Le dernier lecteur

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Les histoires fantômes, tous ces livres que personne ne lirait jamais, hantaient les bibliothèques, les rayonnages des bouquinistes, les brocantes, les arbres aux livres, et les plateformes d’écriture sur internet. Entre leurs lignes, soufflait le vent de l’abandon. Victor en avait fait le sujet et le titre de son roman, complainte sur la vacuité de l’écriture à une époque de foisonnement culturel où les livres numériques et de papier s’entassaient sans fin, et où le sien rejoindrait probablement cet océan de mots avant de s’y noyer sans avoir été lu.


Y avait-il trop d’écrivains ou pas assez de lecteurs? Où donc ces derniers pouvaient-ils bien se cacher? Les images omniprésentes les avaient-elles transformés en zombies collés en permanence à leur écran plasma ou à leur smartphone, hypnotisés par la ronde incessante des pixels?


Partout autour de lui, Victor voyait les junkies du numérique activer convulsivement leur pouce pour faire défiler le tapis roulant des réseaux sociaux, suite infinie d'images vite vues, de blagues au kilomètre, de vidéos survolées. Y avait-il dans cette foule de consommateurs compulsifs, parmi ces yeux-estomacs affamés, une seule personne capable de passer encore quelques-minutes - une éternité dans cette ére du zapping digital - à lire une histoire ?


On disait que les écrivains à succès, qui avaient jadis vendu des millions de livres, avaient jeté l'éponge car leurs romans ne se vendaient plus. Dans cette civilisation où l'image était omniprésente, où la place de l'écrit se limitait désormais à la portion congrue, ils gagnaient désormais leur vie en écrivant ces textes déroulant, purement informatifs, qu'on pouvait lire en bas de l'écran sur BFMTV - « trois touristes bavarois grièvement blessés dans un accident de bus à Montauban » - ou les mentions légales obligatoires qui accompagnaient les pubs de sucreries - « Pour la santé, il est recommandé de ne pas manger trop gras, trop salé, trop sucré ».


C’était pire encore pour les auteurs amateurs. Dans les forêts de livres qu’Amazon faisait pousser sur les cendres de la jungle amazonienne transformée en usine à papier, les auteurs devaient rivaliser d’astuce et surtout de messages promotionnels racoleurs pour attirer à eux les rares lecteurs égarés.


Victor, lui, avait décidé de ne perdre ni son temps ni son énergie dans cette lutte sans merci. Il avait un manuscrit à faire lire et savait que la plus grosse réserve de temps de lecture disponible se trouvait derrière les fortifications des grandes maisons d’édition, qui abritaient un impressionnant cheptel de lecteurs captifs. Ca n’était qu’une légende urbaine, selon certains, et pourtant, il avait trouvé sur internet les plans des lieux secrets où ces lecteurs, loin des regards, tels des cochons d’Inde tournant sans fin dans leur roue, lisaient des pages-turners et des prix Goncourt à la chaîne.


Son plan était le suivant: libérer les esclaves - façon Indiana Jones sauvant les enfants emprisonnés dans le Temple Maudit - pour ensuite se faire remercier de son geste héroïque - pas tout à fait désintéressé - en leur faisant lire son chef d’œuvre. Malheureusement, il avait sous-estimé les défenses du milieu éditorial. L’ascension du cossu bâtiment haussmanien par la face sud avait bien commencé lorsque, arrivé au troisième étage, il esquiva de justesse un dangereux projectile. Un manuscrit rejeté par le comité de lecture venait de le frôler. Le pavé, d’au moins cinq cents pages, avait été propulsé par un canon spécialement conçu pour repousser les auteurs-alpinistes comme lui, bien décidés à passer par dessus la tête du comité de lecture. Après avoir encore essuyé deux tirs, il fût assommé par un autre chef d’œuvre recalé et précipité dans le vide.


Il se réveilla à l’hôpital quelques jours plus tard, encore sonné, sous une bonne couche de pansements, une jambe dans le plâtre. Ayant subi un sévère traumatisme crânien, il ne connaissait plus ni son nom, ni celui de ses proches, et n’avait que peu de souvenirs de sa vie. Le médecin, qui tentait de rallumer les braises de sa mémoire, et savait qu’on avait découvert dans son sac, à la suite de son accident, un manuscrit portant son nom, évoqua le sujet de l’écriture.

“Ecrire, moi?”, s’étonna Victor. “Non ça m’étonnerait. Par contre, j’aimerais bien lire. C’est que je m’ennuie un peu ici.” Le médecin lui tendit alors le manuscrit, sans en dire plus, et le plaça sur la tablette devant lui. De sa main valide, Victor tourna la première page et lut le titre “Histoires fantômes”, puis la phrase en exergue, qui servait d’introduction au récit: “A peine sortis de mon stylo, mes mots tombent dans le puits sans fond de l’oubli...”


Captivé, Victor ne referma le livre qu’après l’avoir entièrement lu, dans la soirée, sans avoir conscience qu’il avait enfin trouvé son lecteur.

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