poussera à tout faire pour ne pas récidiver quand ils sortiront de cet endroit. La croyance commune veut que plus on vit éloigné du danger, plus on en est protégé. Grossière erreur.

Les cachots sont humides, sombres, et surpeuplés de sécateurs de pensée. Ces êtres abjects se servent d’une forme de magie héritée de l’Ancien Culte pour se nourrir de nos souvenirs, lesquels représentent une véritable drogue pour eux. Ils pullulent dans les recoins les plus obscures de la capitale, toujours en quête d’une nouvelle mémoire à dévorer. On n’a jamais trop su comment ils faisaient, mais l’état dans lequel se trouve leur victime une fois leur objectif atteint en dit long sur leur nature démoniaque… Il a été décidé par le gouvernement qu’il serait mal venu de tous les rassembler dans un lieu-dit pour les exterminer. L’alternative au génocide a été la prison. Depuis lors, les sécateurs de pensée restants vivent dans la clandestinité pour ne pas rejoindre leurs comparses démasqués et incarcérés. En dehors de ces individus, les cachots accueillent des pensionnaires coupables de délits mineurs la plupart du temps.

Mon père y a fait enfermer Lagoss Vertwist il y a trois ans, quand je suis entrée à l’institut de formation des prêtresses. Jusqu’à présent, c’était Atlas qui plaidait en sa faveur auprès de notre père pour qu’il soit relâcher, mais à peine a-t’il poser un pied en dehors de sa cellule que le gouverneur trouve aussitôt un nouveau prétexte pour justifier une nouvelle arrestation… Trois longues années pendant lesquelles je me suis vautrée dans ma culpabilité. Je me suis interdis d’aller lui rendre visite, en guise de punition que je m’infligeais à moi-même, et Atlas me faisait bien comprendre que Lagoss n’avait pas envie de me revoir, de toute façon. Mais maintenant que la réussite de notre plan dépend en partie des talents de cet homme, il est temps pour moi d’affronter la responsabilité de mes décisions passées. Je ne peux décemment pas laisser mes regrets moisir dans les oubliettes de notre empire indéfiniment.

En passant devant les gardes qui sont stationnés devant l’entrée du sous-terrain, je lève bien haut le menton pour qu’ils voient mon ruban. Le seul avantage de cette chose, c’est qu’il offre un spectaculaire passe-droit. Comme une clé symbolique qui déverrouille toutes les serrures de l’empire, car personne n’oserait s’interposer face à une apprentie prêtresse. La grille en fer forgé grince sur ses gonds quand ils la poussent. Dès mon entrée dans le tunnel, je suis agressée par toutes sortes d’odeurs diverses : moisissure, urine, eau croupie, nourriture avariée… Je tente de contenir autant que possible le haut le cœur qui me serre la gorge et tâche de traverser ce tunnel aussi rapidement que possible. Atlas s’était bien gardé de me parler de l’atmosphère infâme de ce cloaque !

J’arrive dans une première pièce exigüe, éclairée aux lucioles. Un garde est assis sur un gros tonneau de bois qui doit probablement contenir leur ration de nourriture. Il sursaute en me voyant passer le seuil, je ne sais trop si c’est parce que je le sors de ses rêvasseries ou si c’est parce qu’il ne s’attendait pas à avoir de la visite. Qui plus est, celle d’une apprentie prêtresse, fille du gouverneur de surcroit. Il saute aussitôt sur ses pieds et se met au garde à vous.

 — Que me vaut le plaisir de votre venue, midamzelle ? C’est que les inspections de régiment ne devaient avoir lieu que dans trois ou quatre jours, midamzelle. Monsieur notre bon gouverneur nous l’avait assuré, midamzelle ! En l’état, j’ai bien peur que le chef des gardes ne soit pas en ces lieux midamzelle, et…

 — Gardez pour vous vos courbettes et votre fausse politesse, intimé-je. Je ne suis pas ici au nom du gouverneur – les dieux vous en préservent ! – ni pour procéder à une inspection. Et je ne suis pas ici pour vous causer du tort.

 — Mais alors, midamzelle… ?

 — J’ai un ordre de libération frappé du sceau de l’empire vous ordonnant de relâcher l’un de vos prisonniers.

Je lui tends la missive officielle que m’a remise Atlas. Le garde marque un temps d’arrêt en fixant le document, comme si ce que je lui annonçais était une idée totalement saugrenue et inconcevable.

 — Vous, midamzelle, vous voulez relâcher l’un de nos rejetons ? Mais… Hum… Vous êtes sûre, midamzelle ?

 — Croyez bien que je ne descends pas dans les entrailles de la capitale par plaisir ni pour profiter de votre sympathique compagnie. Et je n’ai pas toute la journée, alors si vous pouviez être un peu plus réactif, cela m’enchanterait.

 — Hum… Bien, d’accord… Midamzelle. Et… Euh… Quel rejeton voulez-vous acquitter, midamzelle ?

Je penche ostensiblement la tête sur le côté, excédée par la lenteur de compréhension du garde. Voyant mon exaspération grandissante, il se tâte les poches de son uniforme avec hâte et précipitation, avant de finalement attraper le trousseau qui pend à sa ceinture. D’un geste désordonné, il passe en revue les clés avant de finalement trouver la bonne, tout tremblant. Je soupire longuement et la lui arrache des mains. Il me bredouille quelques excuses incertaines et s’efface pour me laisser passer. Je franchis une autre grille métallique et m’engage dans une flopée de marches qui me fait descendre encore un peu plus profond. Ça commence à sentir l’iode.

Il y a quarante cellules en tout. Atlas m’a indiqué que Lagoss se trouvait dans la neuvième, tout de suite en face des escaliers. Je m’avance avec prudence dans l’allée des geôles. Des bras faméliques sortent immédiatement et essaient de m’agripper.

 — A manger ! A manger ! crie-t’on de tous les côtés.

Je réprime un frisson d’angoisse et continue à avancer. Les sécateurs de pensée sont affamés après être restés à jeun si longtemps. Les gardes les nourrissent deux fois par jour, tout en veillant à rester à bonne distance. Mais ce n’est pas de nourriture dont ils ont le plus faim… Il y a une fenêtre dans chaque cellule qui apporte une source de lumière toute relative à ces lieux. Le verre des fenêtres est renforcé avec de l’obside massif. Pendant un temps, on a cru possible de pouvoir repousser la Déferlante grâce à l’obside, un matériau naturellement présent dans nos mines, farouchement allergique à tout ce qui est divin. On en a tapissé quelques fenêtres et quelques maisons, pour voir si ça ferait une différence. Evidemment, ça n’a rien changé…

Je parviens enfin devant le neuvième cachot. Mon cœur bat à tout rompre lorsque j’aperçois une silhouette obscure, assise sur un petit banc. Son dos se soulève lentement, au gré de ma respiration, tandis que je réalise que je suis en apnée. J’entrouvre les lèvres, mais aucun son ne vient. La silhouette semble lentement se redresser. Elle se lève et avance à pas ténus vers moi. Je sens une chair de poule irradier tout mon corps. Un visage apparait enfin dans la lumière.

 — Arianne… ?

Je déglutis avec difficulté.

 — Bonjour Lagoss.

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