Chapitre 6

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Il n’ajoute rien, n’exprime aucune émotion. Il me regarde, me contemple en silence, et j’en fais de même. Nous nous redécouvrons après trois ans d’absence et d’agonie. Ses cheveux sont plus longs que dans mes souvenirs. Ils lui tombent sur le front en formant de petits paquets sombres. Il a les traits tendus, les joues creusées, les lèvres sèches et coupées par endroit. Et ces yeux. Ses yeux ! Des yeux d’un bleu si inhabituel pour un millésime, mais pourtant d’une profondeur si exquise… Ce sont dans ses yeux que je le reconnais le plus. Ce sont en eux que le Lagoss de mes seize ans existe encore. Chacune de mes respirations se fait plus douloureuse que la précédente. A le voir dans cet état misérable, je ne me sens que davantage pétrie de remords…

Il me scrute, lui aussi. Son regard coule sur mon visage et me fait frémir. Il s’arrête un instant sur mon ruban, et ses sourcils se haussent en une mine navrée.

 — Je vois que tu as fait tu chemin, depuis lors… souffle-t-il à demi-mot.

 — J’aurais tant aimé qu’il en soit de même pour toi.

 — J’aurais pu être scientifique dans un de ces grands laboratoires de Nastia, dont je n’osais même pas rêver quand j’étais enfant. Ou bien retourner dans ma campagne natale et aider ma mère aux champs, elle qui a été anéantie par mon incarcération.

 — A ce propos, je t’ai apporté une bonne miche de pain au misso, dis-je en la sortant de la sacoche.

Lagoss fixe la nourriture avec un mélange d’envie et de fureur dans le regard qui me terrifie.

 — Pensais-tu sincèrement que tu pourrais revenir te présenter en face de moi, après m’avoir fait moisir ici durant trois longues années, et que je t’accueillerai à bras ouverts en oubliant tous les tourments que j’ai enduré pour et à cause de toi, en échange d’un vulgaire morceau de pain !

Sa rage m’éclate au visage avec violence. Je garde les yeux ouverts et rivés sur lui, mais ils s’emplissent de larmes, et ma gorge se serre douloureusement.

 — Je ne veux ni de ta nourriture, ni de ta pitié, et encore moins de tes excuses. Il n’y a qu’une chose qui m’importe Arianne, et tu me le dois bien après m’avoir fait languir si longtemps. Je veux que tu me donnes une réponse.

 — Une réponse à quoi ?

 — Est-ce que tu m’aurais dit oui ?

Encore une fois, j’ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Je ne trouve rien de mieux que de baisser la tête honteusement. Lagoss comprend à mon mutisme, et reprend avec la même colère :

 — Cela aurait-il été si terrible de m’épouser ? Pour toi, j’aurais mis le feu au monde, avant de le déposer à tes pieds. Je t’aurais fait reine, toi qui étais déjà maitresse de mon cœur. J’étais fou de toi ! Je ne vivais que pour toi ! Mais toi, tu préférais céder aux avances de ce Prescott, qui ne cessait de te promettre monts et merveilles pour mieux te laisser sur ta faim. Te souviens-tu dans les bras de qui tu venais pleurer après ses traitrises ? Dans les miens ! Mais quand il a fallu donner un nom, ce n’est pas le sien qui a été évoqué…

 — Mon père cherchait juste un coupable à blâmer ! m’écrié-je. Je ne me doutais pas que ça irait aussi loin.

 — La sentence pour un homme qui détourne une potentielle prêtresse de sa foi est la mort, tu le savais très bien ! renchérit-il. Et quand je me suis retrouvé ici, c’est ton frère qui a sué sang et eau pour m’en faire sortir. Tu aurais pu rétablir la vérité en avouant au gouverneur qu’il se trompait de cible, mais tu n’en as rien fait. Ma seule erreur a été de te dévoiler mes sentiments.

 — Même si j’avais dénoncé Temrick, ça n’aurait rien changé. Mon père vous aurait simplement envoyé en prison tous les deux.

 — Oui, et il valait mieux pour lui qu’il ne finisse pas dans la même cellule que moi.

 — Sache que j’ai mis fin à ma relation avec lui quand j’ai eu fini mon école préparatoire. Je suis entrée à l’institut des prêtresses avec l’esprit tranquille.

 — C’est pour ça que tu n’es pas venu me voir pendant trois ans ? Pour ne pas te rappeler à toi-même que tu n’avais peut-être pas la conscience si tranquille que ça ?

Je ne trouve rien à ajouter, et il se tait lui aussi. Nous laissons le silence distiller dans l’air des mots que nous n’osons plus ou n’avons plus envie de prononcer. Les autres prisonniers autour de nous ne perdent pas une miette de notre conversation. Ils cognent sur les barreaux de leur geôle, me sifflent, rigolent fort ou grognent quelques jurons indéchiffrables.

 — Pourquoi es-tu venu me voir, après tout ce temps ? reprend Lagoss. Pourquoi aujourd’hui ?

J’inspire un grand coup.

 — Parce que j’ai besoin d’un faiseur de magie.

Il me dévisage avec insistance, comme s’il ne comprenait pas ce que je lui demandais.

 — Tu as toujours été le plus talentueux. Tes tours étaient renommés dans toute la capitale.

 — Pourquoi as-tu besoin d’un talent comme le mien ? Pourquoi ne t’adresses-tu pas à quelqu’un d’autre ? Au cas où cela t’aurait échappé, je suis en prison.

 — Je n’ai pas le temps de te faire part de notre plan en détail, dis-je. Mais ce soir aura lieu la fête de l’Au-Revoir, à la tour des Gouverneurs, comme chaque année à la veille de la Déferlante. Atlas et moi avons besoin de nous soustraire à la soirée sans que personne ne nous remarque, en sachant que la quasi-totalité des convives aura les yeux braqués sur nous.

 — Tu as besoin d’un faiseur de magie pour créer une diversion ?

Je hoche la tête.

 — La seule diversion qui nous donnerait suffisamment de temps pour nous échapper sans qu’on ne remarque notre absence, c’est la rosace des lucioles.

 — Donc si tu me veux, c’est parce que je suis le seul qui a jamais réussi à exécuter ce tour sans se rompre le cou.

 — Et aussi parce que je ne peux me fier à personne d’autre. Atlas et moi mettrons en jeu rien de moins que l’avenir de notre empire, ce soir. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être dénoncé par le premier venu.

Lagoss affiche une mine dubitative, les lèvres pincées. Tout en observant ma réaction, il serre le poing et cogne trois petits coups sur les barreaux de sa cellule. Je lui montre avec une certaine fierté le trousseau que j’ai dérobé aux gardes.

 — Crois-tu vraiment qu’on me laissera quitter cet endroit sans sourciller ? Dans cette prison, l’évasion n’est pas envisageable.

 — J’ai obtenu du cercle des conseillers de mon père qu’ils t’accordent la grâce impériale à condition que tu ailles t’acquitter d’un an de travaux forcés dans la bibliothèque hollinquoise. Ce n’est pas Nastia, mais j’ai fait de mon mieux pour t’obtenir une situation confortable.

Le jeune homme fronce les sourcils, suspicieux.

 — Pourquoi m’accorde-t’on la clémence maintenant ?

 — Parce que dans vingt-quatre heures, je serai Grande Prêtresse ou disciple de la Grande Prêtresse. Les conseillers de l’empire veillent à te garder loin de moi pendant encore un an – année pendant laquelle je serai au service de la religion – après quoi ils estiment que ton châtiment n’aura plus lieu d’être. Ils espèrent surtout que ton incarcération n’aura pas terni l’ambition que tu avais de remettre ton intellect au service de l’empire.

 — Le gouverneur ne laissera pas une telle chose se produire.

 — Son cercle de conseillers restreints s’est prononcé unanimement en faveur de ta libération. Mon père ne saurait passer outre leur préconisation sans s’attirer les foudres de son gouvernement, lui qui cherche par monts et par vaux à briguer un nouveau mandat. Les élections approchent, et il lècherait les sabots d’un samovar sauvage si ça pouvait le maintenir sur le siège de gouverneur.

Les lèvres de Lagoss se crispent en un rictus amer.

 — Ton frère s’est démené pendant trois ans pour me faire quitter cet enfer. Et toi, tu y arrives en un battement cil…

 — C’est avant tout grâce à un concours de circonstances opportun.

 — Combien de temps supplémentaires m’aurais-tu fait languir ici si tu n’avais pas eu besoin de mes talents ? La seule chose qui te pousse à me tendre la main, c’est ton intérêt personnel.

 — Je suis sincèrement navrée que par ma faute, on t’ait volé trois ans de ta vie. Mais en dépit de mes remords, je t’interdis de me dire que je n’agis que par intérêt personnel ! m’exclamé-je. Atlas et moi avons mis en place un stratagème qui pourrait changer la face du Millésium tel que nous la connaissons si nous atteignons notre but. Alors maintenant, à toi de choisir. Que préfères-tu ? Végéter dans ces geôles au moins une année de plus, ou profiter de mon aide, qu’elle soit intéressée ou non ?

Nous nous toisons l’un l’autre un instant, un éclair de défi dans les yeux. Lagoss déglutit à plusieurs reprises, laisse son regard errer sur la miche de pain au misso que je tiens dans une main, sur le trousseau de clé que j’ai dans l’autre, et finit par fermer les yeux avec résignation. J’introduis lentement la clé dans la serrure, le métal grince, puis la porte s’ouvre. Lorsque mon ami ose me regarder à nouveau, nos visages se rencontrent pour la première fois sans qu’aucun barreau ne nous gêne. Les sécateurs de pensées s’agitent autour de nous et tendent les bras à travers leur cellule dans une tentative vaine d’attraper le passe-partout pour se libérer à leur tour. Je lance un sourire hésitant et maladroit. Lagoss ne se détourne pas un seul instant de moi. La prison, les geôles, l’odeur âcre de l’iode marin, les cris des prisonniers aux alentours… Tout cela disparait dans un brouillard vague. Le monde entier se réduit à nous deux, nous tenant l’un face à l’autre à moins d’un mètre de distance pour la première fois depuis trois ans.

Lagoss avance d’un premier pas, puis d’un autre, tandis que je reste immobile. Haletante, je redécouvre l’odeur de sa peau, et le sentiment de sécurité qui m’envahit par sa simple présence. D’une main tremblante, il effleure le tissu de mon uniforme, mon épaule, mon cou et mes cheveux. Il n’ose pas me toucher comme s’il avait peur que je disparaisse à cause d’une simple caresse. Les cris et les sifflements redoublent d’intensité autour de nous mais je n’y prête guère attention.

 — Il faut y aller, dis-je dans un murmure. Tout le monde nous attend.

 — Tout le monde peut attendre, me répond-il.

Il s’empare de mon menton avec une fermeté que je ne lui reconnais pas et le lève vers son visage. Ses yeux bleus cavalcadent le long de l’arête de mon nez et se posent sur mes lèvres. A l’instant où il rapproche son visage du mien, je tente instinctivement de faire barrage entre nos corps. Sa bouche est si proche de la mienne que nos souffles se mélangent avec une intimité dont je n’ai pas l’habitude.

 — Lagoss… Si je m’évertue à te sortir de prison, ce n’est pas pour que tu cèdes à tes vieux démons. Tu dois renoncer à cette hérésie, je t’en conjure.

 — Une hérésie ?

Il ricane doucement.

 — Je ne suis pas encore prêt à oublier les tourments que j’ai endurés pour toi. Il me faudra du temps pour ça, mais ce que le temps n’a pas émoussé malgré tout, c’est la violence de mes sentiments.

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