I-Sommeil léger (2)
- Ah !
Je me redresse d'un bond, suffoquant, le souffle court, mon cœur cognant violemment contre ma poitrine comme s'il cherchait à s'échapper. Mon corps est trempé de sueur, mes mains tremblent encore, incapables de retrouver leur calme.
Il me faut un instant pour comprendre où je suis, pour reconnecter mon esprit à la réalité.
Ma chambre. Mon lit. Mon corps.
Je passe mes mains sur mon visage, effleure mon torse, mes bras, cherchant à m'assurer que tout est bien réel. Mes cheveux humides collent à ma nuque.
C'est bien moi.
Le soulagement est immédiat. Mais pas suffisant. Je ferme les paupières, espérant chasser les images qui s'accrochent encore à mon esprit, mais le cauchemar est toujours là, trop vif, trop réel, imprimé dans ma mémoire comme une scène que je n'ai pas simplement vue, mais vécue.
Le couteau. Le sang.
Ethan.
Je prends une inspiration profonde, puis une autre, tentant de calmer les battements désordonnés de mon cœur.
Je devrais être habituée. Après tout, mes nuits ne m'appartiennent jamais vraiment.
Vingt ans.
Vingt ans que, chaque nuit, je plonge dans l'esprit d'un autre, forcée d'assister à des fragments de vie qui ne sont pas les miens, spectatrice impuissante d'une existence qui m'échappe.
Ce ne sont pas mes rêves. Jamais.
Parfois, ce ne sont que des scènes insignifiantes, des instants banals d'un quotidien ordinaire : une course précipitée dans un supermarché, un premier rendez-vous maladroit, des souvenirs heureux ou terrifiants, toujours étrangers à moi, mais que je ressens comme s'ils m'appartenaient.
Je les vois. Je les vis. Mais je sais qu'ils ne sont pas les miens.
Je ne rêve jamais de moi. Je rêve des autres. Cette nuit, encore un meurtre
Et pour la première fois, c'est moi qui tenais l'arme.
L'horloge affiche 8h00. Trop tard pour me rendormir, trop tôt pour me sentir pleinement éveillée.
- Faut vraiment que tu te soignes, c'est plus possible, là...
Je sursaute, prise au dépourvu par la voix de ma sœur qui résonne à travers la cloison, agacée, et lasse.
Elle ne comprend pas. Elle ne comprendra jamais.
Après un temps de réflexion, je descends finalement directement à la cuisine, encore engluée dans les restes du rêve, incapable de m'en détacher complètement.
L'odeur du café et du pain grillé flotte dans l'air, comme chaque matin, familière et réconfortante, mais aujourd'hui, elle ne m'apaise pas. Ma sœur est déjà attablée, un bol de céréales devant elle, son regard braqué sur moi avec une pointe d'exaspération.
- Sérieusement, Elina, c'est quoi ton problème ?
Je lève à peine les yeux vers elle, encore ailleurs.
- Quoi ?
- Tu bouges dans ton sommeil, tu gémis, parfois tu parles... Franchement, t'es flippante.
Son ton se veut léger, presque moqueur, mais ses yeux, eux, m'examinent avec une attention qui me dérange.
Je serre les dents, réprimant un soupir.
- Désolée de perturber ton sommeil de princesse.
Elle lève les yeux au ciel avant de plonger sa cuillère dans son bol.
- T'as qu'à faire quelque chose, je sais pas moi... méditation, hypnose, ce genre de conneries. Moi aussi, j'aimerais bien dormir.
Si seulement elle savait.
Dormir n'a jamais été le problème. C'est ce qui vient après qui est un enfer.
Je fixe ma tartine sans la toucher, l'appétit envolé, mon estomac trop noué pour avaler quoi que ce soit. Mes pensées reviennent sans arrêt à mon rêve.
Ethan. Toujours lui. Mais ce n'était pas moi. Ce n'est jamais moi.
Quelqu'un, quelque part, a rêvé de ça. Quelqu'un, quelque part, a rêvé qu'il tuait Ethan...
L'air froid du matin me gifle dès que je franchis la porte, me ramenant, l'espace d'un instant, à la réalité. À mon monde.
Je devrais être reconnaissante. Ce froid mordant m'ancre dans le présent, dans mon propre corps, me rappelant que je suis ici, que je suis moi.
Mais mon esprit est ailleurs.
Je resserre les pans de ma veste contre moi et traverse la petite cour qui sépare notre immeuble de l'arrêt de bus. Un vieux bâtiment gris, impersonnel, où j'habite avec ma sœur depuis deux ans maintenant. Une ville universitaire à plusieurs heures de chez nos parents. Un appartement trop petit, mais abordable et bien situé.
Je passe devant la baie vitrée du hall d'entrée, mon reflet me surprend. Je m'arrête.
Mes yeux se posent sur mon propre visage. Fatigué. Creusé. Je m'avance un peu, détaillant les cernes violacées qui s'étendent sous mes yeux, la pâleur de ma peau, la raideur de mes épaules. J'ai l'air épuisée. Et ce n'est même pas la période des partiels... Après tout je n'ai pas pris le temps de me maquiller, juste une routine simple pour me préparer trop exténuée.
Ma main tremble légèrement lorsque je remets une mèche derrière mon oreille. Et si je devenais folle ?
Je secoue la tête, inspire profondément et quitte mon reflet avant de me perdre encore plus.
Dans le bus, les conversations fusent autour de moi, un flot continu de mots et de rires qui me semblent irréels, distants. Quelqu'un parle d'un devoir oublié, un autre rit d'une blague que je n'ai pas entendue. Des bribes de vie qui me paraissent si étrangères.
Moi, je suis encore là-bas. Là où Ethan meurt. Encore. Et encore.
Je ferme les yeux, cherchant à me rappeler chaque détail.
D'habitude, ces rêves sont flous, brisés en morceaux informes qui se dissipent dès le réveil. Mais pas celui-là. Celui-là est clair comme du cristal. Trop clair. Trop précis. Trop réel.
Je ne devrais pas me rappeler de chaque seconde avec une telle netteté. Je ne devrais pas entendre encore l'écho du cri d'Ethan, sentir la chaleur poisseuse du sang sur mes mains.
Et pourtant. Ce cauchemar est devenu une obsession.
Un bruit sourd me sort brutalement de mes pensées. Le bus s'arrête, les portes s'ouvrent sur le campus universitaire.
Je sors, la gorge nouée. Un frisson me traverse l'échine en imaginant le pire.
Et si cette fois, il n'était pas là ?
Ethan. Mon meilleur ami. Le seul qui me comprenne sans que j'aie besoin de parler, le seul qui ait toujours été là, depuis l'enfance. À chaque coup dur, chaque moment de doute. Ma famille, plus que quiconque.
Mais ça...Ça, je ne peux pas lui dire.
Comment expliquer à quelqu'un que chaque nuit, tu vis dans la tête d'inconnus ? Comment dire à ton meilleur ami que tu rêves, sans arrêt, de sa mort ?
Je marche sans réfléchir, portée par l'automatisme, chaque pas me rapprochant inexorablement de la salle, chaque pas me rapprochant de lui.
Je le sais. Je le sens.
Je prends une inspiration en entrant dans l'amphitheâtre presque plein, une première depuis le début du semestre. Les élèves discutent, rient, s'installent à leur place, insouciants. J'avance sans un mot, pose mon sac au sol et m'assois, le cœur battant.
Et puis...Un mouvement à ma droite.
Quelqu'un s'assoit à côté de moi.
Mon cœur rate un battement.
Je n'ai pas besoin de tourner la tête.
Je le savais déjà. Je tourne quand même.
Ethan.
Son sourire habituel, éclatant, rassurant, comme s'il portait en lui toute la lumière du monde.
Comme si de rien n'était.
Comme si, cette nuit encore, je ne l'avais pas vu mourir sous mes yeux.
Le contraste me frappe de plein fouet. Dans mes cauchemars, il est pâle, vidé de son sang, son corps affaissé sur le sol, ses yeux éteints. Une marionnette à laquelle on aurait brutalement coupé les fils.
Mais ici, devant moi, il est vivant.
Rayonnant.
Sa peau baignée par la lumière du matin, son regard pétillant, sa voix animée alors qu'il me salue comme il le fait toujours, un mélange de douceur et de sarcasme.
Là-bas, il était sans vie.
Il parle, plaisante sûrement, mais ses mots se perdent dans le vide.
Mon regard glisse sur ses mains, remonte jusqu'à sa gorge.
Là où la lame s'est enfoncée.
Là où quelqu'un l'a tué.
Il fronce légèrement les sourcils.
- Ça va ?
J'ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Je me contente d'un sourire.
Parce qu'au fond...
Si mes rêves ne sont pas les miens...
Qui peut bien rêver de tuer mon meilleur ami ?
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