Lever de rideau

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Le grand jour était arrivé. Sa robe aussi.

Une boîte satinée, savamment enrubannée, gisait, béante, sur le lit, et Flavia se tournait et retournait devant la psyché, perplexe.

Jamais elle n’aurait dû laisser à Wetterwald le soin de la choisir, mais d’un autre côté elle n’avait pas vraiment le choix. Débourser un tel montant lui était tout bonnement impossible.

Le bustier rose poudré soulignait trop sa poitrine menue, jugeait-elle. Le plastron montait à la verticale, rigide, empesé, et écrasait ses petits seins, tout en la gonflant artificiellement.

Ce sévère corset était quelque peu adouci par un drapé de mousseline très moulant, qui heureusement s’évasait sur ses minces chances, et retombait en larges plis jusqu’au sol, dissimulant les escarpins en strass assorti à la pochette minimaliste qui devrait suffire à contenir ses effets.

Cela faisait tout de même beaucoup trop de rose à son goût, même si le ton était discret, presque de la couleur de sa peau.

En temps normal, elle se trouvait fade, mais là, c’était le comble, seule sa chevelure blond foncé apportait une touche qui dénotait. Il y avait des limites à la mode du nude.

Un emballage doré attira son attention, dans les plis du papier de soie qui enveloppait jadis la robe.

Une autre boîte, plus petite, fut vite ouverte. Elle contenait une parure composée de dormeuses en brillants et d’une manchette pareille.

Le tout était complété par un collier Lariat qui intrigua la jeune fille. La froide chaîne de platine s’enroula autour de son cou avant de passer dans l’anneau qui ornait l’une de ses extrémités comme un nœud coulant.

Cela ressemblait de manière troublante à un collier de soumission, dans un autre genre que le collier de chienne que le Boss entendait lui faire porter en permanence.

En agrafant les bijoux, Flavia chassa cette idée, le Boss pouvait bien aller au diable avec ses exigences. Mais si elle le rencontrait ? C’était d’ailleurs le but de la soirée. Pourtant, elle ne pouvait décemment pas porter ce genre d’accessoire pour chien à une telle soirée ! Il ne devait pas sérieusement s’attendre à ce qu’elle se plie à une contrainte aussi absurde. C’était une mise en scène, rien d’autre.

Un autre problème se posait : quelle coiffure adopter avec une tenue si somptueuse ?

Question dérisoire : elle ne possédait aucune compétence pour arranger ses cheveux avec élégance.

Elle se contenta donc de lisser ses longs cheveux, et de laisser flotter librement sur ses épaules.

Un coup de liner sur ses yeux, le pinceau apposa un voile de blush saumon sur les pommettes et les lèvres, et elle enfila le long manteau à revers de zibeline que le secrétaire d’ambassade avait choisi pour elle. Décidément, il avait dépensé sans compter, il lui ferait certainement payer en retour tout ce faste.

Elle se mordit les lèvres, elle n’avait pas le temps de penser à l’après, il fallait se concentrer sur sa mission.

Comme pour l’y rappeler, deux coups retentirent sourdement à la porte.

Flavia jeta un dernier coup d’œil à son miroir pour vérifier son allure. Évidemment, quelques détails auraient pu être améliorés, mais pour ce soir, ça passerait, à condition de ne pas être trop regardant.

Elle s’attarda une seconde, fronçant les sourcils. Bien sûr qu’elle serait scrutée sous toutes les coutures, il fallait s’attendre à côtoyer les plus belles femmes, certainement les plus apprêtées aussi.

Secouant la tête, elle s’arracha à cette pensée. Elle était mièvre, elle passerait inaperçue. Peu importait au fond, il fallait garder la tête froide.

Se précipitant pour ouvrir la porte, elle demeura saisie par ce qu’elle découvrit.

Marco se tenait là, sanglé dans un sobre costume, noir comme l’aile d’un corbeau, mais parfaitement ajusté.

Il avait coupé ras ses cheveux bouclés et arborait une barbe de trois jours. Sa beauté ténébreuse, sauvage, lui coupa le souffle.

Ses yeux lançaient des éclats d’onyx qui ressortaient même sur sa peau mate.

— Tu t’es arrangé pour qu’on ne te reconnaisse pas ? laissa-t-elle échapper, surprise par ces changements. Un frisson d’appréhension la prit.

Est-ce que ça suffira ? ajouta-t-elle, perplexe.

Le tueur soupira, d’un air méprisant.

— Tous ceux qui m’ont vu en action ne seront plus là pour me démasquer. Je te l’ai déjà dit, il me semble. Allez, on y va, ton cavalier t’attend en bas, l’invita-t-il, en accentuant encore le sarcasme.

Flavia se mordit les lèvres alors que son comparse lui tournait le dos pour s’engager dans les escaliers.

Elle lui emboîta le pas, mal assurée sur ses talons aiguille.

Si elle trébuchait, elle s’effondrerait sur lui, elle s’agrippa donc à la main courante pour s’éviter cette humiliation. Il la dédaignait déjà bien assez.

Arrivés en bas, alors qu’elle s’apprêtait à franchir le seuil de l’immeuble, l’homme la retint par le bras.

— Ne fais pas de bourde, ne tente rien d’insensé. Ce soir, on fait profil bas, on observe. Écoute surtout, tu as déjà entendu la voix du Boss. Hormis son visage, tu devrais être capable de le reconnaître si tu le croises. Passe entre les groupes, sans te faire remarquer, d’autant qu’il te connaît aussi. Rien de plus.

Ses doigts s’ancrèrent dans la chair tendre.

C’est compris ? insista-t-il, d’un ton impérieux.

La jeune étudiante leva les yeux vers les siens, blessée par la dureté de la voix, et par les sous-entendus tapis dans la recommandation. C’était une considération pragmatique pourtant, mais il la traitait toujours comme une écervelée, son opinion sur elle n’avait pas changé d’un iota.

Elle opina d’un léger coup de menton, se gourmandant de laisser transparaître sa faiblesse et pour passer à autre chose, elle s’engouffra dans le froid de la rue

Une limousine attendait quelques mètres plus loin. La portière ouverte dévoilait un Wetterwald sur son trente-et-un dans un smoking aussi luisant que la gomina qui plaquait impeccablement sa chevelure blonde.

Il en faisait trop, décidément, il était complètement entré dans son petit jeu. Elle avait bien fait de titiller son amour-propre. Ou alors… Avait-elle une telle emprise sur lui, qu’il ne reculait devant aucune extravagance pour la satisfaire ?

Cependant, ils risquaient de frôler le ridicule, un tel faste était exagéré pour un secrétaire d’ambassade, il convenait davantage aux stars qui étaient attendues à la réception.

Enfin, le vin était tiré, il fallait le boire jusqu’à la lie. De toute manière, c’était le seul moyen de justifier la présence d’un garde du corps… de Marco…

Une main se tendit vers elle, elle la saisit en tâchant de le saluer le plus gracieusement possible, une pointe d’ironie au coin des lèvres.

— Je vous remercie de toutes ces attentions, c’est bien digne de vous, le flatta-t-elle avec hauteur. Il fallait maintenir son ascendant sur le secrétaire d’ambassade en ne lui concédant pas un pouce de terrain. Ne pas se montrer inférieure, même lorsqu’elle lui devait tout.

— Ce n’est rien, répartit-il avec une nonchalance feinte.

Elle avait toujours le dessus, constata-t-elle sans triomphalisme. Mentir lui était devenu aisé, et elle avait appris à percer à jour ses adversaires. Un cadeau bien chèrement gagné, au prix du sacrifice de son innocence, pensait-elle amèrement en pénétrant dans la luxueuse berline.

— Vous montez à l’arrière avec nous ?

La voix agacée de Wetterwald la rappela à elle, alors que Marco prenait place face à eux sur la confortable banquette de cuir crème.

— Comment suis-je supposé vous protéger si je ne vous accompagne pas au plus près ? rétorqua Marco avec un aplomb qui aurait pu passer pour de l’insolence, estima la jeune fille.

En retour, le Suisse se contenta de tourner la tête vers l’extérieur, mais on devinait sans peine qu’il était extrêmement irrité de la présence du mafioso, au léger frémissement qui l’agita.

Flavia planta son regard dans celui de son complice, écarquillant les paupières pour lui signifier qu’il allait trop loin, mais ce dernier le lui rendit d’un air tranquille, se rejetant en arrière sur le siège. La tête renversée en arrière, les jambes écartées, sa posture semblait lancer un défi silencieux.

La jeune fille fronça les sourcils, mais l’homme l’ignora, reportant également son attention sur les passants qui longeaient le véhicule alors qu’il démarrait.

De son côté, le diplomate semblait pétrifié, il était l’image même de la colère froide. Nul doute, qu’il aurait préféré être seul avec elle pour tenter d’obtenir sa contrepartie sans attendre.

La soirée commençait bien, pensa Flavia, prise entre deux feux. Cette confrontation la rendait mal à l’aise, mais au fond, était-ce parce que Marco était spectateur de sa relation malsaine avec un autre homme, ou parce que l’attitude du camorriste mettait en danger tout ce que Flavia avait échafaudé ?

Sa clairvoyance s’arrêtait là, elle n’aurait su départager les deux possibilités.

Les minutes s’étiraient dans cette atmosphère pesante, si bien que ce trajet très court lui parut un interminable supplice.

Face à la jeune fille, Marco affectait un air sérieux et concentré, les sourcils légèrement froncés, ses pupilles mobiles balayant les rues bondées à cette heure tandis que celles de sa complice le scrutaient.

Surtout, le tissu blanc tendu sur les muscles du torse mettait en valeur en pleins et en déliés la robustesse de la carrure du tueur, rehaussant la sauvagerie de sa carnation de bronze.

L’assurance tranquille qu’il dégageait la captivait tout autant, il la rassurait et ce sentiment étrange ranima l’envie irrésistible d’être possédée par lui, d’être dominée par lui, de n’être que sa chose…

Fascinée par son vis-à-vis, les regards de biais de Dieter Wetterwald lui échappèrent totalement. Heureusement pour elle, il s’était focalisé sur la ligne des jambes dénudée par le voile fendu de la jupe, il ne surprit donc pas l’attention soutenue qu’elle vouait à son garde du corps.

Par contre, Marco lui adressa une œillade furieuse. Elle les ferait démasquer tous deux, si elle continuait à le fixer ainsi.

Mais même sa fureur le rendait encore plus attirant, si c’était possible, constata la jeune femme avant de détourner le regard, le rouge aux joues. Quel était donc son problème ? se demanda-t-elle, dépitée. Avait-elle besoin de se sentir méprisée ou rabaissée pour tomber amoureuse ?

Heureusement, le véhicule s’arrêta presque aussitôt et la portière s’ouvrit sur la statue équestre de Vittorio Emmanuele qui semblait défendre l’Altare della Patria.

Marco s’empressa de les précéder à l’extérieur, faisant mine de vérifier qu’aucun danger ne menaçait le diplomate. Prenant son rôle très au sérieux, il leur ouvrit le passage jusqu’à l’immense tapis rouge qui tranchait le marbre blanc comme un fleuve de sang sur une gorge d’albâtre.

Flavia fut accueillie par une salve de flashs qui l’empêcha de discerner quoi que ce soit dans un premier temps. Son compagnon enroula son bras autour de sa taille pour l’inviter à avancer, d’un geste presque affectueux qui ne manqua pas de l’étonner. Il surjouait, décidément, enfin, le soutien qu’il lui offrait lui serait certainement d’une grande aide pour gravir les volées innombrables de marches qui menaient à la grande esplanade. Celle-ci brillait de mille feux, mise en valeur par des jeux de lumière qui soulignaient les bas-reliefs ciselés dans la pierre opaline.

Devant les cavaliers antiques, la sublime chanteuse Elettra prenait complaisamment des poses devant une horde de journalistes.

"Souris, c’est notre tour" lui souffla Wetterwald avant de la tirer sous l’objectif des dizaines de photographes. En un instant, elle fut plaquée contre le col de smoking de son cavalier. Il était temps de tenir son rôle. Elle avait tout fait pour en arriver là, il lui fallait jouer à la diva. Dans un geste élégant, elle écarta les bords de son manteau pour faire apparaître son fourreau, lissa d’une main le rabat du costume du secrétaire d’ambassade, en renversant la tête pour rejeter en arrière sa longue chevelure.

Ce faisant, elle enveloppa d’un regard enjôleur son sésame pour la soirée et rencontra le regard médusé de celui-ci, stupéfait de la métamorphose instantanée de l’étudiante effacée en femme fatale. " Fermez la bouche, très cher. J’ai très hâte de découvrir ce monde où tout est luxe et volupté" lui susurra-t-elle à l’oreille en l’entraînant, enlaçant ses doigts dans les siens.

Joignant le geste à la parole, elle s’engagea avec assurance sur l’allée qui menait à l’intérieur, chaloupant légèrement des hanches, et se délivra avec soulagement de l’épais drapé de laine, devant un comptoir dédié. Le contact soyeux des mèches ondulées se répandant sur ses épaules lui tira un délicieux frisson. Elle se tourna pour tendre le chaud vêtement à l’hôtesse et croisa le regard de Marco posé sur elle. L’éclat d’obsidienne de ses prunelles incandescentes la parcourut de haut en bas, et subitement, la sensation de fraîcheur céda devant le déferlement d’une vague de chaleur qui lui souleva la poitrine. Non, elle ne se laisserait pas distraire, elle avait une mission à mener à bien.

Serrant les dents, elle fit donc volte-face pénétrant d’un pas décidé dans le hall monumental mais il lui semblait que le regard du mafieux lui transperçait les omoplates.

Néanmoins, au bout de quelques pas, elle marqua un arrêt. Sous la voute moulurée de rosaces de stuc, s’étendait un décor digne d’un moderne Eden.

Entre les rangées d’arbustes fleuris enrubannés de blanc de longs buffets étalaient leurs nappes immaculées, chargées d’une débauche de victuailles toutes plus raffinées les unes que les autres.

Des îlots de mange-debout étaient disposés çà et là dans l’espace central pour permettre aux invités de poser leur assiette ou leur verre. Ils étaient déjà pris d’assaut par la foule brillante qui venait se rencontrer. Au milieu des costumes sombres des hommes, les robes de soirée apportaient de petites touches colorées les diamants scintillaient au poignet ou au cou des créatures gracieuses et distinguées qui effectuaient là leur pavane.

Leurs rires tintaient avec les coupes de champagne, leurs traînes de mousseline caressaient la mosaïque au rythme des accords plaqués d’une chanson dont la tessiture mélancolique interpella la jeune fille.

A droite, se dressait une estrade sur laquelle ondulait une pulpeuse sirène au visage de poupée et à la voix enchanteresse.

Elle déclamait sur un ton faussement innocent, d’où échappait parfois des gémissements déchirants un texte dont Flavia se demandait s’il était parfaitement approprié au public ou était totalement déplacé dans pareille assemblée.

" I fucked my way up to the top,

This is my show,

I fucked my way to the top,

Go baby go"

Flavia demeura saisie par l’audace de l’accusation. Combien ici s’étaient prostitués d’une manière ou d’une autre pour en arriver là ?

Elle leva les yeux vers la chanteuse pour lui adresser cette muette interrogation. Celle-ci continuait de marteler ce mélodieux sarcasme aux happy few avec un sourire parfait de mannequin de vitrine.

Certains convives chaloupaient leur bassin en cadence, mais tous étaient sourds à l’invective, uniquement occupés d’eux-mêmes.

Mais l’impression étrange de ce spectacle surréaliste céda le pas devant le souvenir d’une réception, celle donnée par le Boss à ses homologues russes et un mauvais pressentiment s’insinua dans son esprit.

Pour le repousser, elle commença à examiner les invités les uns après les autres mais elle n’eut pas à le faire longtemps avant que de nouveaux acteurs, bien connus d’elle, fassent leur entrée sur cette scène de théâtre.

Pour la référence musicale : https://www.youtube.com/watch?v=TeUP_yGYbuY

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