Chapitre I - L’ABSENCE - partie 1 : Le village et la mer

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Le matin glissait sur le village comme une main tiède sur une joue. Les façades, orange pâle et rose passé, ouvraient leurs persiennes peintes. Du linge claquait au-dessus des ruelles étroites, des carrugi où montait l’odeur mêlée du café, du basilic écrasé et du sel. Au port, les bateaux de bois bleus, verts, rayés comme des bonbons cognaient doucement l’un contre l’autre. La mer, à cette heure, respirait bas. Elle chuchotait, et parfois riait sur les galets.

C’était 1989. On ne le lisait pas sur un calendrier, mais dans la pente des bicyclettes, les balles de caoutchouc qui rebondissaient sur la place, les cassettes entremêlées qui dépassaient d’un sac d’école. Les choses avaient l’air simples, et pourtant tout était compliqué.

Dans la petite cuisine au deuxième étage, la mère chantonnait sans y penser, une chanson qu’elle n’achevait jamais. Elle avait attaché ses cheveux avec un ruban noir. Sur la table, le pain, l’huile, le sucre en poudre, deux bols à fleurs, et une assiette de tomates comme des cœurs ouverts. Près de l’évier, un homme coupait des tranches fines et se brûlait parfois les doigts, puis soufflait dessus en riant de lui-même. Il était gentil, ça se voyait. Il essayait trop.

— Ça manque de sel, dit-il, en avançant la salière.

— Ça manque de père, répondit Valentina sans lever les yeux.

La phrase tomba dans la pièce comme une assiette. La mère ne bougea pas, la main suspendue au-dessus du bol de Gabriele. L’homme s’immobilisa, la salière entre deux doigts. Puis il hocha la tête, doucement, comme si la remarque lui appartenait aussi. Il reposa la salière.

— Mange, ma chérie, dit la mère.

Valentina planta sa fourchette dans une miette de pain. Elle avait douze ans, et dans ses épaules fragiles on sentait un barrage. Son visage était beau, déjà, avec quelque chose de trop vif dans le regard, ce feu qui prend aux bords quand le bois est encore vert. Elle se tenait droite, comme prête à partir sans prévenir. À côté d’elle, Gabriele, huit ans, triturait le bord de sa serviette. Il avait la délicatesse de ceux qui surveillent le monde, un courage silencieux. Le mot « père » lui passait sur la peau comme un vent froid. Il ne disait rien. Il serrait les dents pour que le bol ne tremble pas.

— On pourrait aller au port après l’école, proposa l’homme avec une prudence de chat. Il a réparé l’hélice, Luigi. Il m’a dit qu’on pouvait voir comment ça marche.

Gabriele leva les yeux, par réflexe. Le port. Les hélices. Les mots faisaient un bruit d’eau claire dans sa tête.

— Peut-être, dit la mère. On verra.

Dans le couloir, une veste d’homme pendait encore, vieille, l’odeur de mer incrustée dans la doublure. On l’avait laissée là comme on laisse une lampe éteinte : on sait qu’on ne l’allumera plus, mais on n’ose pas l’enlever. Parfois, Valentina la frôlait du coude avec une obstination muette, comme si elle voulait l’arracher du mur sans se l’avouer. Parfois, Gabriele s’y blottissait en cachette et respirait longuement, comme on boit.

Le petit balcon donnait sur un filet de mer entre deux maisons. On entendait les cloches du matin, une mobylette, une voisine qui disputait son romarin à une chèvre échappée. La ville entière semblait faire sa toilette de lumière.

— Tu vas être en retard, dit la mère à Valentina.

— Ce n’est pas moi qui ai voulu changer d’horaires, répondit la fillette, et son regard glissa, brièvement, vers l’homme.

La mère posa sa main sur la table. C’était une main fine, brune, avec des petites cicatrices blanches, comme des souvenirs minuscules.

— On ne se parle pas comme ça ici, dit-elle calmement.

Le calme, chez elle, était une couture. Ça tenait tout juste. Gabriele le sentait. Il savait reconnaître les coutures. Il mangea plus vite, pour faire un bruit rassurant, le bruit des choses qui continuent.

Ils descendirent l’escalier étroit, les marches usées au milieu par des semelles anciennes. Au rez-de-chaussée, la vieille voisine, un chignon comme un nid de moineaux, tirait une chaise dehors.

— Vous avez des yeux de nuit, vous deux, dit-elle sans saluer. Regardez bien le ciel ce soir. Il vous rendra quelque chose.

Valentina haussa les épaules, mais Gabriele remonta une marche pour sourire à la vieille. Elle lui pinça la joue avec tendresse, comme on vérifie que l’on rêve ou non.

La rue s’ouvrait sur la place, et la place sur le port. La mer avait changé de couleur, plus franche à présent, bleue presque insolente. Les pêcheurs pliaient leurs filets. Le diesel lâchait dans l’air une fatigue grasse et familière. Sur un banc, trois hommes jouaient aux cartes. Les cartes sentaient le tabac froid, la mer et les doigts.

— On passe par les escaliers des capucins, proposa Gabriele.

— Non, dit Valentina. On passe par la boulangerie. Il y a la vitrine du téléviseur. Ils vont encore parler de choses importantes. Elle eut un sourire sans joie. Des choses qui ne nous concernent pas.

Ils prirent la boulangerie. Dans la vitrine, un poste gris diffusait une image qui oscillait légèrement. Un présentateur parlait vite d’un monde qu’on voyait à peine. Gabriele, lui, regardait le reflet de la mer dans la vitre, tout au fond, derrière les pains dorés. La mer n’écoutait personne. Elle posait une syllabe, puis l’effaçait, éternellement.

Devant l’école, les voix des enfants montaient par vagues. Giuliana, avec ses nattes serrées et son sérieux d’adulte, fit un signe de la main à Valentina, qui répondit d’un menton presque imperceptible. Giuseppe, tacheté de soleil, tapa dans le dos de Gabriele trop fort, comme toujours, puis lui glissa une bille de verre bleu, minuscule mer intime.

— Pour quand tu t’ennuies, dit-il. Tu regardes dedans.

La cloche sonna. La classe avala les enfants, et la rue, d’un coup, parut trop grande. La mère et l’homme restèrent un instant au pied des marches. Elle serra sa veste contre elle. Lui chercha ses mots comme on cherche une pièce de monnaie dans une poche trop profonde.

— Ce soir, dit-il finalement, on pourrait… il hésita on pourrait faire des pâtes maison. Je sais faire, je te jure.

— D’accord, dit la mère. Elle sourit. Mais sans refaire le monde promis ?

Ils rirent, avec cet effort de rire qu’on a quand on sait que quelqu’un écoute de loin ce qu’on se dit. Puis ils s’éloignèrent, chacun avec son silence.

En classe, Valentina fixait la fenêtre. Le maître parlait de courants marins, d’anémomètres, de saisons. Les mots passaient près d’elle sans entrer. Elle pensait à la veste dans le couloir, à l’homme dans la cuisine, à ce geste maladroit quand il avait posé la salière. Elle sentit une colère douce, presque tendre, comme un chat qui refuse de s’asseoir sur des genoux inconnus. Elle se dit qu’elle n’avait pas envie d’être gentille. Pas aujourd’hui.

Gabriele, lui, dessinait dans la marge de son cahier des bateaux minuscules. On les voyait à peine, à cause des lignes bleues. Ils avaient toujours le même profil : un bois clair, une proue qui sourit, un gouvernail rond. Il ne dessinait jamais de visage aux hommes à bord. Il se disait que c’était mieux comme ça : les hommes sans visage ne vous quittent pas. Ils restent. Ils sont la mer elle-même.

À midi, la lumière renversa le village. Le soleil entra par les portes, s’allongea sous les tables des trattorias, lécha les murs. Au port, quelqu’un répara une voile en sifflant. Une mouette, immobile sur un poteau, avait l’air d’une phrase tenue en équilibre entre deux virgules. La journée semblait solide, mais si on frappait dessus avec l’ongle, elle sonnait creux. Entre les bruits, il y avait des vides.

Le soir, la maison reprit sa respiration lente. On entendit des pas d’enfants, un peu plus lourds, un peu plus traînants. L’homme avait vraiment fait des pâtes, et la farine couvrait la table comme la première neige d’une vie qui n’en connaissait pas encore. La mère se moqua de lui doucement, puis l’embrassa sur la joue, comme on promet sans le dire de continuer demain.

— Alors, le port ? demanda-t-il.

— On verra, dit Valentina, qui ne voulait pas voir. Elle fit tourner sa fourchette dans son assiette. De toute façon, il fait déjà nuit dans ma tête.

Gabriele ne dit rien. Il avait la bille de Giuseppe dans sa poche. Il la serra jusqu’à sentir un petit froid rassurant. Au loin, on entendit le roulis contre les digues, même fenêtres closes. La mer s’invitait partout où elle voulait.

Après le repas, la mère débarrassa. L’homme essuya la table avec une application d’enfant. Valentina rangea son cahier sans regarder personne. Gabriele sortit sur le balcon un instant. La nuit avait pris la mer dans ses bras. Il crut, très loin, distinguer un point qui bougeait dans l’obscurité, puis se dit que c’était le clignement d’un phare. Ou d’un rêve.

Sous lui, un chat remonta la ruelle, les pattes posées comme des notes sur une portée. Noir, luisant, il s’arrêta, leva la tête, et fixa le balcon. Gabriele retint sa respiration. Le chat ne miaula pas. Il cligna une seule fois, lentement, comme quelqu’un qui sait. Puis il disparut entre deux murs.

Gabriele resta un moment à écouter. Il n’entendait pas de mots. Il entendait la mer. Elle disait toujours la même chose, autrement. Et il lui sembla, sans savoir pourquoi, que cette nuit-là commençait quelque chose qui ne finirait pas vraiment.

Il rentra. La veste dans le couloir ne bougea pas. La maison se replia sur ses petites habitudes, avec cette douceur un peu raide des maisons qui protègent et inquiètent en même temps. Dans la chambre, Valentina s’allongea de côté, face au mur, et Gabriele sur le dos, les mains croisées sur le ventre, comme un vieux qui réfléchit. Ils ne se parlèrent pas. La mer s’en chargea pour eux.

Et le village, en bas, respira une dernière fois avant de s’endormir. La nuit posa ses doigts sur les toits, sur les filets, sur les chaises vides. Au port, les bateaux se balancèrent lentement, comme s’ils berçaient un secret.

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