Chapitre 7

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Aux yeux de tous, la journée a été un franc succès. Les stands de nourriture ont été dévalisés, les rires des enfants ont résonné des heures durant dans toute la ville, nous avons eu un soleil radieux, de merveilleuses animations… Une fois libéré, j’ai emmené Lagoss dans la Tour des Gouverneurs, avant d’aller retrouver les autres. En arrivant, Ninive sortait de notre chambre avec un chronoglouton pendu à chacun des boutons de son chemisier. Elle nous a regardés arriver avec un mélange d’incompréhension et de colère dans les yeux.

 — Les jumeaux Vellemare se lanceraient-ils dans l’élevage de nuisibles ? avait-elle demandé, sarcastique.

 — Je t’expliquerai une prochaine fois, avais-je répondu en l’aidant à se débarrasser des reptiles. Contente-toi de ne pas en souffler mot à notre père.

 — Oh ! A quoi bon ? Je suis sûre que personne ne me croirait…

A peine m’a-t’il aperçut que mon chronoglouton phosphorescent s’est jeté sur moi, sous les yeux d’un Lagoss profondément troublé. Ninive s’est empressée de disparaitre au bout du couloir. J’ai poussé mon ami dans la chambre en lui indiquant où trouver un jeu de cartes et le bocal de lucioles.

 — Je n’ai pas exécuté ce tour depuis trois ans, avait-il répété.

 — Et bien tu as sept heures devant toi pour t’entrainer.

Je lui ai lancé la miche de pain au misso, ai fourré les petits monstres dans la sacoche – hormis mon protégé qui est venu se ventouser entre mes omoplates – avant de filer. Quand j’ai retrouvé Temrick et Greer, ils avaient tous deux les joues pleines de douceurs pavernoises, fabriquées à base de sucre, de farine de misso et de cristaux de sel marin. Mon amie m’a proposé un de ces gâteaux. Nous avons échangé un sourire complice. Lors de notre première année ensemble à l’institut des prêtresses, elle m’avait un jour défié d’engloutir tout un plat de ces gourmandises. Il n’avait pas fallu attendre plus d’une heure avant que je ne rende toute la plâtrée sur les chaussures d’une de nos formatrices…

Atlas nous a rejoint à son tour, et nous avons pu profiter des réjouissances tous ensemble. A la fin de la journée, à l’heure où le soleil décline à l’horizon, les pleureuses des remparts se sont réunies pour honorer leur mort. J’ai toujours eu beaucoup de compassion pour ces femmes. Elles sont de tout âge, de toute origine, et grimpent chaque veille de Déferlante sur les remparts de la ville pour aller jeter une assiette de nourriture à la mer. Tout au long de l’année, dans chaque maison de chaque famille millésime endeuillée, on trouve une assiette vide à leur table. Une façon pour les mères, les épouses, les filles et les sœurs de ne pas oublier leur proche disparu. En ce jour de fête, elles jettent au nom de leur défunt de la nourriture à la mer, à l’endroit où la Déferlante vient recracher les corps de ses victimes. On les observe de loin, on les laisse pleurer à leur guise, ces femmes qui sont infiniment respectées dans notre société.

Demain, « les dames en mauve » comme on les appelle, seront les seules à avoir le droit de porter un coup à la Grande Prêtresse déchue, mais la plupart d’entre elles ne le feront pas. Les femmes les plus violentes sont celles dont le deuil est le plus récent, les survivantes de demain, et celles de l’année dernière.

Et tandis que la nuit engloutissait petit à petit notre Millésium, la foule s’est attroupée pour observer la parade des nocturalis qui vient clore la fête nationale. Chaque année à la même date, l’esprit de tous les animaux morts dans l’année s’élèvent de la terre et galopent à travers les cieux avant d’avoir enfin droit au repos éternel. C’est l’occasion pour les chasseurs de rendre grâce aux animaux dont ils ont ôté la vie sous peine d’être hanté par l’esprit de leur proie s’ils ne le font pas.

Une année, lorsque nous étions enfants Atlas et moi, un pêcheur piskinois a remonté dans ses filets une diablesse d’eaux troubles, à sa plus grande surprise. Suite à la politique de chasse intensive ordonnée par la ville de Piski pour endiguer la disparition des castaluces, nourriture favorite des diablesses, les pêcheurs les plus zélés se sont employés à exterminer ces grandes monstres marines ailées de nos rivages. Les diablesses d’eaux troubles ont ainsi remplacé les castaluces sur la liste des espèces menacées, et la pêche de ces animaux est devenue illégale. Le pêcheur a tenté tant bien que mal de libérer le mammifère mais elle est finalement morte dans ses bras. Elle était pleine, et ses petits ont également péri avec leur mère.

Le pêcheur, fou de culpabilité, s’est suicidé dans l’année. Lors de la parade des nocturalis l’année suivante, Atlas et moi nous étions faufilés hors de chez nous, nous avions gravi la falaise aux lucioles pour avoir le meilleur point de vue, et nous avions regardé, complètement émerveillés, la grande diablesse d’eaux troubles voler au-dessus de nos têtes. Comme nous nous étions sentis minuscules face à cette matriarche à l’allure majestueuse… Ses grandes ailes déployées laissaient dans son sillage des tourbillons blancs dans le ciel. Elle s’est élevée, s’est amusée à onduler gracieusement dans les airs, suivie par ses petits. Certains prétendent qu’ils ont aperçu le pêcheur responsable de sa mort voguer à ses côtés. Cette histoire a inspiré un auteur anonyme qui a composé un poème que tous les enfants piskinois connaissent désormais : « l’Ode de l’homme et de la diablesse ».

« La Grande Mère, reine des flots et des cieux. Par-delà la mort inspire nos aïeux. De sa disparition, nous nous sentons coupables. De sa vie, le pêcheur en aura payé le tribut. Jamais plus d’une pareille erreur nous ne serons responsables. Car l’homme et la diablesse nous aurons enseigné les dangers d’un tel abus. »

Evidemment, tout le monde adore regarder la parade des nocturalis. Ils ont l’air comme tout droit sorti d’un songe. Mais bien sûr, passé un certain âge, les « filles et fils de » n’ont plus le droit de se mêler au petit peuple pour rêvasser le nez en l’air, car les puissants de l’empire ont trouvé une façon bien à eux de célébrer la fin de l’année. Ils ont appelé ça la fête de l’Au-Revoir. Ils trinquent, se congratulent les uns les autres d’être si irremplaçables pour l’empire et prient entre deux verres de liqueur pour qu’aucun d’eux ne soit enlevé le lendemain. Leurs épouses et leurs filles ont l’obligation d’être présentes et de leur témoigner tout leur amour et toute leur reconnaissance au cas où elles n’en auraient plus jamais l’occasion. En clair, on donne une fête dans la plus prestigieuse des salles de réception de la tour des Gouverneurs, uniquement pour se souvenir de dire à nos proches à quel point on les aime…

La première fois que nous avons assisté à cette fête, Atlas et moi avions douze ans et nous ne devions notre invitation qu’à nous-même. Je venais d’intégrer l’école préparatoire du Nouveau Culte, l’étape obligatoire à franchir avant d’accéder à l’institut de formation des prêtresses, et Atlas avait été admis dans l’école militaire de Karmine. Nous représentions l’avenir glorieux de notre empire, contrairement à notre père, qui n’était à l’époque qu’un diplomate néosinois de moyenne importance plongé dans un monde qui le dépassait. Deux ans plus tard, il était élu gouverneur. Depuis lors, il se considère comme le seigneur de la fête de l’Au-Revoir, comme si sa disparition provoquerait l’effondrement de l’empire, et Atlas et moi devons le laisser se pavaner à sa guise en serrant les dents…

Main dans la main, nous suivons le cortège d’invités. A l’extérieur, la parade des nocturalis a probablement déjà commencé. Ici, au coeur de la tour, les riches mondains de la capitale et leur femme s’émerveillent devant la grandeur des escaliers ou la hauteur des plafonds, sous nos yeux moqueurs.

 — Tu te souviens, me souffle Atlas. A une époque, nous avons été à leur place, tout aussi bouche-bée qu’eux.

 — Je donnerai toutes mes lucioles et plus encore si ça pouvait nous faire revenir à une époque plus simple… dis-je en levant les yeux au ciel.

 — En parlant de luciole, Lagoss est-il enfin prêt ?

Je lève les yeux vers le sommet de l’escalier. Lagoss avance masqué parmi les invités. Atlas a eu la générosité de lui prêter un costume de soirée, et je lui ai dégoté un masque fait en écailles de castaluce sur un stand tournichois pour que les invités de la fête ne se doutent pas qu’un ancien criminel nouvellement libéré évolue à leur côté. Comme s’il avait senti le poids de mon regard, Lagoss se retourne au même instant et me sourit. Il fait rapidement claquer ses doigts, desquelles jaillissent quelques lucioles comme des étincelles.

 — Ça fera l’affaire, rétorqué-je à mon frère, tout sourire.

La salle de réception se trouve au cinquième étage, tout de suite au bout du Corridor des Fiertés. En remontant ce couloir, les invités peuvent admirer les portraits de tous les gouverneurs qui se sont succédé au pouvoir depuis la chute de l’Ancien Culte, un vaste planisphère de notre empire, ainsi qu’une vitrine où sont exposées les animaux-totems de la tour, qui se lèguent de gouverneur en gouverneur. Les gens s’attardent devant les idoles, et il faut reconnaitre qu’elles en valent la peine. Elles sont toutes de taille humaine et il a fallu un tronc entier pour sculpter chacune d’entre elles. Mais moi, ce que j’aime admirer, c’est le planisphère.

Quand nous étions enfants, Atlas et moi venions souvent nous asseoir devant lui, à même le sol. Il mettait son bras sur mes épaules, je nichais ma tête dans le creux de son cou, et nous restions là à fixer la carte pendant des heures. Nous qui ne sortions que rarement de la tour à l’époque, hormis clandestinement, nous songions à toutes les créatures magnifiques que nous étudions dans les livres, peuplant notre empire. Les diablesses et les castaluces de Piski, la forêt des hurles-nuits, les chronogloutons de Tourniche, les intrigants des eaux saumâtres Holline… Nous rêvassions devant tous ces noms de cités-états sur la carte, à s’imaginer les merveilles de ce monde dont nous ne connaissions que si peu de chose. A l’époque, on s’était lancé le défi de faire le tour de notre empire en nacelle. Mais il suffit d’un battement de cil pour que ces douces chimères d’enfant disparaissent et me ramène à la réalité…

Les lourdes portes de la salle de réception sont grandes ouvertes devant nous, comme si elles nous tendaient les bras. Le gouverneur accueille ses invités en bon hôte qu’il est – il serait fâcheux qu’il contrarie les plus grosses fortunes que comptent ses électeurs… Nous n’avons pas encore franchi le seuil que déjà les clameurs des premiers arrivés nous parviennent. En pénétrant dans la salle, Atlas et moi restons muet de stupéfaction. Ah ça c’est sûr, il n’a pas regardé à la dépense ! Des lustres en cristal de castaluce d’une brillance incomparable qui dégoulinent du plafond, une profusion de mets raffinés débordant des dix tables de banquet, un orchestre d’instruments importés d’Hollinco installé sur une estrade… Même les grands rideaux ont été tirés pour que nous puissions voir par la fenêtre la fin de la parade des nocturalis, le tout dans une ambiance chaude et tamisée grâce à des lucioles diffusant une lumière jaune ou orangée.

Notre père salue tour à tour les convives qui pénètrent petit à petit dans la salle en leur adressant un sourire poli et un signe de la tête. Atlas resserre un peu plus ma main lorsque nous arrivons devant lui. Il nous toise d’un regard presque étonné, comme s’il était surpris que nous lui ayons obéi en arrivant à l'heure, avant de glisser ses mains gantées sur nos joues pour nous embrasser le front. A l’instant où je sens ses lèvres râpeuses sur ma peau, je me mors l'intérieur de la joue.

 — Arianne, j’aimerai te voir discuter avec l’ambassadeur nastinois, me dit-il fermement. Il est important de maintenir de bonnes relations diplomatiques avec ses alliés mais c’est d’autant plus crucial avec ses ennemis politiques. Qu’on se l’avoue ou non, Néos et Nastia sont à couteaux tirés et il faudrait rassurer leur représentant. J’espère également que tu feras honneur au nom que tu portes pendant la petite mise en scène que tu as préparé avec les autres apprenties prêtresses.

 — Je ferai en sorte qu’il en soit ainsi, père, rétorqué-je en inclinant la tête.

 — Il ne s’agit pas de « faire en sorte que », il faut simplement faire ce qui doit être fait ! Souviens-toi bien d’une chose, ma fille : en politique, l’art de manier les mots est une arme, et si tu ne sais pas t’exprimer avec plus de soin, autant te taire et laisser cette tâche à ceux qui sont plus capables que toi.

Je contiens du mieux que je peux ma colère en déglutissant violemment.

 — Quant à toi Atlas, tâche de ne pas te faire remarquer.

 — En tant que fils du gouverneur, il m’est difficile de passer inaperçu, répond-t’il.

 — Ouvrir la bouche pour déclamer des évidences est une perte de temps. Inutile de fanfaronner quant au fait que tu es mon fils et que ta possible disparition me serait préjudiciable. Personne ne voudrait réélire un gouverneur affaibli n’ayant pas su conserver intact sa propre famille…

 — Bien évidemment, réplique mon frère, les poings crispés.

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