L'heure des monstres domestiques
Parfois je me réveille convaincu d'être né dans le mauvais film. Quelqu'un a mélangé les bobines. On m'avait promis une comédie romantique, j'ai hérité d'un documentaire apocalyptique. La sortie de secours ? Condamnée depuis longtemps. Barricadée. Murée.
Tout pue la fin.
Ce matin j'ai surpris mon reflet qui tentait de s'évader du miroir. Je ne l'ai pas retenu. Moi aussi, putain, j'aimerais vivre de l'autre côté, dans cet envers lumineux où les nouvelles ne suintent pas leur venin dans nos cerveaux fatigués. Mon reflet semblait plus léger que moi
Salaud chanceux.
Je n'arrive plus à marcher droit depuis mardi, j'ai l'impression que la gravité s'accroche davantage à mon côté gauche bizarre non ? Comme si quelqu'un avait déréglé le monde pendant mon sommeil. C'est peut-être lié à cette dent qui me fait mal, celle que j'ai refusé de faire soigner parce que franchement la douleur est parfois la seule preuve que j'existe encore
Tu sais ce que c'est d'avaler chaque matin la bouillie toxique du monde avec ton café? Ça brûle. Ça corrode. Ça creuse des trous dans l'estomac de l'âme. Mais on s'habitue.
On finit même par en redemander.
"Encore une tasse de désastre, s'il vous plaît. Sans sucre. Le goût amer me rappelle que je suis vivant."
Il n’empêche malgré tout que les nouvelles me donnent des boutons. Littéralement. J'ai développé une allergie à l'information des plaques rouges apparaissent sur mes avant-bras quand le présentateur du 20h prend sa voix de catastrophe. Mon dermatologue dit que c'est psychosomatique je dis que c'est mon corps qui devient enfin honnête contrairement au reste
Les arbres de mon quartier poussent à l'envers maintenant. Racines vers le ciel, branches enfouies dans la terre. Personne ne le remarque.
Personne ne regarde jamais vraiment.
Quand j'en parle, les gens sourient poliment avant de plonger dans leurs téléphones comme des noyés s'agrippant à leur dernière bouée. Le monde se renverse et nous vérifions nos notifications.
Putain ce monde ce MONDE ce putain de monde à l'envers
Les supermarchés me donnent envie de pleurer tous ces choix inutiles 15 variétés de ketchup et pas une seule réponse à pourquoi on continue je reste parfois figé dans le rayon des céréales incapable de décider jusqu'à ce qu'un employé me demande si j'ai besoin d'aide j'ai besoin d'aide oui mais pas pour choisir des putains de corn flakes
Tu sais ce qu'elle m'a dit la caissière hier ? Que ses sourires sont chronométrés 7 secondes par client obligation professionnelle Elle m'a avoué ça en scannant mes surgelés j'ai eu droit à deux sourires complets et le début d'un troisième
J'écris des listes de choses perdues. La capacité d'attention. L'eau potable. La nuit sans lumière artificielle. Les conversations sans téléphone sur la table. L'ennui productif. La confiance en l'avenir. Les abeilles. Ma capacité à pleurer sans me sentir faible.
Ma prof de français au lycée disait : "Ris maintenant, pleure plus tard."
Elle. Avait. Tort.
On peut faire les deux simultanément. C'est ça, l'innovation majeure de notre époque - le multitâche émotionnel. Rire des mêmes choses qui nous déchirent. Pleurer devant des absurdités qui devraient nous faire hurler de rire. Tout se mélange dans le grand mixer existentiel où nous sommes tous des fruits mous promis à la purée.
Hier matin j'ai trouvé un rouge à lèvres écrasé sur le trottoir couleur cerise sombre comme du sang séché je l'ai photographié puis j'ai marché dedans pour me sentir complice de quoi je ne sais pas exactement
Les oiseaux chantent de plus en plus fort dans mon quartier comme s'ils criaient pour couvrir le bruit de nos conneries j'ai enregistré leur vacarme à l'aube je le passe à l'envers quand je n'arrive pas à dormir on dirait qu'ils posent des questions auxquelles personne n'a encore pensé
Ma voisine collectionne les maladies rares. Pas pour elle – dans des carnets. Elle les note avec leurs symptômes leurs taux de mortalité leurs traitements expérimentaux. Elle m'a montré sa collection un soir où j'avais sonné pour lui emprunter du sel. "C'est pour me rappeler que ça pourrait toujours être pire" m'a-t-elle dit en refermant son carnet rouge "et que ça le sera probablement"
j'ai arrêté de faire mon lit petite rébellion quotidienne contre l'ordre imposé contre cette idée qu'il faut ranger ce qui sera dérangé le soir même défaire défaire défaire
Je garde les tickets de caisse des jours où j'étais heureux ils jaunissent dans mon portefeuille l'encre s'efface les preuves disparaissent comme quoi même le bonheur a une date de péremption
Le ciel ce matin couleur d'ecchymose mal soignée
Parfois je me demande si la fin du monde a déjà eu lieu et si on a juste continué par habitude comme ces poulets qui courent encore un moment après qu'on leur ait coupé la tête
J'ai adopté une petite angoisse mardi dernier. Abandonnée sur le bas-côté de l'autoroute de l'information. Misérable chose tremblante, à peine visible dans le vacarme des grandes terreurs médiatiques. Je l'ai ramenée. Nourrie. Cajolée.
Maintenant elle a grandi.
Elle dévore l'appartement.
Elle mange dans mon assiette, dort dans mon lit, chie dans ma tête.
Hier, j'ai croisé mon avenir dans la rue. Imper froissé. Chaussures trouées. Regard fuyant. Il n'a pas voulu me parler. M'a évité comme un créancier fuit un débiteur. Sa lâcheté m'a foutu les jetons. J'ai passé la soirée à tenter de noyer son visage dans la vodka.
Ça n'a pas marché.
Son visage sait nager.
Le marchand de certitudes au coin de la rue a mis la clé sous la porte. Faillite totale. Liquidation judiciaire des vérités, braderie des convictions, soldes sur les idéaux. J'ai acheté trois croyances à prix cassé et une belle certitude légèrement ébréchée.
Toutes défectueuses.
Garantie expirée.
Les mots. Les mots s'usent. À force. Ils perdent. Leur sens. Leur poids. Leur sang. Cadavres verbaux que j'avale à nouveau. Cannibalisme linguistique.
Tu te souviens quand on croyait que les adultes savaient ce qu'ils faisaient ?
Moi non plus.
Tu crois qu'on s'en sortira ?
Moi non plus.
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