Chapitre 1

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En cette journée d’été 2016, le soleil brûlait à Auckland, en Nouvelle-Zélande. Si l’année scolaire n’était pas encore arrivée à terme, le doux parfum de la saison estivale s’installait déjà progressivement dans les rues animées du quartier de Parnell. Les adolescents sortaient en groupe vers la plage tandis que leurs aînés continuaient tranquillement leur quotidien en contemplant la flamme de la jeunesse. Un autre jour ordinaire. Il succédait à hier et précédait demain, comme le grand créateur l’avait annoncé depuis la nuit des temps.

Néanmoins, cette spirale de fougue et d’amours éphémères ne touchait pas toute la ville. Si la vie ralentissait petit à petit, certaines personnes n’avaient pas gagné le droit de tirer un trait sur cette année pourtant riche en évènements. La Central Fire Station d’Auckland en incarnait un exemple concret. Dans cette caserne de pompiers constamment sollicitée, les journées ne se terminaient jamais, et les employés ne trouvaient jamais le repos. Aucune trêve pour les soldats du feu. L’astreinte permanente en cas de problème. La dure réalité du métier confrontée au plaisir de sauver des vies.

« Bon Evans, railla la voix grave d’un homme à moitié avachi sur la table, tu joues ou t’attends que je meure déshydraté ?

— Ça va, laisse-moi réfléchir, rétorqua l’intéressé d’un air agacé. Je t’ai bien dit que je ne savais pas jouer aux cartes. »

Ryan Evans s’arrêta quelques secondes et tenta de discerner le bluff dans l’œil de son camarade. Dernier arrivé dans la caserne, le pauvre homme de vingt ans ne possédait pas la fibre particulière qui anime les joueurs de poker. Son collègue Darren l’avait d’ailleurs assez vite remarqué. Il lui avait promis de le former, mais son visage dépité trahissait sa déception. Il pensait vraiment trouver une recrue potentielle de son club de cartes en invitant « le bleu », ce gars sympa à la touffe brune désordonnée et aux yeux verts encore pétillants de jeunesse ; mais le bon vivant de l’équipe déchanta vite lorsqu’il découvrit les piètres talents de ce joueur.

« Bon, soupira Ryan, quinte flush. »

Son adversaire sursauta si fort qu’il en tomba presque de sa chaise. Un petit sourire malicieux anima le visage de son jeune confrère. Cette hésitation faisait entièrement partie de sa mise en scène, et il venait de rouler son collègue dans la farine. Là, le dénommé Ryan se tourna vers les autres pompiers qui encerclaient l’arène de bataille. « Y en a-t-il un qui veut sauver la dignité de ce pauvre Darren ? » lança-t-il avec fierté. Personne ne lui répondit. Tous redoutaient désormais le jeu d’acteur du nouveau venu.

« Eh ! l’interrompit celui dont personne ne souhaitait racheter l’honneur. C’est rien que la chance du débutant ! Si tu viens au club, on va te montrer ce que c’est que des pros !

— Je t’ai déjà dit que je faisais du rugby hors du travail. Je n’ai pas le luxe de pouvoir m’investir dans trop d’activités.

— T’as que vingt-deux ans et tu parles comme si t’avais plein de choses à faire hors du boulot. Moi à ton âge je cumulais deux jobs et je trouvais encore le temps de faire l’amour à ma femme.

— Eh bien justement ; j’aimerais garder du temps pour la mienne, sourit narquoisement le rugbyman. Je vous laisse, la garde est terminée pour moi. »

Il passa dans les vestiaires afin d’ôter son uniforme, et là, il put de nouveau enfiler cette veste en jean qu’il arborait comme une seconde peau. Après s’être recoiffé d’une main hasardeuse qui ne faisait qu’entretenir un look involontaire de mauvais garçon, Ryan quitta la Central Fire Station, à moitié soulagé d’avoir enfin échappé à son groupe de collègues.

Il ne les trouvait pas méchants, juste un peu agaçants lorsque cela parlait de cartes, de voitures ou de femmes. Beaucoup l’avaient sommé de leur présenter celle qui partageait ses nuits, mais jamais Ryan n’avait accédé à leurs requêtes — et pourtant, elles ne cessaient de pleuvoir.

Là, le jeune sapeur-pompier bénéficia enfin d’un peu de temps libre. Tout du moins, quelques heures pendant lesquelles il allait pouvoir oublier le travail ainsi que tout ce qu’il impliquait. Sa soirée allait se dérouler loin des lueurs rougeoyantes des flammes et des courses effrénées dans lesquelles il sauvait des destins. Ce soir, il devait opter pour un style chic, car il assistait à un concert.

Cet évènement banal parmi d’autres représentait pour Ryan le point culminant de ses croyances personnelles. Cette prestation allait révéler pour la première fois, et au grand public, l’immense talent d’interprète que cachait Erika Sloane, celle avec qui le rugbyman partageait sa vie quotidienne. La jeune femme qui, elle, aspirait à une carrière en tant que professionnelle de la musique, s’était entraînée sans relâche afin de parvenir à décrocher une production dans la Spark Arena, une salle de concert importante d’Auckland. En cette douce veillée d’été, Ryan possédait un billet dans les loges, sur un siège attitré, et il s’en trouvait particulièrement fier. « Ce soir, Erika deviendra une vedette », songea-t-il excité, alors qu’il prit cette fois le soin de se coiffer devant le miroir.

Lorsqu’il descendit de sa Dacia dont la moitié appartenait encore à sa banque, le brun poussa un soupir d’admiration. De nombreuses personnes s’étaient déplacées simplement pour découvrir celle que les critiques avaient nommée la nouvelle étoile montante de la pop néo-zélandaise. Nul ne pouvait nier la beauté d’Erika en contemplant le poster confectionné par l’agent qu’elle avait dégoté. À vrai dire, peu de jeunes hommes pouvaient se vanter de rester indifférents aux charmes de cette blonde pétillante au regard presque enchanteur de couleur azur. Ses courbes avantageuses et sa poitrine volumineuse attiraient souvent la convoitise, même si elle n’y prêtait aucune attention. La partenaire de Ryan ne se préoccupait de trois fois rien, excepté sa coiffure. Elle coiffait toujours méticuleusement sa chevelure blonde à partir d’une raie soigneusement peignée comme une élève modèle, qui aboutissait pourtant à une épaisse masse de boucles à la fois nettes et rebelles. C’était là sa marque de fabrique, comme si son caractère entier s’illustrait dans cette crinière singulière. Autrement, Erika démontrait une certaine simplicité particulièrement appréciée de ses proches.

Alors Ryan entra, mais au lieu de s’installer dans le public, le sapeur-pompier se dirigea directement vers les loges et y redécouvrit celle qu’il aimait depuis sa tendre enfance.

Son cœur battait la chamade tandis qu’il scrutait la jeune femme habillée d’une interminable robe aigue-marine qui lui descendait jusqu’aux chevilles en s’ouvrant sur une jambe dénudée. Elle le constata aussitôt. Lorsqu’il s’agissait de celui qu’elle nommait affectueusement « Ray », personne ne pouvait la duper. Armée d’un sourire malicieux, elle rappela son compagnon à l’ordre d’un baiser rapide sur les lèvres.

« C’est ici que se trouvent mes yeux, Ray.

— Tu es magnifique dans cette tenue. Si un seul d’entre eux reste indifférent à tes charmes, j’en viendrai certainement à questionner le sens même de l’existence.

— J’aimerais tout de même qu’on remarque mon talent plutôt que mon physique. Tu es le seul homme duquel je tolère cette lueur malsaine dans le regard.

— Oh ? s’amusa l’intéressé. J’ai donc le droit d’avoir de drôles de pensées à ton propos ?

— À mon seul propos, sourit la jeune femme en étreignant son compagnon, ne regarde aucune autre femme avec ces yeux. »

Un ordre oppressant de son attaché-presse interrompit la demoiselle. Là, Erika Sloane lança un regard furtif empli d’affection à son compagnon, puis elle se rendit du côté de la scène afin d’effectuer les derniers préparatifs avant son concert.

Ryan la fixa d’un air hagard alors qu’elle s’éloignât. « Dire qu’il y a encore quelques années, tout le monde se moquait de son ambition », pensa-t-il, « et maintenant, elle monte enfin sur scène ». Cette seule pensée le réjouissait, car aucun obstacle n’était venu à bout de la détermination d’Erika ; ni les moqueries de ses anciennes relations scolaires ni son emploi du temps chargé de coach sportif.

Trente minutes plus tard, l’étoile montante de la Nouvelle-Zélande se dressa sur la scène. Les projecteurs se braquèrent sur elle alors que ses musiciens – des camarades de lycée qui, eux, avaient cru en elle – s’installaient pour la soirée. La belle blonde entama son premier acte par une déclaration singulière :

« Bonsoir à tous ! Je vous remercie vivement d’être venus partager cet instant si important pour moi, ici à la Spark Arena ! Ce soir est un soir particulièrement spécial pour moi, et je dédie cette première à une personne toute particulière. Tu te reconnaîtras, toi qui as toujours été là pour croire en moi, et à qui je consacre chaque battement de mon cœur. »

Elle se tourna vers le rideau, dos aux regards sceptiques de la foule, et refréna une envie soudaine de disparaître tant elle demeurait embarrassée. Mais elle se reprit après quelques applaudissements qui lui octroyèrent une certaine confiance.

« À la guitare ce soir, Korey Nichols. À la basse : Kenny Rodgers. À la batterie Mark Warren. »

Là, Erika inspira, puis elle saisit enfin l’occasion d’exhiber ses talents au grand public.

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