Chapitre 9 (1ère partie)

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On aurait pu croire qu’après trois ans de prison, j’aurais retrouvé avec bonheur les joies de ce monde, la couleur de la musique, la douceur de la nourriture et la merveilleuse satiété qui m’étreint le ventre, surtout la veille d’un jour aussi fatidique. Mais non, malgré mon retour au combien inespéré dans la société, mes yeux ne se détournent pas d’elle. En mon for intérieur, je sais que je devrais la détester pour ce qu’elle m’a fait, mais la colère et la rancune ont été mes compagnes de cellule pendant trop longtemps. Il ne me reste qu’une soirée pour lui prouver une dernière fois à quel point je tiens à elle. Non pas que cela change grand-chose. Je serai toujours condamné aux travaux forcés, et elle sera sacrée Grande Prêtresse ou disciple dans le meilleur des cas. Quoi que je dise, quoi que je fasse, je me heurterai toujours à son refus, c’est une idée que j’ai assimilé à présent. Elle préfère ignorer l’ardeur de mon amour, soit. Au moins puis-je lui offrir l’aide dont elle a tant besoin, en particulier si cette soirée que nous passons ensemble est la dernière.

Les apprenties prêtresses se sont réunies devant l’orchestre et entament leur danse rituelle. On prétend qu’au temps de l’Ancien Culte, les différents peuples imploraient leurs dieux de leur accorder prospérité et bonne fortune grâce à cette parade. Même si sa symbolique est devenue archaïque, les apprenties prêtresses l’exécutent à chaque fête de l’Au-Revoir pour le plaisir visuel qu’elles procurent à l’assistance. Arianne réalise la chorégraphie avec grâce et souplesse, parfaitement synchronisée avec ses comparses. Elle garde cependant les yeux clos, ce qui me fait sourire. Elle déteste être confrontée au regard de la foule. Je l’observe à son insu avec délectation. Ces trois années passées ont laissé des traces de maturité indéniables sur son visage. Il m’apparait plus renfermé, plus sévère. Sa peau hâlée typique des néosinois contraste avec ses prunelles qu’elle dissimule mais dont la couleur a hanté mes rêves. Des yeux quasiment orange, délicieusement assortis à sa bruneur.

Un souvenir refait surface dans mon esprit. Je nous revois à seize ans, allongés dans l’herbe folle de la falaise aux lucioles. Arianne scrute le ciel, allongée sur le dos, la tête posée sur mon ventre. Elle se soulève à chacune de mes respirations. Ses beaux cheveux sont éparpillés sur mon corps. Je m’empare d’une de ses mèches et la caresse tendrement. Elle sourit. Nous parlons de tout et de rien des heures entières. En abaissant le menton, j’observe ses lèvres remuer, des lèvres que je rêverai d’emprisonner dans un baiser, bien que je n’en aie pas le droit et bien qu’un autre ne s’en prive pas…

Temrick justement vient se camper à côté de moi. La tour des Gouverneurs, la fête, la danse. Je me retrouve propulsé brusquement dans la réalité de ce monde, arraché à la volupté de mes pensées. Nous n’échangeons pas un regard, concentrés sur la prestation d’Arianne.

 — Ça ne veut rien dire, finit-il par marmonner entre ses dents.

 — Pardon ?

 — Le fait qu’elle t’ait sorti des geôles de la ville, ça ne veut rien dire. Elle a simplement besoin de tes compétences, et crois bien que si un autre avait pu lui rendre ce service, elle t’aurait laissé mariner dans les poubelles de l’empire.

 — Pourquoi me faire cette crise de jalousie si son intérêt à mon égard n’est motivé que par une nécessité ?

Du coin de l’œil, je remarque avec un certain plaisir la crispation de sa mâchoire.

 — Tu n’as été que de passage dans son existence, reprend-il sans tenir compte de ma pique. Moi, je la côtoie, elle et son frère, depuis leur plus tendre enfance. Je l’ai vu devenir la jeune femme forte et pleine d’assurance qu’elle est aujourd’hui.

Il tourne finalement son visage vers moi pour m’adresser un regard plein de haine.

 — Elle est à moi.

Sa méconnaissance des réalités me fait doucement rire.

 — Si tu la connaissais si bien que tu le prétends, tu saurais décrypter sa personnalité, dis-je. Elle ne fait semblant d’être forte que pour sauver les apparences, parce que son rang le lui oblige. Mais quand plus personne ne la regarde, elle est constamment terrorisée à l’idée que son frère soit victime de sa religion. Elle tremble à l’idée de perdre Atlas depuis son entrée à l’école préparatoire du Nouveau Culte. Elle a tenté de faire taire cette angoisse en se réfugiant dans tes bras, toi, son ami d’enfance comme tu aimes à le rappeler, mais tu n’as fait que la décevoir.

 — Elle aurait très bien pu ne pas soumettre sa candidature à l’institut des prêtresses pour que nous vivions enfin notre amour au grand jour. Mais il a fallu que tu existes, et qu’elle se sente obligée de se punir en entrant au service de la religion. Sans sa culpabilité, nous serions ensemble aujourd’hui.

 — Tu n’as toujours pas compris ? interrogé-je. Je n’y suis pour rien. Atlas est l’amour de sa vie. Évidemment, elle ne l’aime pas comme une femme aime un mari, mais ils sont indissociables l’un de l’autre. Ils partagent ensemble cette façon si atypique de s’aimer qui unit deux jumeaux. Regarde par toi-même.

Arianne est toujours en train de danser. Ses mains brassent l’air, ses jambes ondulent sous la longue jupe de son uniforme. Les yeux clos, elle se concentre sur ses pas, sur la musique. Atlas se tient face à la scène, dos à nous, mais à quelques mètres de sa sœur. Nous le voyons remonter une main pour la poser sur sa joue. Au même instant, Arianne laisse échapper un sourire et se frotte la joue contre son épaule, se détournant de la chorégraphie, comme si elle avait senti la caresse de son frère.

 — Tant qu’elle ne sera pas prête à ouvrir son cœur à un autre homme, elle ne pourra jamais être à toi, continué-je. Oh bien sûr, l’un comme l’autre, nous avons été une charmante distraction dans sa vie. Comment ne pas tomber amoureux d’elle ! Mais c’est Atlas qui aura toujours le monopole de son amour. Elle lui appartiendra aussi longtemps qu’il sera en vie, et pour cette raison, elle ne sera jamais tienne. Elle ne sera jamais à personne d’autre qu’à lui.

Temrick observe les jumeaux, l’air grave.

 — Alors il suffirait qu’Atlas disparaisse pour qu’elle se laisse enfin aller.

Mon sang se glace aussitôt. Je me tourne vers Temrick, qui reste impassible.

 — Que veux-tu dire… ? bredouillé-je.

 — La Déferlante se rapproche, répond-il. Quelle est la probabilité pour qu’elle emporte Atlas, demain ? Il est le fils du gouverneur, le frère d’une potentielle Grande Prêtresse. Une cible de choix pour les dieux, tu ne trouves pas ?

 — Tu en viendrais à souhaiter la mort de ton meilleur ami uniquement pour séduire sa sœur ?

 — Je n’ai rien dit de tel, se défend-il médiocrement.

 — Mais tu le penses ! m’exclamé-je.

Quelques convives se retournent vers moi et me fustigent du regard. Je les ignore, toutes mes pensées accaparées par l’effroyable dessein de Temrick.

 — Arianne est vouée à passer au moins un an de sa vie au service des dieux, répliqué-je. Et si elle est faite Grande Prêtresse, nous la perdrons définitivement.

 — Là encore, quelles sont ses chances d’être désignée ? Une sur dix ?

Comment peut-il penser ainsi ? Comment peut-il ne serait-ce qu’envisager cette idée ? Les lèvres de Temrick s’étirent en un sourire qui me fait froid dans le dos.

 — J’adore les probabilités ! souffle-t’il.

Je déglutis avec peine, la gorge serrée. Déjà à l’époque, j’avais décelé en lui un soupçon de fourberie qui ne me disait rien qui vaille. Peut-être les jumeaux Vellemare ne s’étaient-ils jamais rendu compte de sa roublardise ? Depuis le temps qu’ils se connaissaient, ils étaient peut-être devenus aveugles à ses défauts… Arianne elle-même continuait de lui accorder son affection. J’avais espéré qu’elle aurait coupé les ponts avec lui après son entrée à l’institut des prêtresses, mais Atlas m’avait appris peu de temps après mon incarcération qu’ils étaient tout de même restés en bon terme. Nous le fréquentons depuis toujours, m’avait-il dit avec apitoiement, comme si ce détail pouvait excuser tous les travers de Temrick.

La musique s’arrête, et une salve d’applaudissements retentit. Les apprenties prêtresses sont figées en avant, le dos courbé et les mains jointes pour saluer leur public. Je profite de ces dernières secondes où Arianne ne nous regarde pas pour interpeler Temrick une ultime fois.

 — Je pourrais aller lui raconter que tu n’as pas vraiment envie de te battre pour sa cause. Que tu serais capable de mettre à mal leur plan si ça pouvait servir tes propres intérêts.

 — J’ai permis aux jumeaux d’entrer en contact avec l’homme qui leur a vendu les chronogloutons, me souffle-t’il à l’oreille. Et j’ai aussi facilité leur allée et venue clandestine grâce à mon poste de gardien des portes de la tour. Tu peux toujours essayer de faire croire à Arianne que je suis de mauvaise foi, elle te répondra simplement que tu fais… Comment avais-tu dit ? Ah oui ! Une « crise de jalousie » !

Il ricane avant de s’éloigner. Les invités se dispersent, certains me bousculent par mégarde, l’orchestre entame une nouvelle symphonie, tandis que je reste immobile, les yeux dans le vide et les poings crispés.

 — Lagoss ?

Il a raison. Je pourrais colporter toutes les rumeurs possibles le concernant, il s’est suffisamment bien débrouillé pour que personne n’ait l’idée de remettre en cause sa loyauté.

 — Lagoss !

Je réalise en sursautant qu’Arianne et Atlas m’ont rejoint et se tiennent devant moi.

 — Tout va bien ?

 — Oui, dis-je le plus assurément possible pour dissimuler mon inquiétude.

Arianne me dévisage sans un mot, consciente que je leur mens. Je secoue la tête. Ne me pose pas de question, lui intimé-je mentalement. Tout va bien ! J’espère sans trop y croire qu’en me répétant ce mantra encore et encore, cela finira par devenir vrai. Atlas me sert dans ses bras, heureux de me retrouver. Après trois ans à discuter de part et d’autre des barreaux de ma cellule, quel plaisir de pouvoir nous étreindre ! Sa sœur enchaine en me parlant des détails relatifs à ma libération sous condition. Quand la Déferlante sera passée – si tant est que je sois toujours en vie – je devrais embarquer par la première nacelle en partance pour Hollinco le plus rapidement possible, avant que le deuil national ne soit annoncé et que les grèves commencent. Elle poursuit ses instructions et ses recommandations mais je ne l’écoute plus que d’une oreille distraite.

Je vis mes derniers instants avec elle, j’en ai conscience. J’essaie d’apprendre le timbre de sa voix par cœur, de mémoriser son odeur, d’ancrer son visage et sa silhouette dans mes yeux. Les larmes me viennent spontanément, alors je tâche de les refouler du mieux que je peux. La femme qu’elle est se superpose sur le souvenir que je garde d’elle adolescente. Comment est-ce possible ? Comment puis-je à ce point mourir d’amour pour elle alors que je n’ai jamais eu l’occasion de l’embrasser ou de la toucher comme elle laissait Temrick le faire… Temrick. Il l’a mise à ses pieds, il a profité de sa vulnérabilité, et il est tout de même parvenu à rester dans ses bonnes grâces, à gagner sa confiance, son amitié, son affection et son respect. Et il ose encore me faire une scène parce qu’il pense que j’ai les faveurs d’Arianne ! Je me damnerai pour avoir les privilèges de cet homme, lui qui n’en mérite aucun et qui a pourtant conquis le plus cher des trésors ! J’ai enduré trois ans de prison pour elle, je dirai même à cause d’elle, et pourtant je l’aime comme au premier jour. Ce n’est pas Temrick qui aurait été capable d’un tel sacrifice.

 — Je crois qu’il est temps pour Lagoss de se mettre à sa magie.

Atlas s’est adressé à sa sœur pourtant c’est moi qu’il fixe. Nous échangeons un regard qui n’a pas besoin de mots pour être explicité. Je m’incline en une profonde révérence devant mon apprentie prêtresse, les yeux rivés sur le sol et les lèvres pincées. Arianne ne dit plus rien, cependant je sens des doigts hésitants me caresser doucement les cheveux. Une larme tombe à mes pieds, puis une seconde. Adieu, mon amour. Elle finit par s’éloigner de nous. Chacun de ses pas creusant l’écart entre nous me déchire le cœur. En me redressant, je remarque qu’Atlas semble sincèrement navré.

 — Tu n’as pas le droit, Lagoss…

 — Je sais, dis-je en épongeant mes joues humides.

Mon ami n’ajoute rien. Je secoue la tête.

 — Va rejoindre ta sœur, lui ordonné-je. Je ne saurais faire durer la rosace des lucioles éternellement. Filez dès que vous verrez le signal.

Il me reste une soirée pour faire les choses correctement. Pour Atlas, pour le Millésium, et surtout pour rappeler à Arianne que son indifférence à mon égard ne pourra jamais éteindre la flamme de mes sentiments. Après ça, nous serons quittes.

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