Le silence
Depuis la cuisine, le sifflement continu l’appela. La dame laissa retomber le rideau puis alla couper le gaz, dont le chuintement s’évapora dans l’air. Seul persistait le frémissement de l’eau dans la bouilloire, qu’elle souleva et emporta au salon. Elle emplit la théière avec ce satisfaisant filet d’eau bruissante. Puis referma le couvercle de porcelaine blanche, avec ce double cliquetis si délicat.
Dans un grincement du cuir, elle s’assit dans son fauteuil, et poussa un soupir de satisfaction. Elle resta un instant ainsi, à profiter du moment. Puis elle tira vers elle le cahier de mots croisés et le crayon parfaitement affûté. Non loin, à droite, deux biscuits attendaient dans une petite assiette que le thé soit prêt. La douceur du silence envahit l’appartement. Quel bonheur. La vieille dame ouvrit le magazine et partit à la recherche d’une page vierge. Le doux frottement des doigts sur le papier se mélangeait au craquement léger si particulier des feuillets.
Soudain, un tumulte confus, irrégulier se fit entendre. Comme une avalanche, il se rapprochait. Des éclats de voix, une troupe de marcassins au galop. Elle savait déjà ce que c’était. Elle se releva de son fauteuil et se dépêcha jusqu’à la porte dont elle ouvrit les deux loquets avec célérité. Elle tomba nez à nez avec ces trois gamins, pas plus haut que son menton, mais qui dévalaient l’escalier avec un bruit de six adultes, mêlant galopades et rires.
« Les enfants ! Les enfants !
— Quoi ? demanda celui qui avait un ballon à la main.
— Premièrement. On ne dit pas quoi, on dit, bonjour madame.
— Bonjour ! » dit l’autre en riant.
Y avait-il un ton moqueur dans sa voix ?
« Combien de fois vous ais-je dit de ne pas dévaler l’escalier comme ça. Dans un escalier, on marche. On ne court pas. Et on ne crie pas, on ne rit pas, ou doucement.
— On n’a pas couru, on marchait tranquillement. » dit l’un en pouffant.
Ils s’étaient élancés pour repartir alors elle attrapa l’un d’eux par l’avant-bras.
« Aie vous me tordez le coude ! cria-t-il
— Je suis en train de vous parler, je ne vous ai pas encore autorisés à partir.
— Vous m’avez cassé ma montre en serrant ! »
L’enfant se débattit pour libérer sa main.
« Regardez elle ne marche plus ! » dit-il, faussement outré, un air amusé sur les lèvres. Ses compères laissèrent sortir un hennissement hilare.
« Est-ce que tu te moquerais de moi ? Tu vas voir, toi, je vais parler à tes parents.
— M’en fous ! » lança-t-il en riant et ils partirent tous trois en courant dans l’escalier. Le dernier jeta tout de même par-dessus son épaule un petit regard navré. Le tumulte disparut dans la rue.
Si ce n’est pas triste. De son temps on respectait les adultes. Bonjour madame, bonjour monsieur. Et on obéissait. Maintenant tout cela n’existait plus. Où allait-on…?
La dame retourna à sa table. Le sablier s’était écoulé. Ah. Elle sortit le sachet de thé de l’eau. Avec tout ça le thé avait infusé trop longtemps. La faute des marcassins.
Elle s’assit à nouveau, puis tira doucement la soucoupe, dans le délicieux cliquetis de la tasse qui s’y cogne. Elle s’apprêtait à y verser le thé, quand elle fut stoppée par des cognements incertains.
C’étaient des coups, réguliers. Cela venait de la chambre. Elle comprit soudain. Ah non, pas ça ! Et là, était-ce un éclat de voix de femme ? Difficile à dire. Elle se leva à nouveau et dans le frottement continu des pantoufles, alla chercher le balai. C’était les deux pourceaux du dessus. Ils avaient emménagé après le décès de Mme Picard. Elle n’avait pas tellement aimé sa voisine, qui ragotait derrière elle et était tellement bavarde. Mais aurait-elle deviné qu’après elle ce serait pire ?
S’étant rendue dans la chambre, de toutes ses forces, cogna le manche à balai contre le plafond. « Vous pouvez pas faire vos cochonneries ailleurs ? Il y a des enfants dans l’immeuble ! » Elle écouta. Les bruits avaient cessé. « Ça vous plaît qu’on vous entende, n’est-ce pas ! Exhibitionnistes ! » Comment était-ce possible ? C’était autrefois un quartier tranquille. D’où venaient tous ces gens. Jadis, il y avait du bruit bien sûr, mais c’était des bruits respectables, raisonnables. Comment se faisait-il que tout était devenu si agressif maintenant. C’était devenu impossible de profiter de son après-midi. De retour à sa table elle constata le désastre. Et voila. Le thé était froid. Et puis Question pour un champion allait commencer, c’était trop tard pour les mots croisés. L’après-midi était gâchée.
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