La carte mère
Le capitaine Lutarc venait de terminer les formalités douanières. La livraison effectuée, l’équipage du Jack Vance allait enfin pouvoir profiter des plaisirs de la station Mineas de Marune. Jarol Lutarc, fourbu, entra dans la salle de navigation et s’avachit dans son siège préféré, un modèle massant qu’il mit aussitôt en route. Alors qu’il s’extasiait de la douceur des tentacules virtuels du siège, Khadrani, la pilote, s’approcha de lui.
— Capitaine ? Capitaine !
Jarol Lutarc gardait les yeux obstinément fermés.
— Je n’y suis pour personne ! déclara-t-il agacé.
Khadrani, posa alors la main sur son épaule et le secoua d’autorité.
Jarol râla, grogna et tenta même de la chasser en levant le bras.
— Jarol, c’est sérieux ! Réveille-toi !
— Quoi ?
Jarol s’était redressé et lui lançait un regard courroucé.
— Regarde !
Khadrani désignait le centre de la pièce.
— Et bien quoi ?
Elle pressa le bouton d’une télécommande et la carte mère afficha en trois dimensions les principales étoiles navigables de l’espace fédéral, ainsi que ses routes stellaires à grande vitesse et ses stations radio supra-luminiques.
Jarol examina l’ensemble et murmura :
— Un bug ? Je ne vois rien d’anormal. Une mise à jour ?
— Tu brûles ! Cherche encore !
— Ah non, je déteste les devinettes !
Jarol s’était levé et promenait son grand corps maigre autour de la carte. À l’aide de quelques gestes, il la fit pivoter et procéda à quelques zooms. Soudain, il tituba, choqué et partit en arrière. Il regardait avec de grands yeux ronds l’impossible nouveauté. Longtemps, il resta sans voix. Il désignait un point de l’univers à la navigatrice, lui demandant du regard de mettre des mots sur l’indicible.
— Et oui Jarol, une nouvelle voie stellaire ! lança Khadrani, les yeux brillant d’excitation.
Un tracé inédit reliait désormais le système d’Aldébaran et l’amas des Hyades situé à quelque 150 années lumières de la terre.
— Qui est au courant ? demanda Jarol, électrisé.
— L’ensemble des navigateurs de la fédération, ainsi que quelques hackers Alien, j’imagine, finassa Khadrani.
Surexcité, Jarol agita nerveusement les mains.
— Non, non, non ! Parmi l’équipage ?
— Nous deux uniquement, Maury est déjà en transit, Hergé et Vanvan se préparent à débarquer.
Jarol eut alors ce geste que Khadrani trouvait toujours agaçant. Il l’interrompit d’un geste de la main, l’air de s’excuser et ne s’occupa plus d’elle. Il pressa son index contre son oreille droite et ouvrit une communication.
— Maury ?
Il passa la comm sur le général du vaisseau. Maury était en train de marcher, on entendait son souffle pressé.
— Oui Capitaine ? Un problème ? dit-t-il d’une voix contrariée.
— Désolé vieux, permission annulée. Nous partons dans une heure !
— Non mais tu ne peux pas me faire ça ! Pour une fois qu’on tombe sur une station capitale !
— Rentre, Maury, c’est une nouvelle de première, je t’assure ! Le pactole !
Il coupa la communication et battit le rappel des troupes sur l’intercom du vaisseau pour les membres d’équipage restés à bord. Quand Maury le mécanicien les rejoignit, râlant, tous avaient le regard brillant. Maury, lui, pestait.
— Je vais te signaler à la régulation portuaire Lutarc ! J’ai des droits !
Hermétique à l’enthousiasme général, Maury resta bougon. Il était la voix du doute et de la pondération. Il objectait avec raison qu’on ne faisait pas franchir une trentaine de parsecs à un vaisseau, encore moins sans escale et que la ligne sortait de nulle part, n’avait reçue aucune accréditation et n’allait pas tarder à être retirée de la carte-étalon à Erevan.
— D’où que viennent les sources, nous ne pouvons passer à côté d’une telle aventure, rétorqua Jarol.
Maury, attaché à Khadrani, comme il l’était, finit par accepter. Il réclama deux semaines pour doubler les systèmes les plus sensibles, en obtînt une et l’argent nécessaire à une révision complète.
Le Vance partit au bout de cinq jours. Son capitaine ayant appris que des vaisseaux concurrents avaient entrepris le grand voyage, il houspilla l’équipage tant et si bien que le départ fut avancé. La plongée fût brève. Keren coupa rapidement les retours audio en fausse sonorisation, car les ondes de la région des Hyades recelaient des gimmicks malaisants pour l’espèce humaine. Le vaisseau réintégra l’espace normal aux abords des étoiles jumelles sigma. Alors que chacun émergeait d’une profonde transe, le Vance partit en ricochet et fit deux bonds supplémentaires, très courts mais suffisants pour provoquer le relâchement de tous les estomacs de bord. Les astres jumeaux se présentaient désormais selon un angle différent et à une bonne année lumière de distance du point d'émergence initial.
Jarol se déharnacha brutalement et se précipita vers sa pilote. Les mains toujours emmanchées dans ses allonges de conduite, elle s’était affaissée sur le côté, retenue pas ses sangles magnétiques. Ses yeux présentaient leurs faces blanches et elle tremblait. Alors qu’il s’apprêtait à lui dégager les bras, Keren l’interpela.
— Je suis en train de lui injecter du MR500. Elle a reçu un choc neuronal intense.
— Pourquoi nous as-tu déphasés en rebond Keren, tu veux nous tuer ? s’insurgea-t-il.
— Ne me prête pas des sentiments de revanche que je ne possède pas, capitaine. J’ai détecté une nasse de force en sortie de plongée et j’ai dû nous translater en urgence.
— Peu importe Keren. Puis-je dégager Khadrani ?
Les allonges relâchèrent la pilote, dont les bras inertes, pendirent le long de son siège.
Jarol la décrocha et la porta en salle de soins.
Une fois la patiente prise en mains, Jarol revint dans la salle de pilotage. Hergé, Ervan et Maury l’y attendaient en compagnie de l’hologramme de Keren. L’intelligence de bord leur communiqua les informations et diagrammes nécessaires et tandis qu’ils les examinaient dans leurs cortex étendus, elle leur résuma la situation en audio. Malgré leurs extensions cybernétiques, les humains appréciaient une bonne discussion.
— Je nous ai déroutés car nous étions attendus au point d’émergence par des unités de propulsion hostiles. Une nasse magnétique de contingentement entourait la zone . Le rebond nous a permis de nous extraire du piège. J’estime notre répit à deux ou trois heures.
Maury projetait une représentation colorisée de la toile énergétique qui avait tenté de les retenir à leur arrivée.
— Je ne reconnais pas la signature de cet artefact, commenta-t-il, l’air dubitatif.
— Une idée de la nature de nos ennemis ? demanda Jarol.
D’un geste de la main – purement théâtral de la part d’une projection lumineuse – Keren afficha un ensemble de données, tant biologiques que techniques.
— J'ai enregistré la situation locale au point d'émergence. Comme vous pouvez le constater, nous ne repérons aucune trace de vie organique. Pourtant il est évident que des engins de nature inconnue, opèrent dans la zone d'exit.
— La courbe de rayonnement gamma est prodigieuse ! s'exclama Maury.
— Incompatible avec la vie… ajouta Ervan, dubitatif.
La présentation disparut en même que l'hologramme représentant Keren. Une alarme retentit et une lumière rouge pulsée envahit le poste de pilotage ainsi que les coursives.
— Tous les organiques en salle plombée ! Les protections du vaisseau sont en surcharge !
140 millisieverts, en augmentation !
Keren avait pris sa voix la plus rassurante. Ses inflexions impérieuses convainquirent l'équipage d'obtempérer immédiatement. Ils emportèrent Khadrani en hâte. Elle les regardait hébétée.
A l'intérieur du sarcophage, surnom du compartiment plombé du vaisseau, Jarol se précipita pour allumer les écrans.
— Statut, Keren !
Un haut-parleur se mit à grésiller, relayant les réponses de l'intelligence de bord, avec quelques parasites.
— Mise en stase. Je déplace le vaisseau ! dit-elle.
Dans le sarcophage, tous se retrouvèrent englués. L'atmosphère avait pris la consistance d'une mélasse épaisse, protégeant les corps des chocs de l'accélération.
— Statut ! subvocalisa Jarol.
— 35 unités alien en approche, taux de radiation 3 sieverts en augmentation.
— De quelle nature sont-ils ?
— Hypothèse numéro un : énergie pure !
Le vaisseau partit en vrille et se déphasa à nouveau, sortant de l'espace normal dans une longue glissade. L'écho des voix de l'outre-espace atteignirent les esprits qui résonnèrent comme un gong.
— Je vais devoir vous endormir. chuchotta Keren.
Sous l'aiguillon de la peur et de la révolte, Jarol réagit en subvocalisant à nouveau.
— Je veux rester conscient.
Il sentit que les ondes cérébrales de ses compagnons s'étaient apaisées en un bourdonnement à peine audible par son cortex étendu. Il fut rassuré de les savoir protégés des errements du navire en fuite. Depuis les grands fonds montaient les grondements des entités du sub-espace, irritées sans doute d'une intrusion hors des routes prévues. Dans le sillage du Vance, d'autres vaisseaux virevoltaient, tentant de leur couper la route. L'un d'entre eux explosa sous les coups d'une créature sous-jacente, poussant les autres à rompre la poursuite pour émerger. L'espace profond rendait son verdict. Le Vance émergea à son tour à quelques millions de kilomètres seulement d'une géante gazeuse cyclopéenne. Un trio d'engins aliens, suffisamment proches, éjectèrent des billes d'énergie qui furent absorbées par le bouclier du Vance. Jarol, à présent en osmose avec le vaisseau, par le truchement de Keren, hurla de douleur sous une pression mentale intolérable.
Quelque part, dans le vide gazeux de l'astre, un mécanisme inconnu se déclencha. La poursuite fut interrompue, tandis que le vaisseau stoppait sa course.
— Je ne contrôle plus le Vance, Jarol ! La voix de Keren avait perdu de sa superbe et laissait percer une angoisse quasi humaine.
La stase s'interrompit et les portes du sarcophage s'ouvrirent, dégorgeant un équipage hagard. Maury soutenait Khadrani qui semblait avoir retrouvé ses esprits. Le visage de la pilote avait pris la fixité d'un masque mortuaire. Pourtant son regard intense montrait une détermination intacte.
Keren fit une annonce soudaine.
— Quelque chose tente de nous parler. Je sens des ondes cérébrales dans des longueurs inhabituelles. Je ne parviens pas à les interpréter.
Khadrani s'échappa des bras de Maury et, ayant rejoint son poste, redirigea la communication vers son propre cortex. Maury n'osa pas s'interposer, ni lui faire la moindre remarque, L'heure était grave.
— Il s'agit d'une voix télépathique d'une clarté inédite, déclara Khadrani.
Elle se penchait sur le côté dans cette attitude classique qu'elle avait lorsqu'elle se concentrait.
— La télépathie n'existe pas, affirma Keren, piquée au vif.
— Tais-toi Keren, ordonna Jarol, ajoutant à son humiliation.
— Quel est leur message et en quelle langue ? Demanda Jarol.
A son tour, la pilote eut ce petit geste de la main, lui demandant de patienter.
— Il ne s'agit pas de ça. C'est une connexion directe. Nous échangeons des souvenirs, des idées fortes qui nous servent de clefs. Ils s'étonnent de notre intrusion.
— Dit leur que nous avons reçu leur route stellaire et que nous sommes venus les voir. Dis-leur bien qu'ils nous ont piégés alors que nous n'avions aucune intention hostile.
— Ce n'est pas si facile… Ils comprennent ! Ils sont fascinants !
Jarol s'impatientait.
— J'entends bien Khadra, mais comment réagissent-ils ?
— Par l'étonnement. Il ne me croit pas. Ils me sondent afin de connaître la vérité.
Elle se mit à râler de douleur.
Jarol la décrocha et redirigea le flux vers lui-même.
— Vous la faites souffrir ! Nous ne vous voulons aucun mal ! cria-t-il.
Il se prit la tête entre les mains.
— Ça ne fonctionne pas ! Je n'entends rien ! cria-t-il de dépit.
Et pourtant, il se mit à trembler et laissa échapper un gémissement sourd.
— Tu n'es pas pilote ! Tu n'as pas le don ! lui asséna sèchement Khadrani.
Elle reprit la communication.
— Ils s'excusent ! reprit-elle en les regardant tous.
Il fallut encore quelques minutes pour que la situation s'éclaircisse.
— Ils sont avant tout de purs esprits. Ils ont délégué les aspects matériels de leurs existences à leur machines, principalement la recherche d'énergie et de matières premières. Leurs intelligences artificielles ont pris des initiatives qu'ils déplorent.
Un grand soulagement se répandit parmi l'équipage.
— Ils ajoutent qu'ils ne peuvent pas nous laisser repartir, car ils ne souhaitent pas recevoir d'autres visiteurs et craignent la contagion !
Cette fois chacun eut le cœur serré et un concert de protestations vaines s'éleva dans le cockpit.
Jarol attrapa Khadrani par l'épaule et dans son élan lui fit mal.
— Dit-leur exactement ce que je vais te souffler, ordonna-t-il.
A peine eut-il terminé sa phrase qu'il s'effondra au sol, le corps entier agité de spasmes.
— Ils pensent que quelque chose m'a agressé et ils veulent me protéger ! Je ne suis pas en danger ! Mon compagnon ne peut pas vous entendre, mais il est semblable à moi !
Les tremblements cessèrent aussitôt. Jarol se redressa et, un peu chancelant, reprit sa place aux côtés de la pilote.
— Je les entends ! Je les comprends ! Je me sens différent. Que m'ont-ils fait ? s'écria-t-il comme enivré.
Il écouta attentivement le chant des êtres de lumière et annonça bientôt leur verdict d'une voix rassérénée.
— Ils nous libèrent. Ils vont nommer un ambassadeur aux affaires terriennes. Si j'ai bien compris, l'un d'entre eux qui auraient perdu à un genre de courte-paille !
— Mais qu'avez vous bien pu leur dire pour les convaincre ? demanda Keren, que ce résultat, obtenu sans son assistance, étonnait.
— Il leur a montré ce qu'était un mâle humain ! Et qu'on ne se défait pas facilement de ceux de notre espèce, ni de leur violence et encore moins de leur arrogance. traduisit Khadrani dépitée.
— Comment un défaut pareil peut-il engendrer un pareil résultat ? s'étonna Keren.
— L'Art de la guerre ! ricanna Jarol.
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