Chapitre 8

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J’ai bien cru que l’ambassadeur nastinois s’était fêlé une côte, à la façon si abrupte qu’il avait eu de s’incliner pour me saluer. Il a entamé sa longue tirade alors que son premier verre de liqueur lui avait été servi à ras bord. Il en est maintenant à son cinquième, et il semble si engagé dans ses propos qu’il ne remarque même pas qu’il a perdu mon attention. Deux conseillers de mon père et une ambassadrice hollinquoise se sont également joints à notre cercle de discussion unilatérale. Au comble de l’ennui, j’essaie de faufiler mon regard entre les invités pour accrocher celui de mon frère. Atlas est assis de l’autre côté de la salle, au pied de l’orchestre. Les bras croisés, adossé à sa chaise, il observe la réception d’un air morne.

 — N’est-ce pas ?

Je sursaute. Quatre paires d’yeux se braquent sur moi.

 — Plait-il ? demandé-je en crispant un sourire sur mon visage.

L’ambassadeur nastinois fronce les sourcils.

 — Ne trouvez-vous pas qu’il est de la responsabilité de monsieur le gouverneur d’ordonner la chasse aux samovars sauvages ? Une fois encore, Nastia verse son sang pour protéger la capitale en faisant rempart face aux incursions de ces bêtes. Le mois dernier, pas moins de quatre cents de nos concitoyens ont perdu la vie sous les mâchoires des samovars en tentant de renforcer les barrières qui doivent les retenir dans la forêt des hurles-nuits.

À mon tour de sourciller. Voilà donc pourquoi mon père tenait tant à ce que je lui parle. Pour que je nettoie à sa place les bavures de son gouvernement… Ça lui ressemble tellement ! Si l’ambassadeur nastinois avait adressé ses griefs au gouverneur en personne, il aurait sans doute provoqué un esclandre que mon père n’aurait pas toléré. C’est donc à moi qu’il refile la sale besogne diplomatique pour ne pas perdre la face. Merci beaucoup !

 — Comprenez bien que chaque vie humaine perdue pour la sécurité de nos villes s’ajoute à la longue liste des victimes dont le gouverneur porte le deuil, dis-je. La construction d’un mémorial a d’ailleurs été ordonnée pour honorer la mémoire de vos morts.

 — Croyez-vous que nous ayons besoin d’un bloc de pierre qui viendrait défigurer notre ville pour apaiser la conscience de la vôtre ? me rétorque-t’il sèchement.

 — Envisagez-vous donc le massacre de toute une espèce pour réparer les dommages subis par Nastia ? s’enquiert l’ambassadrice hollinquoise.

 — Cela ne serait pas sans précédent. Quand les diablesses d’eaux troubles menaçaient la pêche aux castaluces, la question a été réglée à grand coup de filets et de harpons. Faut-il comprendre que Piski a les faveurs de Néos ? Alors que les nastinois payent de leur poche l’instruction des têtes pensantes qui viennent ensuite grossir les rangs de la capitale ?

 — Mais non… bredouillé-je, mal à l’aise.

Mes doigts s’emmêlent avec angoisse autour du verre que je tiens. Je cherche désespérément à attirer l’attention d’Atlas pour qu’il vole à mon secours, mais de là où il est, il ne peut ni me voir ni m’entendre…

 — Si les dieux ont pourvu notre empire de samovars, c’est pour une bonne raison, reprend l’envoyée hollinquoise. Nous ne pouvons pas continuer à exterminer les espèces les unes après les autres dès qu’elles mettent à mal notre confort de vie.

 — Votre humanisme vous caractérise, lui répond le nastinois. Mais si vous me permettez cette familiarité, ce n’est ni votre élan de sympathie envers ces monstres ni votre bon cœur qui résoudront la crise qui guette Nastia. La forêt des hurles-nuits ne sauraient s’étendre davantage alors que les samovars sont de plus en plus nombreux.

Je dévisage tour à tour les deux interlocuteurs, consciente que c’est à moi d’intervenir pour régler ce débat stérile avant que tout cela ne tourne à l’incident diplomatique.

 — Peut-être Nastia accepterait-elle une compensation financière qui aiderait les familles de vos victimes à surmonter leur chagrin ?

Les deux conseillers de mon père, qui jusqu’à présent étaient restés silencieux, se retournent d’un seul homme et m’adressent un regard plein de réprimande. Face à leur mine pétrie de colère et à la moue pensive de l’ambassadeur nastinois qui réfléchit déjà à ma proposition, je me contente de hausser les épaules, la bouche entrouverte mais sans savoir quoi dire de plus. Je salue finalement d’un signe du menton le cercle de convives avant de tourner les talons, laissant les proches alliés du gouverneur se débrouiller avec eux. Dès que je me suis suffisamment éloignée, une vague de soulagement m’irradie des pieds à la tête.

Les invités se sont dispersés en petits groupes dans la vaste salle de réception. Ils bavardent, rient, s’amusent et boivent comme si de rien n’était, ignorant le compte à rebours qui nous rapproche inexorablement de la Déferlante. Ils se contentent de dévaliser le buffet et de présenter leurs hommages tour à tour au gouverneur. Il a pris place sur un divan, entouré d’une poignée de privilégiés. De loin, j’arrive à reconnaitre son cercle de conseillers restreints, son adjoint à la gouvernance – l’homme susceptible de remplacer le gouverneur en fonction si jamais il lui arrivait malheur, autrement dit, son principal ennemi politique – ainsi que quelques hommes d’importance locale, dont le père de Temrick. Bien sûr, la proximité du patriarche Prescott avec mon père a permis à Temrick d’éviter la prison après sa désertion du service militaire. Son père lui a même trouvé une bonne situation au sein de la capitale, en tant que gardien des portes de la tour. J’en ricane doucement. Ce n’est pas le nôtre qui aurait fait preuve de tant d’indulgence avec ses enfants…

D’ailleurs, depuis que j’ai abandonné l’ambassadeur nastinois, Arice-Tilde Vellemare ne me quitte pas du regard. Si ses yeux pouvaient tuer, je serai morte. Ses prunelles me transpercent avec rage et désapprobation. Il ne dit rien, se contentant de camper un rictus immonde sur ses lèvres. Par provocation, je fais en sorte de le regarder bien en face avant de me détourner de lui avec véhémence. Je souris de plus belle en imaginant la colère que doit lui insuffler ma rébellion. Si seulement notre mère avait pu lui résister de la sorte en son temps… Il la pressait de tomber enceinte. Il voulait une fille à marier, et un garçon susceptible de prendre sa suite sur les devants de la scène politique. La nature a accordé à cet être abject tout ce qu’il désirait.

Après notre naissance, notre père s’est dépêché de nous confier aux bons soins de Ninive. Il ne voulait plus voir dans les parages l’incubateur humain qui lui avait permis d’asseoir ses ambitions, mais notre mère s’est battue pour nous ! Un jour, alors que nous venions de fêter nos un an, nos parents ont eu une violente altercation. L’écrivaine de renom Despina Desterelle quitte son mari !, lisait-on en gros titre des journaux. Elle nous serrait dans ses bras, prête à plier bagage et à disparaitre dans la nuit, seulement notre père a refusé qu’on lui vole « sa propriété ». On raconte qu’elle aurait glissé, mais Atlas et moi avons toujours fermement pensé qu’il l’avait poussé. Elle s’est fracturée le crâne contre un coin de meuble. Comment une personne aussi illustre que notre mère avait-elle pu mourir si rapidement ?

On nous a rabâchés toute notre enfance que notre père n’avait pas pu nous regarder en face des mois durant, après ce drame, parce que nous avions les yeux de notre mère. La vérité, c’est que s’il en était incapable, c’est parce que nous avions été témoins à un âge trop tendre de son crime. Quand elle est morte, gisant dans son sang, ses rêves, ses espoirs et sa jeunesse envolés, elle nous tenait contre elle. Nous sommes tombés avec elle. Une part de nous a disparu avec notre mère, ce jour-là. Ne nous reste en héritage que le mépris cinglant que nous nourrissons envers notre père assassin. Quel honte d’être les héritiers d’un tel monstre !

Une main chaude et douce vient subitement se glisser dans la mienne. En levant les yeux, je m’aperçois qu’ils sont embués de larmes. Greer m’offre un sourire réconfortant. Je me dépêche d’essuyer mes joues humides avant qu’on ne me remarque.

 — Il ne mérite pas que tu pleures à cause de lui.

Je renifle avant d’acquiescer lentement.

 — Un jour, il devra répondre de ses péchés devant les dieux, murmuré-je.

Mon amie me dévisage longuement. Elle ignore les douloureux secrets que dissimule notre nom de famille, mais elle a suffisamment de tact pour ne pas me questionner. Elle me tire par le bras et m’entraine à travers la salle vers les tables du banquet. Nous rejoignons les autres apprenties prêtresses qui ont toutes été invitées pour la fête de l’Au-Revoir. Lornélia et Ravine dégustent du bout des lèvres leur liqueur tout en jetant un regard condescendant et satisfait aux convives qui nous gratifient d’une révérence. De vraies aristocrates hollinquoises comme on sait les reconnaitre à vingt pas… Estrid, Mirielle et Nessa nous saluent poliment à notre arrivée. Quant à Hestée, elle lorgne le buffet sans oser se jeter sur quoi que ce soit, de peur de trahir ce qu’elle est : une affamée. La pauvre fille n’a pas été habituée à une telle profusion de nourriture dans sa campagne natale et même à l’institut, nous avons toujours été nourries assez chichement. Il faut dire que l’empire est grand mais surpeuplé, et l’effondrement de la culture du misso ces deux dernières années a accentué cette crise, en même temps qu’il creusait nos estomacs.

 — Vous voilà enfin ! Où étiez-vous passées ?

Aubree et Flavelle nous accueillent tout sourire. Elles sont originaires de Nastia, comme Greer. Tout au long de ces années ensemble, d’abord pendant quatre ans à l’école préparatoire, puis ces trois dernières années à l’institut, nous avons toujours été solidaires les unes envers les autres. Je les considère volontiers comme mes amies les plus proches, après Atlas et Temrick, même si nos enseignantes mettaient tout en œuvre pour favoriser les rivalités entre nous.

 — Il a fallu que j’arrache cette demoiselle de ses devoirs d’hôtesse, leur répond Greer en ponctuant sa phrase d’un clin d’œil.

 — Oh, c’est vrai qu’Arianne Vellemare nous fait l’honneur de nous recevoir dans sa maison ! rétorque Aubree en mimant une révérence grossière.

 — Je crois que si notre maison comptait autant de vitres à nettoyer, ma mère préfèrerait se jeter dans les escaliers pour échapper à la corvée… réplique Flavelle d’une mine faussement navrée, ce qui nous arrache à toutes un rire amusé.

 — Ce n’est pas vraiment sa demeure, nous interrompt Lornélia d’un ton acerbe. L’empire lui permet de vivre ici tant que son père est notre gouverneur. Dès qu’il aura été remplacé, elle se retrouvera à la rue, aussi pauvre et miséreuse qu’une solomienne. Ou qu’une campagnarde.

Lornélia se retourne vers Hestée, qui n’ose pas soutenir son regard.

 — C’est mesquin et petit, même venant de toi, lancé-je.

 — Et alors ? demande-t’elle en haussant les épaules.

Coupant court au dialogue, un majordome vient nous informer qu’il est l’heure de nous mettre en place pour notre prestation. Lornélia et son acolyte hollinquoise ouvrent la marche, suivies par Estrid, Mirielle et Nessa. La foule de convives se scindent en deux pour les laisser passer. Dès qu’elles se sont suffisamment éloignées, les premiers murmures fusent dans leur dos. Beaucoup d’entre eux s’amusent à parier sur celle d’entre nous qui sera désignée comme la prochaine Grande Prêtresse – petit jeu qui, en plus d’être de mauvais goût, est assez malsain. Evidemment, les hollinquoises ont la préférence du plus grand nombre. Viennent ensuite mes trois amies nastinoises et moi, même si certains de détracteurs crient au complot puisque statiquement, Nastia a le plus de chance de voir une de ses filles être choisie. Puis les représentantes des périphéries : Estrid, originaire de Piski, Mirielle de Tourniche et Nessa de Karmine. Et enfin, il reste Hestée.

Alors qu’elle s’apprête à s’en aller elle aussi, je lui saisis le bras. Elle secoue aussitôt la tête.

 — Laisse Arianne, ce n’est pas grave.

 — Elle n’a pas le droit de parler de toi en ces termes.

 — Qu’est-ce que ça change ? Elle a toujours fait preuve d’irrespect envers moi. Dès le premier jour ! Elle ne s’est jamais remise qu’on m’ait accepté à l’institut, moi ! Une andrassienne !

 — Hollinco s’est toujours sentie supérieure par rapport à la Triade Céréalière, renchérit Flavelle. Vous nous fournissez le misso, une denrée précieuse à la base de bon nombre de nos plats. Pourtant, Hollinco vous refuse le droit de vous traiter à égale considération. Ils se jugent trop éminents pour tolérer la compagnie des petites mains calleuses qui remplissent leurs assiettes. Et la révolution humaniste n’a fait que boursouffler leur égo.

 — Peut-être les mentalités changeront-elle un jour ? propose Aubree.

 — Les mentalités de cet empire sont telles la Déferlante, répond Hestée. D’une effroyable constance. Cette année, je suis la seule à représenter une des cités de la Triade Céréalière. L’institut se dit impartial dans sa sélection des candidates agrées sortant de l’école préparatoire, mais ce n’est qu’une parodie d’équité.

 — Ils n’auront pas d’autre choix que de t’accepter si tu es désignée Grande Prêtresse ! dis-je.

La jeune femme sourit tristement.

 — La dernière Grande Prêtresse qui était originaire d’une ville d’agriculteurs a été assassinée. Autant dire que j’ai un bel avenir en perspective !

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