Louis est là
Louis, on l’attendait depuis des mois à la maison avec mon mari, Nathan. Enfin, surtout moi, passant le plus clair de mes journées allongée sur le lit à enquiller des romans de Foenkinos. Sauf Charlotte, un de ses premiers livres, que j’avais lu il y a des années et que je n’imaginais pas relire dans de telles circonstances. Nulle envie de revivre la mort de cette femme enceinte. Allez savoir où se nichent les superstitions et dans quelles circonstances elles arrivent. Chacune et chacun affirmant ne pas être superstitieux, tout comme moi !
Quand Louis a manifesté son envie de vivre sa vie, seul, le feu d’artifice a commencé. Un feu de douleur. Un feu de panique aussi. Tout le contraire de l’arrivée de Margot, sa sœur ainée. Le mois précédant la naissance de ma fille avait été joyeux et animé. Je me sentais plutôt bien. Il y avait de grands moments de fatigue mais je m’attendais à pire. J’étais sereine. Et puis Nathan était un ange, attentif à mes moindres désirs, s’occupant d’un nombre incalculable d’activités. Je ne faisais plus rien des tâches ménagères et de tout ce qui pouvait être une source de dépense d’énergie. Margot, nous l’attendions. Nous l’espérions. Nous avions emprunté la mauvaise trajectoire, celle sur laquelle faire éclore la vie au fond de mon ventre était compliqué. Quelque chose ne fonctionnait pas mais les analyses ne démontraient pas une quelconque déficience chez l’un ou l’autre de nous deux. Je craignais toutefois d’aller vers une FIV. Je ne me voyais pas devenir la maman d’un bébé conçu en laboratoire. Pour Louis, étonnamment, la fécondation avait eu lieu rapidement. Comme si le précédent créé par Margot avait ouvert la voie à son frère.
À la fin du dernier mois, Nathan et moi avions tout prévu, sentant que l’accouchement arriverait. Je dormais de plus en plus difficilement, prenant beaucoup de place sur notre lit. Nathan se faisait tout petit tandis que mes jambes occupaient un large espace sur le matelas. La nuit du 12 au 13 octobre, nous avons tous les deux rejoint la chambre assez tôt. J’étais fatiguée, un brin nauséeuse. J’attribuais cet état désagréable au dîner. J’avais forcé sur le dessert, une charlotte aux deux chocolats que Nathan aimait faire. Je me suis très vite endormie. Nathan lisait un gros bouquin d’histoire.
Vers deux heures du matin, une sensation d’humidité aux creux des cuisses m’a réveillée. J’ai tout de suite pensé à une fuite urinaire. C’est le genre de désagrément qui m’arrivait régulièrement depuis plusieurs semaines. En soulevant les draps, j’ai constaté que l’humidité ne sentait pas ce à quoi je m’attendais. Je perdais les eaux et j’allais accoucher. Tout était prêt, mon sac près de la porte de l’entrée avec les premiers linges et une tenue de rechange pour moi. Je secouais doucement Nathan pour le réveiller. Comme il ne semblait pas réagir, je me suis mise à lui parler plus fort. Il y avait urgence. Se redressant, me jetant un regard qui disait « merde, je n’ai pas fini ma nuit », il a compris tout de suite que le train s’annonçait.
— On y va, c’est maintenant, ma puce ?
— Je ne suis pas certaine, je sens des contractions de plus en plus fortes. Bordel, ça fait mal !
— Je vais appeler les pompiers, ils nous conduiront plus vite à la maternité.
— C’est ça ! Mais fait vite…
Moins de dix minutes plus tard, débarquait dans la chambre un pompier. Dans l’encadrement de la porte, un gamin qui devait avoir à peine 20 ans se tenait debout, me regardant fixement. Il était seul. Il était arrivé par ses propres moyens, prévenu grâce à l’application de son Smartphone. Il habitait à quelques rues de là. Il avait sauté dans sa Kangoo et était arrivé avec une rapidité surnaturelle. Ses collègues allaient arriver rapidement, c’est ce qu’il avait commencé par dire. J’étais allongée sur le lit, les jambes écartées, lui offrant à la vue mon sexe, en mauvaise posture. Tandis qu’il le regardait sans dire un mot, je reconnus dans son visage celui d’un gosse aux traits familiers. Un garçon que j’avais vu grandir dans les environs, à quelques maisons de la mienne. Moment étrange que celui d’être en quelque sorte sauvé par le même garçon qui, moins de dix ans en arrière, sonnait à ma porte pour me réclamer des bonbons le soir d’Halloween.
Les contractions m’attrapaient le corps comme un poignard. J’avais envie de lui hurler de faire quelque chose. Il continuait bêtement à regarder l’écran de son Smartphone. Je sentais Nathan s’enflammer comme un chien fou. Dehors, rien ne brisait le silence. Nous attendions tous le rugissement d’une sirène de véhicule de secours. Ce qui était idiot. La maison se trouvait dans un quartier très bien éclairé la nuit, proche du centre de la ville. Nulle besoin d’arriver ici en pétaradant.
Contre toute attente, le jeune pompier s’anima, tel un jouet dont on avait changé les piles. Il donna des ordres à Nathan, enfila des gants qu’il avait sortis de sa trousse de secours et s’approcha de moi. Le ton de sa voix me rassura immédiatement. Tandis que Nathan me tenait la main, au bout de quelques minutes le jeune pompier souleva devant moi mon Louis, le visage rougeaud, les lèvres pincées, poussant son premier cri. Au moment où il le posa sur mon ventre, les collègues du jeune homme arrivèrent dans la pièce. Ils étaient trois. Le capitaine de la compagnie prit le relais et nous avons tous quitté les lieux.
Quelques mois plus tard, j’avais recroisé Olivier, le jeune pompier, près d’un étal sur le marché. Fait étrange, je n’avais jamais eu l’occasion de le remercier pour ce qu’il avait fait à Louis et à moi. J’avais loué son professionnalisme et l’avais félicité pour son calme. C’est alors qu’il m’avait raconté que ce n’était pas sa première fois. Qu’il avait déjà permis à une femme de mettre au monde un enfant. Que l’évènement s’était produit peu de temps avant la naissance de Louis, plus à l’écart du centre-ville, que la brigade était arrivée moins rapidement que lui. Que tout était allé très vite et qu’il n’avait fait que se fier à son instinct.
Plus tard, à l’âge où les enfants posent ces questions-là à leurs parents, je raconterai à Louis où il est né, grâce à l’aide de qui. Aurais-je encore la possibilité de lui présenter Olivier ? Une chose est certaine, chaque fois que j’ai changé les draps du lit, allez savoir pourquoi, j’ai repensé à ce moment-là, cette scène dans laquelle je suis allongée, agitée, transpirante, les doigts mêlés à ceux de mon mari, un jeune homme attrapant délicatement Louis pour lui donner la chance de rejoindre notre joli monde.

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