Déménagement

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Bon je vais faire court, mais il faut que je vous parle du déménagement de Daniel et Marie-Claude. Ils ont acheté une maison de plain-pied sur trois étages.

« On veut une chambre au rez-de-chaussée. Marre des escaliers, on est trop vieux. », avaient-ils pourtant dit.

Ils ont jeté leur dévolu sur une maison avec un étage et un sous-sol. Ils vont rarement dans les chambres du haut, mais si le sous-sol est bien rempli de tout ce qu’on a déménagé, ils sont constamment en train d’aller et venir par un escalier casse-gueule.

Je vous passe les détails de la journée, elle se déroule plutôt bien. Les déménageurs volontaires sont efficaces et nous sortons les cartons de toutes les ouvertures de la maison à la fois. J'ai l'impression d'être dans un dessin animé, et quand nous nous attaquons au garage, je me dis qu’on arrive à la fin d'une livraison express.

Quel naïf !

Daniel et Marie-Claude sont des écureuils. Je crois avoir déjà dit que leur passion était de stocker des trucs. Des machins et des bidules, comme dit Marie. Ils ont fait de leur garage un niveau Tetris ultime dans lequel ils doivent caser ce qu’ils ramènent de n'importe où.

On y trouve de tout. Râteau, débouche-évier, scie-sauteuse. C'est indéniable : c'est très pratique si l'on dispose d'une maison à entretenir. Mais cela n'explique pas la présence de la croix celtique volée dans un cimetière irlandais abandonné. Vous pouvez ne pas me croire, mais j’insiste : cette croix celtique existe. Ils me l’ont donné. En même temps qu’une réplique de révolver antique qu’ils voulaient initialement offrir à un Chinois.

Marie-Claude affirme qu'ils font du tri, mais je ne la crois pas. Le dialogue suivant ne peut exister. Le lecteur averti est amené à deviner qui est qui dans cet échange fictif.

« Une croix celtique hantée par un démon irlandais, trouvée au pied d'une tombe. On garde ou on jette ?

— C'est de la déco. Ça sert à rien.

— Alors on jette ?

— Ah non surtout pas ! Ça peut toujours servir à quelqu'un !

— On a bien jeté le décapsuleur mural licence IV.

— Certainement pas ! Il est là, entre le parasol et la caisse de bidules. On va pas s'en débarrasser quand même ? »

Bien sûr que non. Ils ne vont pas le jeter et ils le savent pertinemment ! Comment je le sais ? Ils l'ont cloué au mur de ma cuisine l’année dernière.

Je crois qu'ils me refilent toutes les merdes qu'ils jugent inutiles et dont ils ne savent pas quoi faire. Pour la croix celtique, je comprends, elle est hantée. C'est le démon qui pilote et il a élu domicile dans mon salon. Mais avec la réplique de révolver, ils ont dû se retrouver en galère quand il a fallu l'envoyer à leur pote chinois. Sortir un truc de ce pays, c'est facile, tu l'achètes. Mais y faire entrer un flingue factice sans parler mandarin, tu fais comment ? Ils ont préféré se souvenir que j'avais acheté une épée y a vingt ans et ont décidé que j'avais lancé une collection.

On trouve de tout, dans ce garage, mais c'est pas normal de sortir trois fois son volume. Y a un comme un souci spatiotemporel, un gros doute sur la cohérence des lois physiques. Si des chercheurs peuvent m'expliquer comment on a pu rempli neuf camions, merci de se donner rendez-vous chez Marie-Claude et Daniel. C'est là qu'il est votre prix Nobel, les gars.

Ouais, c'était un paragraphe à métaphores scientifiques, et j'ai galéré à l'écrire.

Enfin, cet espace est vide ! Je me permets de mentionner vite fait les deux stères de bois que Daniel a eu l'excellente idée de se faire livrer la veille du déménagement. Merci, Daniel. Nous chargeons les dernières planches d’une série trouvée derrière une armoire (elle-même pleine à craquer). Les planches n'ont pas bougé depuis trente-cinq ans, mais on ne sait jamais elles peuvent servir. Je les foutrai bien au feu, mais on a déjà deux de stères de bois à cramer.

Alors on les charge dans la camionnette. C'est le dernier voyage et je jubile à l’idée de siffler la bière d’un apéro mérité. Daniel n'est pas de cet avis.

« Plus qu'à vider la cave, et c’est terminé. »

La cave ? Je l'avais oubliée. Elle n’est pas très grande, ça devrait aller.

Quel naïf derechef !

La cave de cette maison, c’est simple. Normalement c’est un trou dans le sol. Des marches raides qui plongent dans un espace exigu, à peine grand pour deux personnes. Le plafond est si bas que l’unique ampoule est aveuglante. Les murs sont tapissés de bouteilles. Dédicace à un pote Vendéen : sache qu’en Anjou on se défend l’ami. On a exhumé de cette caverne près de cent litres de bibine.

Les bouteilles sont embarquées à l'arrière de la camionnette. Fort heureusement, il n'y a pas de dos d'âne sur la route que nous allons prendre. J'espère qu'il n'y aura pas la douane non plus. L’alcool est en soute, la réserve clandestine est vide, on va pouvoir y aller !

« Il reste les étagères. », dit Daniel, d'un ton qui n'appelle aucune réflexion.

Ah bah pourtant si, il va y voir une réflexion ! De quoi il me parle, lui, il en a pas marre ? Quelles étagères ? Je me rue à la cave pour percer le mystère. Ah. C’est pas les fondations de la maison, ça ? Si on démonte la maçonnerie, la baraque s'effondre, non ?

Hélas non, ce sont bien les étagères de Daniel. Des panneaux de béton d’un mètre sur deux pesant une tonne chacun. C’est solide. Ils ont foutu trente litres là-dessus et rien n'a bougé. Ces plaques sont soutenues par une élévation de briques pleines rouges, toutes aussi lourdes. C’est ça qu’il veut récupérer. Les plaques en béton sont à peine plus petites que l’entrée de la cave, et c’est un miracle si aucun doigt n’est arraché dans la manœuvre. On a failli en coincer une et se retrouver emmurés vivants. Bon courage à l'archéologue du futur pour trouver l'explication.

Quand on a chargé tout ça dans la camionnette… Vous avez déjà entendu des pneus hurler, vous ? Les quatre, en même temps. Grève générale. Ce qui m’inspire cette petite blague inopinée. Admirez :

Un pneu dit à l’autre : « Tu fais la grève, toi ?

— Pff, non, je suis crevé. »

Je suis désolé, mais après avoir trimbalé des tonnes de merde, la blague est valide !

L’essieu résiste, mais je crains que la camionnette ne se mette à léviter quand on la videra. Nous voilà dans notre dernier voyage vers la nouvelle adresse de nos deux protagonistes. Cent litres de gnôle et quatre cents kilos de maçonnerie au cul du camion, on prie pour que tout se passe bien chaque fois qu’on s’engage dans un rond-point. L'enjeu est d'éviter la décapitation par les plaques de béton.

C'est Daniel qui tient le volant, et c'est un chauffeur de bus à la retraite. Aujourd'hui, c'est sa cargaison de bibine qu'il transporte, et j'ai jamais vu une conduite aussi fluide. Un virtuose de la route. Il gère tous les feux de la ville pour éviter d'appuyer sur la pédale de frein.

Nous arrivons. Le coin est calme et sympa. Je comprends leur coup de cœur, la maison est jolie. Je ne lui trouve qu'un défaut : elle offre un sous-sol quatre fois plus grand que leur ancien garage.

Je suis très inquiet. Je sais qu’ils vont le remplir. Plusieurs fois.

Mars 2023

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