7. L'impasse des Grands Pins

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Quand Madame SKy n'est pas au tribunal, elle est le plus souvent dans sa maison sise au fond de l'impasse des Grands Pins. Chez elle, on vient, le plus discrètement du monde, se faire soigner, tantôt une épaule, tantôt une hanche, un genou, une digestion capricieuse, des nuits un peu trop blanches ou toute autre alerte de nos corps en souffrance.

Ce secret, pourtant bien gardé au commencement, était devenu de polichinelle au fur et à mesure des petits miracles obtenus par celle que l'on avait volontiers traitée de folle à son arrivée. Qu'était-elle venue fabriquer dans cette vieille bicoque, en ruine depuis des lustres, et dont elle avait hérité de sa grand-tante Armande ? Il aurait fallu tout détruire et vendre le terrain ; faire table rase du passé et de cette verrue en bordure de forêt.

Armande, devenue veuve très jeune dans des conditions pour le moins suspectes, n'avait jamais refait sa vie. Sans enfant, elle était demeurée seule dans cette impasse en dehors de la ville, malgré quelques bons partis qui s'étaient pressés au portillon et qu'elle avait rembarrés aussi sec. Après sa mort, les discussions étaient allées bon train sur qui voudrait s'encombrer de cette parcelle loin de tout, quand soudain, Caroline SKy avait débarqué. Elle était aussi belle que sa grand-tante et elle lui ressemblait d'ailleurs beaucoup. Elle avait ce même air déterminé ; elle savait ce qu'elle voulait et rien ne pouvait la faire changer d'avis. On avait essayé de la dissuader d'investir les lieux et, en digne héritière des gènes de son aïeule, elle les avait écoutés avec autant de politesse que d'indifférence et n'en avait fait qu'à sa tête.

Sous des dehors nonchalants, Caroline SKy s'était révélée être une sacrée débrouillarde. Elle avait retapé la baraque et redonné vie au jardin. Certes, il régnait entre les plantes un chaos monumental, mais les fruits, les légumes et les herbes aromatiques ne semblaient pas s'en porter plus mal. Les papillons virevoltaient et la vie foisonnait plus que jamais sur ce petit lopin de terre. La verrue s'était transformée en friandise colorée et parfumée auprès de laquelle il faisait bon se promener. On avait même commencé à s'y arrêter pour dire bonjour à la nouvelle maîtresse des lieux dont les sirops préparés avec l'eau du puits et les herbes du jardin avaient le don de raviver les sourires des lèvres invitées à s'y tremper.

Au fil du temps et des visites improvisées, des liens s'étaient tissés et Caroline s'était mise à soulager les maux de ceux qui n'avaient plus personne vers qui se tourner. Cela s'était fait spontanément ; à force de les écouter, les gens s'étaient confiés. Caroline avait ensuite dépoussiéré les carnets de recettes de sa grand-tante soupçonnée d'être un peu sorcière sur les bords. Nul ne saurait jamais si la vieille avait vraiment empoisonné son mari à petit feu en son temps, mais force était de constater qu'elle avait consigné dans ses calepins de précieux secrets de grand-mères permettant de faire face aux maux les plus divers. Caroline avait adapté les ingrédients au gré des saisons et des disponibilités, inventant certains mélanges de toutes pièces pour faire face à des demandes inédites. Ce détail, elle ne l'avait divulgué à personne, préférant surfer sur la réputation de grimoires précieux dont les cahiers de son ancêtre avaient été gratifiés suite à ses premiers succès.

Les premiers temps, seuls quelques "allumés" se partageaient le tuyau. La science avait en effet relégué les remèdes de grand-mère au rang de charlatanisme et leurs clients se voyaient traités de naïfs, de nigauds, voire de pigeons. Quant aux guérisseurs et autres marabouts, ils préféraient rester discrets et ne pas attirer sur eux des regards pleins de méfiance et de jugement. Ils agissaient ainsi sous le manteau et si l'on certifiait qu'ils ne pouvaient faire de bien à personne, on admettait aussi qu'ils ne pouvaient probablement leur faire aucun mal avec des infusions de mélisse ou de menthe du jardin.

Les premiers "cobayes" de Mme SKy avaient d'autant plus fait profil bas que certains étaient soupçonnés d'inventer leurs propres maladies. Si la médecine ne pouvait rien pour eux, c'était bien la preuve qu'ils n'avaient rien à soigner. Dans ces conditions, autant ne pas ébruiter le fait de boire des décoctions de plantes ou de se faire masser les épaules par cette marginale venue s'enterrer en lisière de forêt. Les premiers résultats ne s'étaient néanmoins pas fait attendre et l'adresse avait commencé à circuler dans la plus grande discrétion. Celles qui étaient venues pour des cystites à répétitions n'avaient pas crié leur renaissance sur les toits, mais leur disparition des cabinets médicaux et des pharmacies en avait dit long sur le succès des herbettes.

Caroline avait un sens de l'écoute hors pair et, en réalité, ce petit moment où les malades venaient exprimer leur mal-être valait le détour à lui tout seul. Loin des regards, des jugements, de la pression, les langues se déliaient et on s'autorisait à dire tout haut ce que l'on gardait aux tréfonds de soi. Le temps s'arrêtait et, dans ce jardin, on se sentait enfin libre d'être soi-même. En repartant, les visiteurs avaient au minimum l'impression de s'être délestés d'un poids. Ceux qui ne guérissaient pas s'étaient sentis écoutés et les douleurs qui ne disparaissaient pas semblaient de moins en moins pénibles au fil des passages chez Mme SKy.

Il est possible que la discussion au milieu de cette nature luxuriante générait à elle seule les bienfaits observés. L'effet placebo se déploierait-il sans l'intervention de quelconques pouvoirs surnaturels ou botaniques dans ce havre de paix ? Cette hypothèse, largement plausible, ne modifiait en rien le résultat : en sortant de chez Mme SKy, les gens se sentaient mieux. Ce succès justifiait à lui seul, aux yeux de ses adeptes, un petit détour par l'impasse des Grands Pins.

En plus, Caroline SKy ne facturait rien de plus que ce que ses visiteurs voulaient bien lui payer. Les gens étaient invités à laisser un petit quelque chose dans une grosse tirelire devant la maison. Certains passaient des mois après leur guérison pour remettre leur obole. D'autres oubliaient même qu'ils avaient été malades. Caroline a assez pour vivre et ne se soucie guère de savoir qui donne combien. Chacun règle ses comptes avec le ciel et si un jour elle devait avoir faim, ce serait un signe qu'elle aussi avait une dette à rembourser. Elle était en paix avec cette idée et n'avait, jusqu'à présent, jamais manqué de rien.

Un jour, une femme a surgi de nulle part avec une poule sous le bras gauche et une douzaine d'oeufs dans un panier. Marianne Dumont ne voulait pas que l'on sache qu'elle venait consulter Mme SKy. Malade, elle ? Jamais de la vie ! Non, elle avait juste un petit souci à régler, trois fois rien, une broutille. Elle ne savait pas à qui se confier, alors elle avait inventé un prétexte pour passer voir cette dame qui avait la réputation de réaliser des miracles avec de simples infusions de sauge et de thym. En une tisane elle serait remise en état et personne ne saurait jamais rien de sa petite baisse de régime.

Cette femme, au caractère fort, ne voulait pas embêter ses amies avec ce qu'elle considérait être une minuscule défectuosité, un manquement à réparer, une petite erreur de trajectoire à rectifier. De toute façon, elle les connaissait bien : elles lui rétorqueraient qu'elle n'avait pas de quoi se plaindre et qu'on ne pouvait pas tout avoir de toute façon. De là où elle était, elle entendait déjà Jeannette lui asséner que "C'est la vie !" et Violette prétendre que ce genre de problèmes lui était totalement inconnu, et que, "Dieu soit loué", pour elle tout allait bien de ce côté-là. Quant à Justine, elle dirait "Bah oui. Il faut ce qu'il faut ! C'est notre lot. Que veux-tu ? " et Marianne ne serait pas plus avancée.

Ne pouvant en aucun cas en discuter avec son mari, elle avait imaginé un prétexte pour venir voir Mme SKy. En philanthrope, elle venait offrir des oeufs et une poule à cette courageuse solitaire échouée en marge de la société. Des mois plus tard, Marianne deviendrait la première personne que Caroline emmènerait se baigner sous la cascade dissimulée au fin fond de la forêt derrière chez elle.

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