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M’étant mis en tête qu’une patrouille m’attendait au coin de la rue, je n’allumai mes phares qu’au bout du quatrième pâté de maison. Rien à signaler. Je me détendis un peu. Une fois sorti de la ville cela serait plus simple pensai-je, oubliant qu’une route n’est finalement rien d’autre qu’un long couloir.

Cela m’ennuyait pour le jeune. Je veux dire, il aurait dégainé sa lame en face de Kaitlyn je lui aurait ouvert le bide plutôt deux fois qu’une, mais là… Un accident, un bête accident. Allez donc expliquer ça à un jury. Pour cela il fallait des remords. Au combat on ne s’embarrasse pas de ce genre de chose. Lorsque le type en face de toi te menace avec une arme la seule question qui se pose est : « Est-ce que tu veux vivre ? » On s’était fait accrocher les derniers jours de la guerre en tentant de s’emparer d’un pont. Mon dernier mort de la guerre allait chercher dans les douze ans. Je l’avais eu en face à face à la sortie de la tranchée. Ce n’est pas bien beau de tuer un gamin mais allez donc dire ça à l’équipage du Sherman qu’ils avaient fait griller sur place. Le gosse n’était pas mort sur le coup. Les blessures au poumon c’est du sale boulot. Il en avait encore pour de longues minutes à faire des bulles entre ses côtes en appelant sa mère avant de s’étouffer dans son propre sang. J’avais profité d’un moment où les autres étaient parti sécuriser le périmètre pour lui donner le coup de grâce. Cela avait été comme briser le cou d’un poulet. Si je n’avais pas eu de remords pour lui pourquoi en aurais-je ce soir ?

Il ne fallut pas longtemps avant que l’ennui de la route finisse de diluer complètement l’adrénaline présente dans mes veines. Une certitude se dessinait peu à peu dans mon esprit : si je ne trouvais pas de quoi me reposer j’avais de grandes chances de finir au fossé. La question était où ? Dans ma situation il était trop risqué de vouloir tenter une sieste en bord de route et avec le soleil qui commençait à poindre il ne fallait pas compter pouvoir réserver une chambre d’hôtel avant plusieurs heures. Tout dépendait du type d’hôtel me dis-je. Puisant dans mes souvenirs des cours d’économie je me décidais à localiser la demande pour tomber sur l’offre. En terme de demande dans ce genre de cas il n’y a rien de mieux que les villes de garnison.

Un détour de cinquante bornes plus tard, je me retrouvai dans une rue où l’on avait planté plus de dames que de lampadaires. La plupart étaient cependant en fin de journée, à en juger par la façon dont je me fis recevoir lors de mes premières approches. Il fallait croire que je faisais peine à voir après tous ces refus car la dernière qui m’envoya sur les roses m’aiguilla vers une grande blonde qui s’apprêtait à disparaître au coin de la rue. La fille tenait son paquet de cigarettes coincé dans son décolleté, sa manière à elle sans doute de briser la glace avec le chaland en lui demandant du feu. Je fus privé de numéro cependant et la fille m’entraîna directement vers un hôtel se donnant des airs convenables et dans lequel on ne devait même pas trouver plus de deux rats. Le personnel également finissait sa journée et le type à l’accueil se décrocha la mâchoire en me passant la clé. Ses yeux en revanche étaient encore bien alertes lorsqu’il s’agit de compter les billets. Le garçon d’ascenseur – et oui il y en avait un – ayant fini son service, le réceptionniste siffla le préposé à l’entretien pour qu’il nous fasse monter. Le jeune devait avoir tout juste quatorze ans et ne lâcha pas le décolleté de la fille durant toute l’ascension. Cela sembla beaucoup amuser celle-ci qui, en guise de pourboire, tira une de ses cigarettes pour la donner à l’adolescent, si rouge qu’il sembla sur le point d’exploser. Ça et le clin d’œil qu’elle lui lança en sortant, je faisais petit joueur avec ma pièce. Je n’avais pas fermé la porte que la fille était déjà en tenue de combat. Les attaches de son porte-jarretelle brillaient comme des médailles : certain que ça donnait plus envie qu’une Purple Heart. Cela dit j’étais vanné et dans mon état le moelleux du matelas était plus à mon goût que la fermeté de sa poitrine. Je la congédiai donc en ajoutant un billet au tarif pour le dérangement. La seconde d’après je m’étalai sur le lit sans même avoir retiré mes chaussures.

*

Le réveil fut brutal. Il furent trois à me tomber dessus, me tordant méchamment le bras au cas où j’aurais été tenté d’opposer une quelconque résistance.

— Tiens toi tranquille ! m’ordonna celui au plus proche de ma tête et dont l’haleine empestait le tabac à chiquer.

— Pas de souci, lui répondis-je, je ne colle jamais de baffes avant un bon café.

Eux par contre avaient déjà pris le leur : ces types n’ont jamais d’humour.

Cela avait été ma chance, j’étais tombé sur une susceptible. À peine dehors elle était allée tout débiner à la police. À croire en tout cas que je n’avais pas roulé si loin que ça car les flics connaissaient déjà mon histoire, aussi me demandais-je bien pourquoi ils me gardaient en salle d’interrogatoire plutôt que de me mettre au frais. Au bout de deux heures l’inspecteur refit son apparition, suivi par un autre type en civil. J’avais servi suffisamment pour savoir que ce dernier n’était certainement pas un flic : les militaires de carrière ont cette faculté étrange de ne pas pouvoir revêtir autre chose que leur uniforme sans être ridicule. L’inspecteur resta dans le coin, laissant le champ libre au gradé. Celui-ci me jaugea longuement avant de faire signe au premier. Dans un soupir celui-ci renvoya le signal à l’agent resté à côté de la porte. Un instant plus tard j’avais les mains libres et les flics avaient débarrassé le plancher.

— Fils, je n’irai pas par quatre chemin : tu t’es fourré dans un sacré pétrin.

Il marchait de long en large, les mains dans le dos avant de s’immobiliser face au miroir sans tain.

— Bien entendu, après tes exploits de la nuit dernière, nos amis de la police voulaient t’envoyer directement chez le juge. Et en temps normal je ne pourrais pas le leur reprocher, précisa-t-il en passant sa tête par dessus l’épaule.

Cette phrase m’apportait deux précisions : premièrement mon interlocuteur ne venait pas ici en ami, deuxièmement il y avait un « mais ».

— La police a pris l’habitude de m’appeler dès qu’un soldat dérape dans le coin.

Il avait repris ses va-et-vient.

— Nous travaillons en bonne entente : le scandale n’apporte jamais rien de bon pour personne.

Je repensai à l’uniforme laissé dans ma voiture : voilà sans doute comment ils avaient fait le lien.

— Certes tu ne fais pas parti du régiment basé ici, mais tu restes un soldat.

Son regard bifurqua méchamment vers moi :

— Démobilisé ou non, précisa-t-il.

Mince, les nouveaux modèles lisaient dans les pensées maintenant.

— J’ai pu parcourir rapidement tes états de service avant de venir ici. Avec la période qui s’annonce nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de manquer d’hommes. Je parle de vrais soldats.

Il s’arrêta, le regard fixé vers la porte.

— Crois moi, je sais les reconnaître lorsque j’en vois un.

Il pivota d’un quart de tour pour me faire face et s’assit, tirant de sa poche un paquet de cigarettes qu’il envoya en ma direction.

— Le briquet est à l’intérieur, précisa-il.

J’avais la bouche suffisamment pâteuse pour ne pas avoir envie de fumer mais je savais que cette offre était du genre qui ne se refusait pas.

— Cette affaire… fit-il légèrement pensif. Bien entendu ce n’est pas simple… Mais après tout tu étais dans ton droit, tu t’es fais attaquer non ?

Le ton de sa voix laissait comprendre que cela ne faisait aucune importance que cela soit le cas ou non.

— J’ai peut-être un solution pour toi, fit-il en joignant les mains. Tu as déjà entendu parler de la Corée ? Il se prépare de sales choses là-bas.

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