CHAPITRE XI : LEÏV - LA LIGNE ROUGE

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Le cœur du Dieu manqua un battement à la vue de son serviteur. Dans sa fougue, il avait fini par complètement oublier qu'au sein de ce village, lui et son invité n'étaient pas seuls. Il jeta d'abord un bref coup d'œil à Lars, et passa vite au jeune homme se tenant à quelques mètres d'eux. Vêtu d'une atypique tunique fendue aux couleurs du maître des lieux, ce dernier semblait à peine plus âgé que lui, tout au plus devait-il avoisiner la trentaine. Il lui lançait de ses iris vairons des regards ahuris. Compréhensible... mais sa présence en cet instant était tout sauf désirée.

— Aldiem, avant toute chose, je voudrais que tu restes calme... commença Leïv en s'avançant tout doucement vers lui.

— Qui est cet homme ? Comment se fait-il qu'il puisse encore respirer ? Auriez-vous... Non, vous n'auriez pas transgressé la Grande Interdiction, n'est-ce pas ? lui répondit au contraire le malencontreux témoin dans un début d'agitation.

— Quoi ? Non, je n'ai rien fait de tel ! Je peux tout t'expliquer si tu ne paniques pas...

— Mais bon sang, le Chat ! Tais-toi et agis ! s'écria brusquement Lars à sa droite.

Le magicien tendit une main impatiente vers l'intrus et une sorte de fouet fait d'une aura violette se déroula de ses doigts. Avant que Leïv ne puisse réagir, le fouet claqua dans l'air et s'enroula sans aucune douceur autour du malheureux. Lars tira ensuite sur la corde de lumière d'un geste sec, et son adversaire qui n'avait pourtant rien demandé à personne se retrouva au sol, complètement saucissonné... avec un bâillon lumineux sur la bouche.

— Mais enfin, qu'est-ce que tu fais ? lança alors l'octocentenaire sur un ton de reproche.

— Ça ne se voit pas ? Je nous débarrasse d'un problème, répliqua l'agresseur avec dureté.

— Ce n'est pas un "problème", c'est mon ami ! Quel rustre !

Sans perdre plus de temps, le Lion s'empara de Lars d'une main et d'Aldiem de l'autre, et courut à une vitesse folle jusqu'au sommet de l'Arbre d'Or avant que qui que ce soit d'autre ne soit forcé de rejoindre la petite fête. Il les déposa tous deux sur le lit, quoique le kidnappé bénéficia d'une plus grande douceur de sa part, après quoi il fusilla l'autre du regard.

— Tu étais vraiment obligé d'en arriver là ? Regarde le, tu me l'as tout terrifié !

En effet, le pauvre se tortillait dans tous les sens en gémissant tandis qu'il tentait vainement de se détacher.

— Quoi ? Il fallait bien que j'agisse avec toi qui restais planté là, comme un idiot ! cracha Lars en se redressant d'un bond, la voix tremblante de colère.

La façon dont les yeux du dandy brillaient avait changé. En quelques jours, Leïv avait appris à distinguer les expressions de son visage - et ce n'était pas gagné tellement elles se ressemblaient - comme la bouderie, le sarcasme ou encore l'animosité pure et simple. Mais là, c'était différent... Plus profond, plus intense... La sévérité assombrissait ses traits délicats. Toute pitié semblait absente de ses iris fulminants. Il s'y reflétait une sorte de... de détermination et de rage mêlées.

Le divin n'avait jamais rien vu de tel, ou tout du moins, pas de façon aussi extrême. Il pouvait le ressentir jusque dans les tréfonds de son corps, comme un frisson insupportable. Il n'aimait pas ça. Il n'aimait pas ce regard. Alors, sans un mot ni un bruit, il se planta juste en face du magicien et ancra ses prunelles défiantes dans les siennes. Il ne cligna pas une seule fois des yeux. Ses poings se serrèrent tellement que ses propres griffes percèrent sa peau, libérant le long de ses doigts un fin filet rouge vif. Sa respiration était calme... Trop calme...

— Que tu débarques accidentellement dans mon monde en manquant de me faire tuer, je peux te le pardonner... Que tu me rabaisses constamment en me traitant de chat, je peux passer outre... Que tu fasses une crise de nerfs à la moindre petite contrariété, je peux le tolérer... Que tu t'en prennes à mes affaires parce que ma tête ne te revient pas, je peux l'oublier... Mais personne... personne... ne touche... à mes Cortégiens...

À chaque syllabe, qu'il prononçait avec une lenteur terrifiante et d'une voix particulièrement grave, la chaleur dans la pièce grimpait un peu plus pour la transformer en une véritable fournaise n'ayant rien à envier à l'Enfer. Elle se déployait dans l'espace comme une vague de radiations mortelles, mais se heurta cependant à la même aura violette qui ligotait l'otage et enveloppait désormais Lars, à la manière d'un cocon protecteur. Les deux hommes se jaugeaient dans un tel silence de mort que le bruit des constantes agitations du serviteur divin s'en retrouva étouffé à leurs oreilles. Même la gravité semblait affectée et peser davantage sur leurs corps.

— Tu vas libérer Aldiem. Maintenant, ordonna le maître avec fermeté.

— Très bien, Leïv, répondit le sorcier en appuyant particulièrement fort sur le prénom de son hôte. Mais pourquoi ne le fais-tu pas toi-même ? Après tout, tu es un dieu, que valent donc mes pauvres petits pouvoirs de mortel, comparés aux tiens ?

— Je suis aussi mortel que toi, et tu es ici l'équivalent d'un Dieu, nous ne sommes pas si différents. Si tes pouvoirs fonctionnent de la même manière que les nôtres, alors tu es le seul en mesure d'éviter à Aldiem de mourir d'une crise cardiaque.

En effet, le saucissonné gémissait de plus belle... non, plus encore, il hurlait presque, se débattant avec l'énergie du désespoir, comme si sa vie en dépendait. Et contre toute attente, le regard du Coureur de Lumière, jusqu'alors si froid, s'adoucit légèrement :

— Les entraves sont pour lui aussi insupportables que les espaces confinés pour toi. S'il y a la moindre once d'empathie dans ton cœur, comme j'ai cru le déceler, soulage-le.

Lars détourna la tête avec agacement, mais Leïv ne manqua pas la lueur troublée dans ses iris améthyste. Le magicien esquissa ensuite un geste vers Aldiem et le fouet se déroula instantanément de son corps pour retourner vers la paume tendue. Mais le Cortégien était toujours en panique. Lars s'approcha alors de lui sans mot dire. Il avança une main vers son front, mais Leïv lui attrapa fermement le poignet avant qu'il ne puisse l'atteindre.

— Ne le touche pas ! siffla-t-il en se penchant vers lui, le ton lourd de menaces.

C'était la première fois qu'il amorçait un geste réellement hostile à son encontre. Lars soutint son regard noir sans ciller. Il n'y avait plus aucune défiance dans le sien. Juste de la lassitude. Il n'essaya même pas de se défaire de la prise de Leïv. Il se contenta juste de faire un léger signe de tête vers le pauvre homme qui ne se sentait pas bien du tout.

— Il est en train de faire une crise de panique, répliqua-t-il sèchement. Laisse-moi faire. Je peux l'aider à se calmer et aller mieux.

Pour toute réponse, le rouquin le fixa longuement avec une méfiance assumée, ne payant aucune attention à l'étroite proximité de leurs visages.

— Je te promets que je ne vais pas lui faire de mal, murmura alors Lars sans rompre le contact visuel entre eux. Maintenant lâche-moi et laisse-moi aider ton ami, Leïv.

Toujours sans rien dire, le divin analysa consciencieusement la moindre variation au niveau de ses lèvres, de ses sourcils, ainsi que dans ses yeux. Au bout d'un moment, ne distinguant plus aucune trace de la dérangeante émotion qui le dévorait un peu plus tôt, il finit par clore les paupières en soupirant avant d'abandonner sa prise et de s'écarter.

Lars s'accroupit près du lit, à la hauteur d'Aldiem qu'il redressa délicatement. Il prit ensuite son visage entre ses paumes et posa ses lèvres sur les siennes. Ses iris luirent à nouveau de cette étrange lumière surnaturelle, comme à chaque fois qu'il faisait appel à ses pouvoirs. Puis ses mains descendirent avec douceur sur les épaules du Cortégien. Les tremblements qui secouaient ce dernier s'atténuèrent progressivement à mesure que les doigts du magicien glissaient le long de ses bras. Ses gestes étaient caressants, apaisants, on aurait même dit tendres, c'en était presque fascinant.

Aldiem retrouva son calme lorsque Lars quitta enfin sa bouche. Le magicien se recula aussitôt. Il se redressa en se passant une main agacée dans les cheveux.

— Navré pour cet incident, bougonna-t-il à l'intention de sa malheureuse victime dont les yeux rouges et bleus le dévisageaient avec ahurissement. Je n'avais pas l'intention de te blesser... sérieusement, tout à l'heure.

— Seigneur Leïv, qu'est-ce que... ? balbutia Aldiem sans comprendre.

L'intéressé ne le laissa pas terminer sa phrase. Il se précipita sur le lit pour se retrouver à genoux devant lui, le prit dans ses bras, lui tâta le visage en lui demandant constamment à voix basse s'il allait bien, et dans un sourire empli de soulagement, il s'empara à son tour de ses lèvres. Ses mains griffues encore humides allaient et venaient dans le creux du dos d'albâtre et des longs cheveux flamboyants tandis qu'il rapprochait leurs corps pour approfondir son mouvement. Il ne ressentait aucune honte face à leur observateur, ne se concentrant que sur une seule chose : la tendresse passionnée qu'il insufflait à son baiser. Dans ses yeux brillait une lueur bien différente, embrasant les prunelles chocolatées avec une ardeur insoupçonnée.

Quand enfin il consentit à se séparer de lui, il poussa un léger soupir d'aise avant de reprendre une expression sérieuse, conscient qu'ils étaient revenus au point de départ : Aldiem avait vu Lars, et ça ne devait en aucun cas s'ébruiter. Même après ce qu'il avait osé faire, Leïv était toujours déterminé à le protéger, il ne renoncerait pas si facilement à son credo... Mais la prochaine fois que cet étranger s'en prendra à l'un des siens, la prochaine fois qu'il franchira cette ligne, il sera préparé à lui en faire payer le prix.

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