Chapitre 10
— Croyez-vous qu’ils s’apercevront de notre disparition ?
— Bien sûr que oui, dis-je à Greer. Mais d’ici là, nous serons suspendus au-dessus du lac de la Salamandre et ils ne pourront plus nous rattraper.
Accoudée dans le chambranle de la fenêtre du téléphérique, je regarde le paysage défiler à mesure que la nacelle grimpe la colline. Nous traversons le quartier le plus à l’est de Néos. Mes yeux errent sans but d’une maison à l'autre. La parade des nocturalis est terminée. Les rues de la capitale ont désengorgé. Les exposants des autres cités ont plié bagage et sont sur le chemin du retour. On pourrait croire que Néos baignerait dans un silence digne d’une condamnée à mort, mais non. Des lucioles et des bougies brillent à toutes les fenêtres des habitations et ne s’éteindront qu’aux premières lueurs de l’aube. La nuit la plus longue de l’année a commencé pour le Millésium car personne ne dort jamais la veille de la Déferlante.
Les gens préfèrent savourer ces dernières heures avec leurs proches, au cas où, en braves jusqu’au-boutistes qu’ils sont. Des mariages entre amants frustrés sont célébrés à la hâte, des adolescents sortent en douce pour commettre toutes les bêtises qu’ils n’auront peut-être jamais l’occasion de refaire, des rêves se réalisent, des crimes s’enchainent, tout le monde se dépêche de vivre avec frénésie car beaucoup ne connaitront pas de lendemain. On profite de ces dernières heures de répit pour hurler la vie, la dévorer et s’y vautrer dans un capharnaüm de gestes compulsifs et d’actions désordonnées. Comment s’en blâmer ?
— J’aurais pu vous trouver un autre faiseur de magie, bougonne Temrick, qui n’a pas décoléré depuis que nous avons quitté la tour.
— Cela fait des mois que nous préparons ce stratagème, renchérit Atlas. Tu savais bien ce qui se passerait.
— Je savais qu’Arianne irait en chercher un en prison. Je ne me doutais pas que ce serait Lagoss Vertwist ! Vous vous êtes arrangés pour ne m’en faire part qu’à la dernière minute, évidemment.
— Vertwist ? demande Greer, interloquée. Comme les éditions Vertwist ? Celles qui éditent tous les mythologistes de l’empire ?
Je ne prends pas la peine de lui répondre, le regard braqué sur Temrick qui ne se détourne pas de moi malgré mon animosité.
— Nous ne méritons aucune de tes reproches. Cet homme a passé trois ans de sa vie en prison à ta place. Il aurait préféré entendre ta gratitude plutôt que ta jalousie.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, me rétorque-t’il.
— Il était blanc comme un linge quand nous l’avons retrouvé avant son spectacle, enchaine Atlas. À défaut de tolérer sa présence, ne pouvais-tu pas au moins le laisser en paix ?
Temrick se tait brusquement. Le téléphérique marque son dernier arrêt à la pointe de la capitale, aux pieds des remparts. La nacelle se remplit rapidement. Nombreux sont ceux qui se rendent à Belle-Douce et Sombre-Lune. Ce sont des cités jumelles, bâties en miroir de part et d’autre de la rivière Incarnate. Là-bas, chacun est libre d’y pécher aussi sévèrement qu’il le désire. Meurtre, tricherie, escroquerie, trafic et j’en passe… Les villes-casinos bénéficient d’un accord permanent avec l’empire, signé au lendemain de la guerre des religions. Il fallait trouver un moyen d’endiguer les bains de sang au sein des peuples, et comme la violence inhérente à l’homme ne peut être vaincue en elle-même, une zone de non-droit a été délimitée. Vous voulez vous débarrasser de votre bonne trop fainéante ? Vous voulez blanchir de l’argent gagné illégalement sans risquer d’être inquiété ? Allez à Belle-Douce et Sombre-Lune ! Les seuls qui n’y sont pas admis sont les sécateurs de pensée. Leurs ignominies ne sauraient trouver une quelconque indulgence, même là-bas.
Deux immenses statues de plusieurs dizaines de mètres de haut se chargent d’accueillir les visiteurs à l’entrée des villes-casinos. À Belle-Douce, la statue est à l’effigie de Lympë, déesse de la chance et du karma. Elle fait face à son frère jumeau, Wysmë, dieu du jeu et du hasard, qui trône de l’autre côté de la rivière, devant Sombre-Lune. Il n’y a qu’une centaine de mètres qui les séparent, une simple passerelle en bois nous permettant de passer d’une ville à l’autre. Mais malgré leur proximité apparente, les deux statues se toisent l’une l’autre avec la même froideur de marbre, comme si elles étaient en compétition. On prétend que les veilles de Déferlante, le frère et la sœur se déplacent en personne pour venir s’immiscer aux tables et influencer le jeu. Il ne s’agit là que de racontars colportés par de vieux ivrognes, pourtant ce soir, Atlas, Greer, Temrick et moi avons désespérément besoin que cette rumeur soit fondée.
Le brouhaha a gagné la nacelle. Les derniers passagers grimpent à bord, sous l’œil vigilant du téléphériste qui prépare son véhicule à la montée des remparts. Une femme élégamment apprêtée, d’une petite cinquantaine d’années, vient s’effondrer au bout de la banquette sur laquelle nous sommes assises, Greer et moi. Elle agite une main gantée près de son visage pour s’éventer, à bout de souffle.
— Par les dieux, quel monde ! s’exclame-t’elle, sans gêne. Je savais que j’aurais dû partir plus tôt.
— Voulez-vous être assise près de la fenêtre, madame ? lui propose galamment Atlas en remarquant son malaise.
La femme le toise un instant avant qu’un sourire chaleureux ne creuse une ride verticale de part et d’autre de ses lèvres.
— Mon jeune ami, vous ne sauriez me faire davantage plaisir !
Il l’aide à se redresser pour gagner sa nouvelle place, sur la banquette en face de moi, coincée entre la fenêtre et Temrick. Atlas reste debout et s’agrippe à l’une des barres transversales de la cabine. Les portes de la nacelle se referment, elle tremble avec à-coup en se remettant en mouvement, et l’ascension commence lentement.
Une annonce préenregistrée retentit : « Mesdames et Messieurs, merci de bien vouloir attacher vos ceintures de sécurité. Assurez-vous que rien ne dépasse des fenêtres pendant la procédure d’enrobage ». Je me dépêche d’ôter mon coude du chambranle et tâche de boucler la sangle autour de ma taille. Les passagers veillent à s’harnacher correctement, tandis que ceux qui sont debout passent leur poignet dans les dragonnes qui pendent du plafond. Le téléphérique atteint le sommet des remparts et se stationne sur l’aire de contrôle. Deux gardes armés de lanterne font le tour du véhicule depuis l’extérieur avant de faire signe au téléphériste. Il enclenche le mécanisme d’imperméabilisation, et aussitôt, un maillage alvéolaire semi-transparent enrobe toute la nacelle. Un dispositif sorti tout droit des laboratoires de recherche nastinois, permettant au téléphérique de flotter sans craindre d’inondation si jamais il venait à s’échouer au milieu du lac.
Nous entendons le grincement du toit qui s’ouvre. Les ombres massives de la double paire d’ailes automates se mettent en place. Elles se déplient avec saccade, se déployant au-dessus de nos têtes, et les gardes en huilent scrupuleusement les rouages. Le téléphériste se saisit finalement d’un petit trampoline acoustique ovale qu’il presse contre sa bouche pour que sa voix résonne dans tout l’habitacle.
— Mesdames et Messieurs, merci d’avoir choisi la compagnie transimpériale pour votre voyage, à destination des villes-casinos. Temps de vol estimé à cinquante minutes. Pour votre sécurité, il est conseillé de rester attachés tant que nous n’aurons pas atteint notre altitude de croisière. Soixante-trois âmes à bord, autorisé au décollage.
Le téléphérique est détaché de son filin pour s’engager sur les rails de la piste. À mesure que nous avançons, nous dépassons petit à petit les colonnes de lucioles passant du rouge au vert qui délimitent les bords de la route. La cabine prend de plus en plus de vitesse, les ailes automates se mettent à fouetter l’air. Je retiens mon souffle, collée au fond de mon siège. Nous quittons les remparts, nous sommes officiellement au-dessus de l’eau, mais toujours sur la piste de décollage. Mon cœur s’accélère. La vitesse est optimale.
— Sancta Odeska, najtunk nad nami ! s’écrit la femme inconnue en face de moi, la main pressée sur son cœur.
La nacelle étend ses ailes et tombe dans le vide. Des cris de stupeur éclatent aussitôt jusqu’à ce que le téléphérique batte à nouveau des ailes comme un oiseau débutant. Il oscille entre deux altitudes, cherchant un courant ascendant. Nous sommes bringuebalés dans tous les sens. Les yeux révulsés par ces perturbations aériennes, j’ose un regard à l’extérieur. Dernière nous, la côte illuminée de la capitale se détache dans l’obscurité de la nuit. Sous nos êtres en suspension dans le vide s’étend la masse noire des eaux agitées du lac. Cette vue provoque une réaction épidermique qui me fait frissonner de terreur. Je ferme les yeux et déglutis avec peine, tâchant d’ignorer les dizaines de minutes qu’il nous reste à planer si près de notre pire cauchemar. Ils ont intérêt à être là ! pensé-je.
L’oiseau de métal trouve enfin son point de portance et se stabilise. Nous venons de dépasser le premier amer, pilonne scintillant émergeant de la surface des flots, qui indique le chemin à suivre. Plus que vingt-quatre. Les passagers commencent à se décrisper. Ils se détachent, rient nerveusement pour libérer la pression. Certains éparpillent des lucioles pour y voir plus clair. A mes côtés, Greer est cramponnée de tous ses ongles à la banquette, Atlas tâche de libérer ses poignets de l’emprise des dragonnes de sécurité, et Temrick s’en va faire un tour à l’avant. Je me tourne vers l’inconnue, qui continue de s’éventer le visage.
— N’était-ce pas du loguemorois, par hasard ? dis-je.
La femme me dévisage, un sourcil arqué.
— Une prière de mon invention, récitée dans ma langue natale. Je suis surprise que vous l’ayez reconnue.
Son regard s’attarde sur mon visage, comme si elle cherchait dans mes traits une explication à mon érudition, puis ses yeux se posent dans mon cou. Je resserre prestement mon chaperon pour qu’il dissimule le ruban. La femme scrute ensuite Greer et constate la même évidence.
— C’est que nous avons du beau monde à bord ! lance-t’elle avec entrain.
— Puis-je vous demander de taire la présence de ces demoiselles jusqu’à l’atterrissage ? implore mon frère, qui n’a pas envie que nous nous fassions repérer.
— Bien évidemment, mon jeune ami ! Je ne comprends que trop bien la situation qui est la leur pour avoir été moi-même à leur place dans ma jeunesse. Je sais à présent comment vous avez pu identifier le loguemorois vernaculaire. Il est vrai que l’institut des prêtresses est intransigeant dans l’apprentissage des langues régionales !
Greer et moi restons muettes de stupéfaction. Se peut-il vraiment que cette femme soit ce qu’elle prétend ? Au vue de sa toilette, son allure, ses mains gantée et sa voix haut-perchée, rien ne laisserait penser que nous avons affaire à une loguemoroise. Mais se pourrait-il qu’elle ait été disciple de surcroit ? Elle sourit face à notre perplexité, faisant naitre à nouveau de mignonnes petites rides aux coins de sa bouche.
— Je m’appelle Franice Roste.
Nous nous figeons nets. Elle a veillé à ne pas parler trop fort cette fois, même si notre conversation se perd déjà au milieu de tous les autres éclats de voix.
— Vous êtes Franice Roste ? LA Franice Roste ? demandé-je, tout hébétée.
— Mais oui ma chère, acquisse-t’elle en riant.
— Vous êtes la compositrice de notre hymne national ? enchaine Atlas.
— C’est bien moi !
— Que faites-vous ici ? complète Greer pour clore le trio. Qu’allez-vous faire dans les villes-casinos par une veille de Déferlante ?
— Je pourrais vous renvoyer la question si j’avais aussi peu de tact que vous, réplique-t’elle, taquine, en lançant un clin d’œil à mon amie.
— Vous faisiez partie de la centième génération, n’est-ce pas ? dis-je.
À ces mots, son sourire se ternit. Je regrette immédiatement ma question inutile dont je connais déjà la réponse. C’est une des premières choses qu’on rappelle à tout élève de l’école préparatoire du Nouveau Culte, et bien au-delà. Une histoire de sacrilège ultime commis à l’encontre des dieux. Sancta Odeska, comme Franice l’a dit. L’histoire de la sainte Odessa Laire. Il y a un peu plus de trente ans, une Grande Prêtresse a marqué les consciences comme étant la centième du genre, depuis que la malédiction divine s’abattait sur notre empire. Celle qui fut désignée comme centième Grande Prêtresse était Odessa Laire. Elle qui était née dans une campagne pavernoise, personne n’avait envisagé que ce petit bout de femme irait si loin, et pourtant. À la surprise générale, elle a été sacrée. Les gens de l’époque étaient persuadés que la centième Grande Prêtresse mettrait enfin un terme au martyr du peuple millésime, ils avaient placé tous leurs espoirs en elle.
Mais il a fallu que cette centième soit pavernoise… Un mois après son sacre, un jeune traditionnaliste hollinquois s’est introduit dans le temple et l’a assassiné en raison de ses origines qu’il jugeait « indignes » de porter le titre de Grande Prêtresse. C’est ce dont parlait Hestée, plus tôt dans la soirée. « La dernière Grande Prêtresse qui était originaire d’une ville d’agriculteurs a été assassinée ». Ce crime contre-nature a fondé l’an zéro de l’histoire de notre empire tant il a été effroyable. Personne encore n’avait songé que quelqu’un irait jusqu’à ôter la vie à la représentante humaine légitime de nos dieux, la porte-parole de notre religion, la personnification de notre foi ! Aucune de ses neufs disciples n’a pu la remplacer, et en guise de châtiment, les dieux nous ont envoyé quatre Déferlante dans la même année. Le meurtrier d’Odessa s’est suicidé, quant à elle, elle a été élevée au rang de sainte, la première et l’unique de notre religion.
Franice Roste était l’une de ses disciples.
— Pardonnez-moi, soufflé-je, les yeux baissés. Ma question était malvenue.
— Ce n’est rien, me répond-elle. Je n’aime pas me remémorer cette époque maudite. Mais je dois avouer que c’est avec une certaine joie que je retrouve un peu de votre mère dans vos yeux. Tout le monde pensait que Despina serait celle qui prendrait la place de la centième Grande Prêtresse après les évènements tragiques.
En un éclair, j’ai la sensation que mon sang déserte subitement mon visage et je me sens sur le point de défaillir. Le spectre d’une jeune femme blonde se matérialise derrière Atlas. Le cœur au bord des lèvres, je la suis des yeux. Elle joue avec la jupe de son uniforme d’apprentie prêtresse, avançant d’un pas trainant au milieu de l’allée, entre les banquettes. C’est toujours elle, celle qui n’a pas de nom, mais qui me hante de plus en plus souvent… Peut-être s’agit-il de maman, quand elle avait mon âge ? Serait-ce possible ? Cette hypothèse accentue encore plus mon mal-être.
— Comment nous avez-vous reconnu ? adressé-je à Franice, tentant d’ignorer le fantôme de mes tourments. Comment savez-vous que nous sommes les enfants de Despina Desterelle ?
— Nous sommes toujours restées proches, même après que notre année en tant que disciple se soit terminée, avoue-t’elle.
— Notre mère n’a jamais été au service du Nouveau Culte, laisse échapper Atlas entre ses dents, visiblement tendu.
— Bien sûr que si. Odessa et Despina étaient même très liées l’une à l’autre, beaucoup plus que je n’ai jamais su l’être avec votre mère. La mort de sa tendre amie l’a profondément bouleversé et a inspiré sa poésie.
La jeune femme blonde se tient toujours derrière mon frère. La tête baissée, elle se balance d’avant en arrière, ses cheveux dégoulinant sur son visage, écoutant les propos de Franice. Je sais que personne d’autre ne la voit, ce qui me fait me sentir encore plus folle.
— Comment nous avez-vous reconnu ? répété-je.
— Tout de suite après que nous ayons été rendues à la vie civile, je suis devenue musicienne, et Despina a épousé de plus vil le tous les hommes qu’il m’ait été donné de rencontrer. Elle voulait se faire un nom. Elle n’y était pas parvenue grâce à la religion, il ne lui restait donc que le mariage. Despina aurait pu être diplomate comme son époux, mais la mort d’Odessa l’avait tant affecté qu’elle se réfugia dans la poésie pour faire son deuil. Arice-Tilde Vellemare n’y vit aucun inconvénient, dans la mesure où il désirait une femme féconde et non une partenaire politique. Il s’est écoulé plus de dix ans avant qu’elle ne tombe enceinte. Pendant un temps, j’ai soupçonné votre père d’être infertile, mais apparemment, ce n’était pas le cas…
Franice nous regarde Atlas et moi avec tendresse.
— Dès qu’elle a pu, votre mère m’a fait venir à elle pour que je vous rencontre, peu de temps après votre naissance. Vous viviez déjà à la tour des Gouverneurs, à l’époque. Votre père n’était qu’un diplomate de piètre envergure mais il avait su ruser pour s’attirer certaines faveurs. Votre mère vous a mis dans mes bras. Vous étiez emmaillotés de la tête aux pieds ! On ne voyait de vous que vos petits visages ronds, potelés, et si parfaitement identiques. Vous avez ouvert les yeux en même temps, et à cet instant comme aujourd’hui encore, j’ai su que vous étiez bien les enfants de votre mère.
Elle fait allusion à nos yeux ocre.
— Sa mort prématurée m'a poussé à quitter la capitale. J'avais besoin de faire table-rase de ce passé, de recommencer ma vie loin des drames néosinois. Je m'en suis longtemps voulu d'avoir laissé derrière moi les enfants de Despina, mais je suis rassurée de voir que vous êtes devenus de jeunes adultes épanouis. Comme vous avez grandi ! Si seulement Odessa pouvait vous voir, elle aussi…
La compositrice s’éponge rapidement les yeux avec la paume de sa main.
— Excusez-moi les enfants, mais à mon âge, on n’a plus la force de subir de telles réminiscences.
Atlas affiche une mine renfrognée. Il se laisse tomber sur la banquette près de Greer, les épaules voutées. Je comprends ce qui l’accable. Personne n’a jamais évoqué l’allégeance de notre mère à la religion. On se souvient d’elle comme d’une poétesse de talent, non pas comme d'une disciple. Mon frère s’est opposé à ce que j’intègre l’institut. Il aurait préféré que j’épouse Lagoss, ou même Temrick, si ça avait pu m’éviter la servitude. Il me ressortait l’exemple de notre mère, qui s’était peut-être mariée trop vite et trop jeune à la mauvaise personne, mais qui avait au moins réussi à son échelle à faire un pied de nez aux dieux. Il en était si convaincu… Greer ne dit rien, se contentant de prendre la main d’Atlas dans la sienne pour l’embrasser. Elle répète ensuite son geste avec moi.
La jeune femme blonde nous fait maintenant face. Elle ouvre ses bras, comme si elle voulait nous enlacer pour nous réconforter. En un battement de cil, elle s’est transportée derrière la banquette où est assise Franice. Ses cheveux blonds se sont ramassés derrière chacune de ses oreilles, pourtant je n’arrive pas à lever mon regard plus haut que son nez. Si j’arrivais à voir ses yeux, j’en aurais le cœur net. Je réalise à cet instant que je ne les ai jamais vus. En rêve, j’ai déjà eu l’opportunité d’entrapercevoir son visage à découvert, cependant, la couleur de ses yeux ne s’est jamais fixée dans ma mémoire… Pourquoi ? Pourquoi m’apparait-elle ? Pourquoi ne puis-je pas lui attribuer un nom ? Pourquoi ? Il n’existe aucune lithographie de notre mère et on nous l’a toujours décrite par négation. Elle n’était jamais impolie, jamais imbue d’elle-même, jamais en retard, jamais déçue, jamais méchante, jamais ceci, jamais cela. Et les détails dans tout ça ? Comment était sa peau ? son odeur ? la structure de son visage ? la longueur de ses cheveux ?
Peut-être me suis-je inventée un portrait de ma mère à travers cette jeune femme blonde… Je me racle la gorge pour attirer l’attention de Franice.
— Comment était-elle ?
La question est presque difficile à poser maintenant que j’ai peur de la vérité. Et si elle ne correspondait pas à l’image que je me suis faite d’elle ? Atlas aussi relève la tête, à l’affut d’une réponse. Franice garde le visage tourné vers la fenêtre pour ne pas avoir à affronter nos regards. Elle inspire profondément, avant de murmurer entre ses lèvres :
— Elle avait de magnifiques cheveux blonds.
Annotations