Chapitre 9 (2ème partie)
La rosace des lucioles. Tout est basé sur le principe de transmutabilité des éléments, du moins, c'est ce que prétend la science. Dans les faits, si je ne suis pas assez rapide, le tour ne réussira pas, et si je vais trop vite, je risque d'y laisser des os. J'inspire profondément. Il n'y aura pas de deuxième chance possible. D'un claquement de doigt, je fais s'éteindre toutes les lucioles de la salle. La musique de l'orchestre s'interrompt dans un concert de fausses notes. Un cri jaillit de la foule tandis que la pièce se retrouve plongée dans une semi-obscurité. Il n'y a que les lustres qui continuent de produire une lueur blanchâtre. On n'entend plus que le souffle des respirations, le froufrou des robes, un silence incertain. Je tends les mains devant moi, poings serrés, avant de les ouvrir. Un flot de nouvelles lucioles scintillantes en émerge et se dispersent tout autour de mon corps. Les invités sursautent se retournent vers moi, attirés par la lumière. Comme j'aime voir leur regard ébahi ! Comment fait-il cela ? se demandent-ils tous.
— Bonsoir chères mesdames et chers messieurs ! m'exclamé-je distinctement.
Un frisson d'adrénaline me traverse en voyant leurs sourires mal assurés. Suspendus à mes lèvres, on m'observe, on me scrute, on me juge et on commence à chuchoter entre les rangs de l'assistance. Je m'incline pour saluer mon public, laissant échapper dans mon sillage une nouvelle salve de lucioles.
— J'espère que vous appréciez tous votre soirée. Je vous propose humblement, pour vous divertir, un spectacle de magie à l'initiative de notre bon gouverneur.
Une vague d'applaudissements francs accueille mon annonce. Quelques invités iront sûrement remercier Monsieur Vellemare, qui préfèrera feindre un sourire plutôt que de reconnaitre qu'il n'a aucune idée de ce qui se passe.
— J'ai une question à vous poser avant toute chose, dis-je. Aimez-vous les tours de cartes ?
Un vigoureux "oui" unanime s'élève de la foule. Je sors de la poche de mon veston le jeu de cartes prêté par Arianne et commence à le mélanger.
— Vous avez tort, répliqué-je. La magie des cartes est tendancieuse. Elles peuvent être si facilement truquées.
Je m'approche d'une jeune femme au hasard et lui présente le jeu de cartes étalé en éventail.
— Choisissez en quatre.
— Dois-je vous les montrer ? demande-t'elle en piochant.
Je range le reste du paquet pour lui prendre des mains les quatre cartes qu'elle a sélectionnées.
— Cela n'a aucune importance. Voyez-vous, ce que je préfère, moi, c'est la magie des lucioles.
Je masque ses yeux avec les cartes, ce qui la fait glousser. L'assistance ne perd pas une miette du spectacle. Lorsque j'écarte mes mains, les cartes se métamorphosent petit à petit en lucioles qui lui recouvrent le haut du visage. La jeune femme pousse un cri strident lorsqu'elle s'en rend compte et secoue la tête pour chasser les insectes. Les invités sont hilares.
— Et vous donc, mon cher ? dis-je à un homme en haut de forme, derrière la demoiselle, qui n'a pas desserré les dents. Vous n'aimez pas la magie ?
— Je ne suis pas ici pour subir de telles balivernes et enfantillages, réplique-t'il sèchement.
— Dans ce cas, je ne vous retiens pas plus longtemps parmi nous, déclaré-je en le saluant avec mon chapeau.
L'homme écarquille les yeux en apercevant le couvre-chef que j'ai fait apparaitre dans mes mains. Il se tâte le sommet du crâne, et son visage est aussitôt parcouru par une violente rage, sous les rires tonitruants des autres convives.
— Rendez-moi ça !
— Mes plus sincères excuses, rétorqué-je sans une once de sincérité. J'ignore totalement ce qu'il fait entre mes mains ! Tenez, reprenez-le.
Le propriétaire du chapeau fend la foule, rouge de colère. Mais quand il tend la main pour le récupérer, je m'écarte et me retourne.
— Mais attendez... Je crois qu'il y a quelque chose dedans. Une surprise peut-être ?... Ah ! Des passagères clandestines !
Je renverse le haut de forme. Une véritable marée de cartes à jouer en dégringole. L'assistance en reste bouche-bée, reculant sous la pluie cartes qui tourbillonnent sur le sol, et plus il en tombe, plus la foule s'extasie.
— Je suis profondément navré, Monsieur, dis-je à l'homme qui attend toujours que je lui rende son bien. Je n'avais aucunement l'intention d'être impertinent. Permettez-moi de vous offrir quelque chose pour me faire pardonner. Il doit sûrement rester un petit je-ne-sais-quoi là-dedans...
Alors que l'homme cherche une nouvelle fois à récupérer son chapeau, je m'éloigne nonchalamment hors de sa portée.
— Oh oui ! Ça fera l'affaire.
Je claque des doigts. Toutes les lucioles que j'ai fait apparaitre se regroupent en un essein qui plonge au coeur du haut de forme. Je le remue un peu, y introduis ma main et en ressors une broche à l'effigie de l'insecte luminescent, en ambre véritable.
— J'ai bien peur que ce ne soit pas votre couleur, dis-je à l'homme. Peut-être devrions-nous en faire cadeau à une personne qui en fera un meilleur usage ?
Toutes les dames se pressent devant moi en essayant d'attirer le plus possible mon attention. Je remarque une toute jeune enfant accrochée à la robe de sa mère. Quand nos regards se croisent, elle se détourne de moi et enfonce son visage dans les jupons. Je m'accroupis devant elle et lui souris.
— Comment t'appelles-tu ? lui demandé-je.
Comme l'enfant hésite, visiblement très timide, sa mère me répond à sa place. Marisol. Je lui tends la broche. Elle fait osciller plusieurs fois ses yeux entre le bijou et moi, avant de finalement s'en emparer avec ses petits doigts maladroits.
— Merci, bredouille-t'elle.
Je me redresse et me décide enfin à rendre son chapeau à l'homme en colère.
— Curieux... Il faut croire que tout est sens dessus dessous dans votre couvre-chef.
Les invités rient si fort qu'ils couvrent les bougonnements de l'homme.
— Voyez-vous, déclaré-je à la foule, la magie est malléable et sans limite ! Et vous en redemandez parce qu'un contrat tacite unit le magicien à son public. Les spectateurs viennent assister en toute bonne foi à des tours truqués pour le simple plaisir de se faire berner.
J'écarte en grand mes bras. Des lucioles s'échappent de mon costume et s'organisent en ballet aérien. Elles parcourent la salle de long en large, formant d'élégantes arabesques. Certains tendent les bras pour les effleurer. Celles qui se font touchées se transforment immédiatement en cartes à jouer qui ruissellent sur les têtes des invités.
— Qu'en dites-vous ? Vous en voulez d'avantage ?
"OUI !", hurlent les convives.
J'inspire profondément puis souffle sur le sol. Les centaines de cartes que j'ai dévoilé un peu plus tôt suivent l'exemple des lucioles. Elles se soulèvent, forment une longue file qui ondule dans les airs pour se diriger sous le lustre central de la pièce, celui qui pend le plus bas, et dessinent une rosace parfaite en ratterrissant sur le sol. Les invités suivent le mouvement et se regroupent en cercle autour du dessin de plus de dix mètres de diamètre, observant avec admiration les cartes parfaitement rangées et alignées.
— Où est-il passé ? s'écrit quelqu'un.
Les gens se retournent, pris de panique. Ils se dévisagent, me cherchent du regard, des murmures inquiets commencent à se faire entendre. Soudain, un cri d'effroi déchire l'atmosphère. Tous observent la femme qui a hurlé. Elle se tient tétanisée, le doigt pointé vers le centre de la rosace. Les convives me redécouvrent enfin et une vive clameur s'abat dans la salle. Je suis là, suspendu à quelques centimètres du sol, les pieds en appui sur des cartes en lévitation. Je souris à la foule qui m'applaudit. D'un geste souple, je lance une poignée de cartes dans les airs. Elles s'ajustent toutes seules en un escalier en spirale entourant le lustre au-dessus de moi.
— La vie n'est-elle qu'une illusion ?
Je grimpe une première marche. Les cartes que mes pieds délaissent se changent immédiatement en luciole. Je continue mon ascension, laissant un tourbillon d'insectes derrière moi.
— Ne sommes-nous que les rouages d'un tour de magie qui nous dépasse ?
Je monte de plus en plus haut. Les esprits s'échauffent dans la salle. Certains ont sans doute compris ce que j'allais faire et s'en affolent. Je tente de discipliner le rythme anarchique des battements de mon coeur. Si je ne suis pas assez rapide, le tour ne réussira pas, et si je vais trop vite, je risque d'y laisser des os, me rappelais-je à moi-même. Je sais que là, quelque part au milieu des rires, des applaudissements et des premières mines catastrophées, Arianne me regarde. Elle sait qu'il est temps pour elle de s'esquiver, quand tout le monde a les yeux rivés sur moi, à l'affut d'un faux pas qui leur parait inévitable. Je préfère encore la savoir loin d'ici, plutôt qu'elle soit témoin de ça.
— Lagoss... me disait-elle à seize ans. Pourquoi fais-tu ce tour ?
— Parce que c'est magique.
— La magie vaut-elle la peine que tu risques ta vie ?
— Tout s'est toujours très bien passé.
— Oui, mais si jamais, un jour...
Si jamais... Elle ne m'a fait sortir de prison que pour ce tour. Elle veut que je le fasse, que je risque ma vie comme elle s'en inquiétait à l'époque, pour servir ses intérêts. Que j'y survive ou non lui importe guère, du moment qu'elle obtient sa diversion. Comme il peut être pénible de tant aimer une femme qui ne me rendra jamais ni amour ni considération... J'arrive enfin au sommet de l'escalier improvisé, au-dessus du lustre, à une vingtaine de mètres du sol. Ce n'est pas le moment de faiblir ! Les états d'âme n'ont pas leur place dans un moment comme celui-là. Rebrousser chemin n'est pas envisageable. Le magicien a fait son numéro. Le spectacle ne s'achèvera qu'après sa sortie de scène. Je déglutis lentement. Un petit rire cynique se coince au fond de ma gorge. Je me demande un instant si ça en vaut la peine, si elle en vaut la peine.
— Très chères mesdames et très chers messieurs, j'espère que vous avez apprécié ma prestation.
Je me demande si je ne me suis pas surestimé, à croire que je pourrais refaire aussi aisément un tour que je n'ai pas pratiqué depuis trois ans.
— Et si je peux vous donner un dernier conseil, vérifiez bien l'intérieur de votre chapeau avant de le poser sur votre tête. On ne sait jamais ce qui peut s'y cacher.
La plaisanterie ne fait plus rire personne. Ils sont tous en apnée mais aucun d'eux n'osera m'arrêter. J'inspire moi-même une dernière fois. Je prends appui sur la pointe de mes pieds, ferme les yeux, et je plonge. Des hurlements retentissent. L'air fouette mes oreilles. Je sens mon corps basculer, je tends mes jambes, rentre la tête, et prépare la réception dos, à l'aveugle.
Juste avant l'impact, je me demande si les fractures osseuses sont douloureuses.
Mon corps claque sur le sol et disparait, comme si j'avais été englouti. L'onde de choc projette la rosace l'air. Les cartes explosent en un millier de lucioles luminescentes qui virevoltent avec panique dans la pièce. La salle se pare d'un rideau de lumière mouvante, d'une beauté incomparable. Pendant un moment, personne ne dit rien. Puis un timide applaudissement rompt le silence, puis un autre, puis des dizaines d'autres, et rapidement, l'explosion visuelle est saluée par l'explosion acoustique des cris d'excitation.
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